Par Samir Bouzidi, Ethnomarketer spécialiste des diasporas africaines, CEO impact Diaspora.
Et si les secousses du «volcan» libanais se faisaient entendre dans toute l’Afrique ? Plausible et même inéluctable au vu de la forte exposition des Libanais d’Afrique dans l’actuelle crise financière et systémique qui bouleverse le Liban !
Car au-delà des clichés tenaces qui caricaturent ou troublent l’image de la communauté libanaise d’Afrique, son poids dans les économies nationales africaines est aujourd’hui manifeste ! Depuis leurs activités originelles dans le commerce jusqu’aux industries de transformation (agroalimentaire, chimie, matériaux de construction et bâtiment…), les services (santé, publicité…) et les activités purement rentières (immobilier de luxe…), l’empreinte économique de la communauté est devenue multidisciplinaire et continentale. Depuis leurs fiefs historiques au Sénégal et Côte d’Ivoire, ils ont essaimé au fil des générations et arrivant vers une quarantaine de pays africains sans exclure les juteux marchés anglophones (Nigeria, Ghana…)
Une communauté marginale mais économiquement puissante
Et cette communauté sait se rendre économiquement puissante tout en cultivant le secret ! Alors que les 300-500000 membres de la communauté africaine ne représentent que 4 % de la diaspora libanaise mondiale (12 à 15 millions), ils contribuent à hauteur de 25% aux 7, 2 milliards de dollars (source banque Mondiale) transférés au Liban en 2019 par les Libanais du monde. Il faut dire que cette communauté exclusivement d’obédience chiite, suspectée à tort ou à raison pour ses liens avec le Hezbollah, a développé un système autonome de transferts informels tant efficace que complexe, destiné notamment à contourner les radars des agences américaines et européennes … mais aussi les autorités fiscales.
Pour les entrepreneurs libanais, le lien avec Beyrouth et le Liban est au cœur de leur stratégie. Depuis des décennies, ces derniers ont intégré la capitale libanaise en tant que base arrière financière stable et donc une protection face à la volatilité des écosystèmes africains. Dans une relation triangulaire bien réglée, une société basée au Liban se finance auprès d’une banque de la place et règle ses fournisseurs (souvent en France) qui procèdent à livraison de la marchandise en Afrique…Une ingénierie financière transnationale bien rodée surtout depuis l’adoption de la loi libanaise en 2008 sur l’offshore, réduisant l’impôt et les taxes à leur valeur symbolique.
Dans ce système, tout le monde (sauf peut-être l’Afrique !) trouve son compte et, la rhétorique officielle tient à relativiser qu’il s’agit pour les businessmen de pouvoir bénéficier de la plus grande profondeur financière des banques libanaises (facilités de caisse, crédits…) et de rassurer par ailleurs les fournisseurs européens toujours défensifs à l’idée de nouer des relations commerciales directes avec l’Afrique. En réalité, le système financier libanais et un Etat peu regardant sur l’évasion fiscale pourvu qu’il en soit bénéficiaire, combiné à un secret bancaire en «béton armé» expliqueraient tout autant cet ancrage financier au Liban de la diaspora entrepreneuriale.
L’immobilier de luxe et… les chinois, premiers gagnants ?
Pour l’heure, avec une épargne bloquée et des banques libanaises en totale déconfiture, la menace est réelle et sérieuse pour l’Afrique ! Les gros investissements prévus par les groupes libanais vont se ralentir et les plus petits entrepreneurs se recentrent déjà sur leurs activités et objectifs de base. Une frilosité et une inquiétude face à l’avenir que me confirme, Ahmed un commerçant libanais installé à Dakar, en ses termes : « Pour l’instant, on subit les événements et on en parle beaucoup entre nous….avec la crise COVID en plus de ce qui se passe au Liban, on ne fait plus de nouveaux projets jusqu’à y voir plus clair. Mais cela commence à peser beaucoup, avec la crise endurée depuis des années et ce qui arrive aujourd’hui, les plus fragiles parmi nous ne s’en remettront pas et fermeront… ». Surtout qu’au-delà des difficultés voire des défaillances économiques des uns et des autres, pour toute la communauté le plus grand préjudice est ailleurs : le lien de confiance avec le Liban est brisé ! C’est le sentiment qui domine aujourd’hui chez beaucoup, se sentant trahis par « leur » Liban qu’ils ont activement contribué à relever et stabiliser. Et la confiance pour ce grand peuple de commerçants, c’est tout !
…Jusqu’à envisager une alternative ailleurs qu’au Liban ? Ceci pourrait être compliqué de nouer de nouvelles relations bancaires en Europe ou ailleurs pour cette communauté souvent stigmatisée pour ses liens avérés ou fantasmés avec le hezbollah et qui se sait dans les radars des agences européennes et américaines. Même le Moyen-Orient très prisé des VIP libanais ne prendra pas le risque politique si bien qu’en définitive, seuls les pontes milliardaires de la communauté devraient réussir à limiter les effets négatifs en puisant dans leurs puissants réseaux. Et pour tous les autres, se résigner à attendre que la crise au pays se calme et se résorbe…et que la confiance revienne !
Dans ce contexte, aux banques africaines notamment les plus solides et internationales de savoir tirer profit de cette épargne transitoire forcée. Pour l’heure, l’immobilier de luxe des capitales africaines et…les Chinois, concurrents directs des Libanais en Afrique, devraient être les principaux bénéficiaires de la situation. Au moins jusqu’à ce que les puissants doyens, dans le respect des mécanismes communautaires, règlent la situation avec le « pays » ou balisent un nouveau chemin ! Et sans brusquer les choses : La patience aplanit les montagnes ! (proverbe libanais)…