Par Fénélon Massala Kengue, grand reporter.
Qu’est-ce qui n’a pas pu bien marcher entre le président Alassane Ouattara et son désormais ex vice-président, Daniel Kablan Duncan, deux amis de longue date qui ont mis fin il y a quelques jours à leur compagnonnage de plusieurs décades ? C’est la question que tout le monde se pose. Kablan Duncan, un homme effacé, prompt à la tâche, un grand commis de l’Etat, a pris la décision de quitter le navire pour des raisons de «convenance personnelle», traversé qu’il est, comme écrit dans son communiqué, par une «période de turbulences et de doute». Décryptage.
Alassane Ouattara et Daniel Kablan Duncu sont, à l’instar de charles Konan Bany, parmi les premiers cadres qui ont constitué le premier contingent de l’africanisation des postes lancés par le gouverneur de la Banque des Etats d’Afrique de l’Ouest (Bceao) de l’époque Abdoulaye Fadiga,juste après la délocalisation du siège Rue de Colisée pour Dakar. C’est dire que la relation entre Alassane Ouattara et Daniel Kablan Duncan date des années 70 , 80. Les deux hommes ont fait carrières ensemble à la Bceao et au Fmi avant que chacun ne prenne de son côté une voie différente après le décès du président Félix Houphouët Boigny.
Après leurs premiers pas à la Beceao, les deux hommes connaîtront des trajectoires professionnelles différentes. Entré en 1971 en tant qu’économiste au Fonds monétaire international (FMI), Alasanne Alassane Ouattara intègre l’année suivante la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), dont il est vice-gouverneur de 1983 à 1984. Il retourne ensuite au FMI pour y occuper les fonctions de directeur du département Afrique à partir de novembre 1984, après quoi il devient, en octobre 1988, gouverneur de la BCEAO ;
Quant à Kablan Duncan , lui de 1970 à 1973, il débute sa carrière à Abidjan où il occupe le poste de sous-directeur des interventions et des relations économiques extérieures au ministère de l’économie et des finances. L’année suivante, il entre au FMI, puis en 1974, il rejoint la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest à Dakar, d’abord en tant que chef de service puis au poste d’adjoint au directeur national à Abidjan , et ce jusqu’en 1986 . Daniel Kablan Decan est nommé par la suite par le président Houphouët à la tête de la direction de la Caisse nationale de prévoyance sociale (Cnps) . Au sein de cette entité étatique dans laquelle siégeait encore au conseil d’administration la Caisse française des dépôts et consignation, Daniel Kablan Duncan connaîtra sa première mésaventure.
Première mésaventure de Duncan
En effet, le président Houphouët qui avait confié la gestion du patrimoine de l’Etat de Côte d’Ivoire à madame Nouvian Dominique qui plus tard devint madame Ouattara avait instruit le ministre de tutelle de Duncan de lui demander de céder une partie de la gestion du patrimoine immobilier de la Cnps à la structure de madame Dominique Nouvian. En cadre intègre, Daniel Kablan Duncan veut appliquer les règles de l’art en soumettant l’affaire au conseil d’administration pour avoir son approbation. Malheureusement, l’affaire fuite et se retrouve à la une du journal satirique français le «Canard Enchainé».
L’affaire prend une autre proportion. Furieux, le président Houphouët fait limoger Daniel Kablan Duncan avec suspension de salaires. Ce dernier connaîtra une traversée du désert et de la savane entre 87 et 89. A la désignation de Alassane Ouattara comme Gouverneur de la Banque Centrale en remplacement de feu Abdoulaye Fadiga, le vent tourna. Alassane Ouattara réussit à convaincre le président Houphouët pour réintégrer Kablan Duncan au sein de la Bceao. Ducan est nommé de 1989 à 1990, directeur central du patrimoine et de l’informatique au siège de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest. Selon nos sources, la banque lui fait à titre exceptionnel un rappel de salaire.
En 1990, quand Alassane Ouattara est nommé Premier ministre par le président Houphouët, il propose à ce dernier Kablan Duncan au poste de ministre des Finances. Le protégé de Ouattara occupera ce poste durant 3 ans . Au décès du président Houphouët Boigny, en décembre 1993, qui coïncida avec l’arrivée de Henri Konan Bédié au pouvoir, Duncan est nommé premier ministre en remplacement de son ami et ex patron Alassane Ouattara. Aussi, Kablan Duncan demeurera premier ministre sous l’ère Bedié de 1993 jusqu’au coup d’état de 1999.
A la chute du régime Bédie, le 24 décembre 1999, Kablan Duncan ne prend pas la voie de l’exil mais reste au pays dans l’anonymat total. Il connait une nouvelle traversée du désert jusqu’en 2011, date à laquelle Alassane Ouattara prend les rênes effectifs du pouvoir après sa sortie du Golf hôtel. Le vent tourne une nouvelle fois pour Duncaun, nommé Ministre d’Etat, ministre des Affaires Etrangères sous les gouvernements Soro et Ahoussou avant de prendre, en 2013, la tête du gouvernement en qualité de premier ministre dans un arrangement politique entre le président Ouattara et son allié de l’époque, l’ex président Henri Konan Bédié.
En 2016, sous la bannière de la 3 ème République, Alassane Ouattara nomme Duncan comme Vice Président. Lorsque la crise éclate au sein de la coalition au pouvoir dans le cadre de la création du parti unifié Rhdp entre Bédié et Ouattara, le si bien nommé Kablan Duncan à la tête d’une frange des cadres issus du Pdci fait le choix de demeurer avec Ouattara en créant le courant «Pdci Renaissance», poursuivant une alliance qui remonte aux années 70.
C’est pourquoi la démission annoncée le lundi 13 juillet relève de la surprise. Très effacé sur le terrain depuis son accession à la vice-présidence, rien n’indiquait publiquement que ce grand commis de l’État se trouvait en désaccord fondamental et profond avec Alassane Ouattara depuis le 27 février 2020, date révélée de sa démission.
Les raisons d’un divorce
Dans un communiqué, Daniel Kablan Duncan précise en effet que sa lettre de démission, la deuxième, date du 27 février. Pour de nombreux observateurs, ce divorce est la résultante non concertée du choix du feu le Premier ministre Amadou Gon Coulibaly comme candidat du pouvoir à la présidentielle d’octobre prochain. Cette dans ce contexte précis notamment, à trois mois du scrutin présidentiel, que Alassane Ouattara a rendu officiel la démission de Daniel Kablan Duncan. Cette démission, on ne le dira jamais assez , constitue tout de même un coup dur pour Alassane Ouattara et son parti qui recherche un candidat. Daniel Kablan Duncan aurait-il jugé ne pas avoir été récompensé à la hauteur de sa loyauté ?
Cela va s’en dire car selon nos sources, après l’appel de Daoukro du 17 septembre 2014 durant lequel le président Bedié appela à se ranger derrière Ouattara, ce dernier avait laissé entendre à Duncan que si jamais son dauphin devrait être issu des rangs du Pdci, il jetterait son dévolu sur lui. Le président Ouattara faisait comprendre à son vieil ami qu’il le nommerait Vice-président après la réforme constitutionnelle intervenue en 2016 . Une source proche des deux hommes nous a même fait savoir que le président avait placé la barre très haut pour faire espérer à Duncan en lui disant qu’il n’allait pas terminer son mandat, qu’il allait se retirer en 2019, soit une année avant la fin de son mandat, pour lui laisser, en sa qualité de vice président, le soin de continuer le mandat afin de se porter candidat en 2020 sous les couleurs du parti au pouvoir.
Dans la foulée, Kablan Duncan avait réuni les notables de sa région pour annoncer la bonne nouvelle afin de bénéficier de leur protection et de leur bénédiction. Ce fut un simple faux départ. Devant cet état de fait, Duncan qui avait compris que le président avait porté son choix sur feu le premier ministre Amadou Gon dès la fin de 2019, a décidé de rendre sa première lettre de démission le 27 février. Pour bien clouer Duncan au pilori, Alassane Ouattara soumet au congrès le 5 mars une modification constitutionnelle dans laquelle le mode de scrutin en ticket gagnant, président et vice président élus au même moment comme aux Etats –Unis et au Ghana, est modifié.
Désormais le président élu nomme son vice présent. Malgré les concertations et les négociations souterraines impliquant même les épouses des deux dirigeants pour ramener Duncan sur sa décision, ce dernier est resté droit dans ses bottes. Toutefois, un proche des cercles du Palais présidentiel ivoirien avec qui nous avons eu des échange affirme que Daniel Kablan Duncan a démissionné par «vengeance» à la suite d’une série de vexations et d’humiliations, notamment après avoir été proposé au poste, jugé secondaire, de président du Conseil économique et sociale (CESEC) au mois de janvier dernier.
L’annonce de sa démission a été faite lundi 13 juillet par le secrétaire général de la présidence Patrick Achi, alors que le pays était en deuil après le décès du premier ministre Amadou Gon Coulibaly, le 8 juillet. Une source nous indique que c’est à l’issue du conseil des ministres du 8juillet que le président Ouattara avait enfin accepté la démission de Duncan en prenant un décret mettant fin aux fonctions de vice président. Dans un communiqué lu sur le perron du palais présidentiel Patrick Achi déclarait : « Le vice-président Daniel Kablan Duncan a remis au président de la République sa démission (…) pour des raisons de convenance personnelle le 27 février (…). Après plusieurs entretiens dont le dernier a eu le 7 juillet, le président Alassane Ouattara a pris acte et procédé le 8 juillet à la signature d’un décret mettant fin aux fonctions de M. Kablan Duncan».
« Le président de la République voudrait rendre hommage à un grand serviteur de l’Etat, un homme de pouvoir et d’engagement », selon le texte. Il sied de noter que même si les rumeurs de démission de Kablan Duncan circulaient déjà depuis plusieurs jours, ce départ reste une surprise. Jusqu’à récemment, Kablan Duncan était considéré comme un proche du président Ouattara, même s’il appartenait au Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), formation ancienne alliée d’Alassane Ouattara passée dans l’opposition en 2018. Il est très difficile d’imaginer que entre Alassane Ouattara et Kablan Duncan, plus rien ne va plus. Comment en sont-ils arrivés là ? Leur histoire commune pouvait-elle se conclure autrement ?
« Il n’y eut dans leur relation ni coup de foudre ni coup de sang », commente-t-on. Tout fut soumis à la raison : leur mariage, ses hauts et ses bas… Et même leur divorce. Quand contentieux il y avait, c’est à huis clos qu’il se réglait, loin des regards et sans fracas, nous fait remarquer un proche des deux hommes qui a requis l’anonymat . Et de glisser une critique: « quand des personnalités à la dimension de Duncan prennent le courage de remettre une démission rédigée à deux reprises; il faut s’interroger sur le personnage Ouattara» .
Les dernières heures de Duncan au Palais
Dans la journée du 8 juillet, date du décès de Amadou Gon Coulibaly, ce dernier avait eu peu avant le conseil des ministres un échange avec le vice président Kablan Duncan dans son bureau situé au premier étage du palais. Les deux personnalités furent par la suite rejoint par Hamed Bakayo et Patrick Achi . Au cours de cette séance de travail, Kablan Duncan avait informé le défunt premier ministre que sa décision de démissionner était irrévocable, le chef de l’Etat et son épouse, selon nos sources, n’avaient ménagé aucun effort pour éviter le clash. Pour Kablan Duncan, il avait assez différé ce départ. Craignant un éclat en plein conseil de ministres, Duncan ne lâche pas son coude. Quand le président a interrompu le conseil suite au malaise du premier Ministre,Duncan est remonté dans ses bureaux pour faire ses cartons car le président venait de prendre le décret mettant fin aux fonctions du vice président. Il se sont séparés au conseil tôt, sans s’être revu jusqu’à ce jour. Durant les funérailles du défunt premier ministre, le vice président avait vu son nom retiré du communiqué publié par le protocole d’Etat. Il n’a pas eu non plus eu droit d’aller présenter ses condoléances à la famille du défunt premier ministre.
Le personnage Duncan nous fait penser jadis à Roch Kaboré (actuel président du Burkina Faso ) proche collaborateur durant des années de Blaise Compaoré. Dans les salons feutrés d’Abidjan, on comprend difficilement la démission du vice-président Daniel Kablan Duncan après près de trente ans d’amitié avec le président Alassane Ouattara. Pour certains Ivoiriens, le moment était mal choisi pour rendre public cette démission car le pays était en deuil. Pour d’autres, le départ du vice-président est le signe de la fragilité du régime d’Alassane Ouattara.
Du côté de tous les proches de l’ex vice président que nous avons approché, le mot d’ordre est le même: « le vice président Daniel Kablan Duncan a démissionné pour des raisons de convenance personnel ». La rupture radicale, inexpiable même dès le 27 février, date du dépôt de la lettre démission du vice président Kablan Duncan , dit cependant davantage une concurrence d’égo qu’une divergence de ligne. De bonne guerre, vu la stature des deux hommes.