Si la crise du Covid a profondément impacté le secteur économique en Afrique, elle a agi en accélérateur de la numérisation des transactions et représente une opportunité pour la finance inclusive, levier de développement pour le continent. À condition qu’il soit doté des bons outils pour exploiter le Big data et que les infrastructures de communication soient au niveau, explique Reckya Madougou, plusieurs fois ministre au Bénin et désormais consultante internationale sur les questions de finance inclusive et de développement. Entretien exclusif.
Comment la crise actuelle affecte-t-elle l’écosystème financier en Afrique ?
Indéniablement, la Fintech a bénéficié du Covid, les mesures de distanciation physique et sociale ayant imposé un nouveau mode de management de services à la clientèle ou simplement de gestion des portefeuilles. Dans ce contexte, la Fintech devient essentielle pour dynamiser l’activité économique, mais aussi envisager d’autres modes de gestion économique, pour peu que les conditions d’accessibilité aux infrastructures et terminaux GSM ou Internet soient garanties. Je suis profondément convaincue de la possibilité de transformer ce défi en opportunité, et nous sommes déjà sur cette voie. Selon la GSMA, en 2019, les transactions mobiles en Afrique subsaharienne ont avoisiné les 24 milliards pour un montant total de 456 milliards de dollars.
Dans ce contexte, comment le Big data peut-il favoriser l’essor de la finance inclusive ?
Selon la GSMA, le taux de pénétration de l’Internet mobile a bondi de 23 à 66 % entre 2018 et 2025. Si on arrive à créer des opportunités autour de ce potentiel, l’intégration de l’analyse du Big data dans les domaines relatifs à l’inclusion financière, y compris la micro-finance, pourra générer de la croissance. Cette intégration au sein des mécanismes de finance inclusive permettra de disposer d’informations nécessaires pour proposer des services financiers plus ciblés, plus appropriés et plus accessibles. Cette dynamique impliquera de protéger les données recueillies et exploitées. Au Kenya, par exemple, le système du programme de micro-financement et de transfert d’argent par téléphonie mobile devra très vite s’approprier la maîtrise du Big data pour gérer le flot d’informations correspondant afin de maintenir son rythme de croissance et de pénétration au sein de la population. Pour les économies africaines, maîtriser le Big data est l’un des prérequis de la 4e Révolution industrielle. La relation entre les télécoms, les banques et le secteur de l’inclusion financière sera mieux intégrée et plus fluide. Au final, c’est toute l’économie qui en bénéficiera, y compris les Etats, en termes de sécurité et de nouvelles ressources potentielles grâce à une meilleure connaissance et un meilleur traçage des masses de données.
Plus globalement, quel est son potentiel pour les sociétés africaines ?
L’exploitation du Big data devrait optimiser la productivité des entreprises en réduisant le coût de l’information. Plus généralement, elle permettra de diminuer considérablement celui des transactions économiques et administratives pour les entreprises, les individus et le secteur privé. Grâce à elles, les services deviennent moins onéreux, plus rapides ou plus commodes, tout simplement. L’exemple le plus frappant en Afrique en matière de recours au Big data, c’est l’essor de son utilisation dans le commerce électronique. Cela implique de réussir une bonne interopérabilité entre les solutions de paiement, d’épargne et de crédit, gage de véritable autonomisation, à commencer par celle des femmes – 60 % d’entre elles étant encore exclues des systèmes financiers numériques. J’appelle de tous mes vœux à intégrer à ce mix épargne-éducation financière-solution de paiement des techniques de micro-assurance.
Comment les énormes masses de données issues des transactions numériques peuvent-elles être transformées en informations exploitables par les décideurs ?
La gestion de l’information et son accessibilité en temps réel représentent deux enjeux majeurs. La mise à disposition de ces données représente notamment une opportunité pour la finance inclusive en termes de planification, prospective et traçabilité financière ainsi que de prise de décision et de nouvelles sources de mobilisation de ressources. La finance inclusive ouvre à tous l’accès des services financiers, pour peu que les conditions soient réunies et que cette accessibilité soit précédée d’éducation financière. A cette fin, il est impératif de recueillir les informations sur les identités, les habitudes de consommation, les géolocalisations, les niveaux de revenus et de consommation et d’épargne, les besoins d’investissement d’une cible de plus en plus importante, mouvante, mobile. Cela représente un énorme volume d’informations à collecter, traiter puis analyser afin de prendre les bonnes décisions, adaptées à la cible visée, et d’anticiper en matière de bonne gouvernance, indispensable en matière de crédit et favorisée par une meilleure connaissance des antécédents des clients.
Quels sont les risques inhérents à un écosystème de transactions entièrement numérisé ?
La mode de la Fintech sur le continent ne doit pas nous faire perdre de vue le challenge prioritaire que représente la vulgarisation des infrastructures de télécommunications. On ne peut espérer une bonne inclusion financière par le truchement du Big data sans régler au préalable la fluidité du GSM et/ou de l’Internet. Certains pays d’Afrique subsaharienne mettent la charrue avant les bœufs et entament la digitalisation des services financiers alors même que leur qualité de service GSM et fourniture ou débit d’Internet laissent à désirer. En voulant faire de l’inclusion financière vaille que vaille, ces pays créent une nouvelle exclusion.
Au Kenya, par exemple, un PPP avait permis à Vodacom d’améliorer d’abord l’accessibilité à ses infrastructures de communication jusque dans les zones rurales, ainsi que son interopérabilité avec d’autres réseaux téléphoniques avant même avant même le lancement du célèbre M’Pesa, qui a révolutionné l’inclusion financière dans ce pays. Cette révolution à venir posera autant de défis que les précédentes, parce que le recours progressif au Big data, ajouté à l’idée que la data sera source de création de valeur, se confronte à un paradigme évident : plus un bien est rare, plus sa valeur croît. Si les données sont de plus en plus accessibles sur les plateformes, comment pourraient-elles voir leur valeur augmenter ? Il y a aussi le défi lié à la protection des données personnelles, à ce qu’on a envie de partager ou pas, ainsi que celui des infrastructures de télécommunications pour nos pays africains qui devront augmenter leurs investissements dans ce secteur qui évolue à la vitesse de la lumière, et dont les équipements techniques font l’objet d’une obsolescence programmée. Ce sont les conditions sine qua non pour que nos économies en général, et la finance inclusive en particulier, puissent capitaliser sur l’opportunité et les dividendes que ces nouvelles technologies peuvent générer grâce au Big data.
A propos de Reckya Madougou
Ancien Garde des sceaux, ministre béninois de la Justice, de la législation et des droits de l’homme, Ancien Porte-parole du Gouvernement béninois, Ancien ministre béninois de la Microfinance et de l’emploi des jeunes et des femmes, Reckya MADOUGOU est aujourd’hui Conseiller spécial du Président de la République Togolaise et Expert international en inclusion financière et en mécanisme de développement.