Dans ce moment où le monde est en panne, c’est peut être le lieu d’aller aux essences et d’interroger notre vision de la vie. On le dit depuis Platon, notre conception influence notre perception et notre perception, l’action. Comme Einstein le répétait: «aucun problème ne peut être résolu à partir du même niveau de conscience qui l’a créé ». Peut-on faire un upgrade de la conscience?
Pour Financial Afrik, Stefano Bonaga revoit en clef ontologique les quoi et comment du moment et ses implications par rapport à notre prise de conscience. Philosophe et professeur à la chaire d’anthropologie philosophique de la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Bologne, il a toujours été actif dans la vie civique, notamment à Bologne, et en Italie. Ses travaux sur la relation entre information, communication et espace public ont conduit au développement du projet du réseau civique de Bologne. A Venise, dans le cadre du Festival de Film, il a lancée Lido Philo ou la pensée philosophique contemporaine rencontre le cinéma. Il est l’auteur de «sur le désespoir de l’amour », «Les 10 commandements de la vie civile ». De retour à Bologne, suite à son Lido Philo, le philosophe a échangé avec nous. L’influence durable de Spinoza se sent dans ses explications, dans sa pertinence pour les débats et questionnement contemporains et son sourire humaniste.
En clef d’anthropologie philosophique, comment est-ce qu’on vit et interprète le présent d’un monde secoué par les effets de cette pandémie ?
La condition contemporaine au niveau planétaire correspond à une interprétation ontologique, on pourrait nommer spinozienne, c’est à dire une vision de l’être, selon lequel tout est agent sur l’autre. Par exemple, on disait, qu’est que c’est le coronavirus ? Certainement c’est une configuration unique d’un point de vue chimique, biologique, mais aussi c’est son occupation infectante des espaces géographiques, son impact sur les sociétés, sur leurs systèmes sanitaires, sur leur corps, sur l’économie, sur la politique, sur la psychologie, sur le droit, et même sur le délire des complotistes; donc l’exhibition assez tragique du caractère connecté de toutes les choses. On doit comprendre l’être comme une connexion totale des choses. En même temps, l’apparition concrète du concept qui est la coopération, qui s’avère plus efficace que l’égoïsme, la manifestation de la nécessite de considérer l’autre comme partie du soi, c’est d’après mon point de vue ce qu’on peut apprendre de cette condition.
Entre des constructions qui résonnent avec le « 1984 « d’Orwell et les mouvements de plaques tectoniques d’une quatrième révolution industrielle, ou est-ce qu’on se (re)trouve ?
On se retrouve dans des conditions tragiques de l’être humain, inscrites déjà dans le marbre de la tragédie grecque. C’est à dire les caractères précaires de la vie humaine, qui manquent de certitudes face à l’avenir, et la nécessité du risque dans les champs politiques, économiques et personnels s’impose. Ma position personnelle c’est qu’on doit exprimer la force de chacun, citoyen ou institution, comme unique démarche possible vers le futur. On n’a pas des certitudes… Par exemple, prenons le thème «capitalisme et surveillance», qui est analysé par l’américain Shoshana Zuboff, bien après Orwell : la surveillance peut être combattue par d’autres organisations de la citoyenneté active qui pourront compter sur des ressources d’usage vertueux des réseaux d’internet ou d’autres réseaux. C’est seulement en exerçant la puissance qu’on mesure ses propres puissances. L’activation de la société, c’est ça ma réponse…. sans l’espoir que quelqu’un vienne sauver la société, qu’il y a une solution unique pour combattre la surveillance générale, la domination des réseaux etc. Pourquoi j’ai commencé par la tragédie grecque ? A priori il n’y a pas de solution de sauvetage, du bonheur garanti, et donc il faut toujours interroger la puissance sociale, expérimenter sa propre puissance. Ça c’est un thème immense…
Avec toi, la philosophie se vit, et tu es bien connu pour ton engagement dans la vie de la cité. Que fait-on du populisme qui a tendance à se répandre dans le monde entier ?
Moi, j’ai une version ontologique du populisme, et une version phénoménologique. D’un point de vue ontologique, de sa propre nature, le populisme et la dépolitisation de la société; d’un point de vue phénoménologique, en rapport avec ses apparences, il apparait comme la présence d’un chef bien visible, la «production» des ennemis externes – que ça soit les immigrants pour l’Europe, ou la Chine pour Trump – , propagande quotidienne et constante, réduction à la phrase simple de la complexité. Selon moi, la réponse au populisme, c’est la reprise des fonctions démocratiques des corps intermédiaires d’une société qui s’engage, au niveau de parti, du syndicat, de l’association etc., et un nouvel élan de la citoyenneté active qui interprète la participation non seulement comme un consensus électorale ou culturel, mais aussi dans le sens de la participation: s’occuper d’une partie du monde et le changer, dans les écoles, dans les quartiers, dans les villes etc. pas seulement déléguer aux députes la solution de problèmes ; mais prendre la responsabilité de la vie quotidienne sur soi-même en exerçant sa propre puissance.
Lido Philo est un rendez-vous bien enraciné à Venise, à l’heure du Festival de Cinéma; est –il un exercice de puissance? Qu’est ce ce qui t’as touché de plus cette année et que tu aimerais partager?
Si, c’est une longue histoire, c’est une conférence des philosophes internationaux. Cette année, le festival a été une manifestation très courageuse, on a exercé notre puissance dans des conditions presque impossibles, et en plus c’était un exemple civique d’un point de vue du respect de règles de comportement en temps de coronavirus. Les entrées et les sorties dans les salles de festival, les hôtels, les restaurants, les bars étaient bien contrôlés du côté des contrôles sanitaires, et donc il y avait même une expérimentation intéressante de la discipline sociale. Mais par rapport à la conférence des philosophes que j’ai appelé, ils sont tous d’origine immanentiste, et donc spinozienne, eux même ils ont souligné l’ontologie de l’agencement: une chose considérée par rapport à ses causes et effets; le sens de la liberté fondé sur la puissance contre l’illusion du libre arbitre. Pour penser la volonté libre, elle doit être au-delà du physique, donc sans cause. On a réfléchi qu’il faut renverser le rapport entre la puissance et la liberté, on appelle libre ce qu’on peut. C’était le fil rouge de notre conférence de Venise. C’était une belle expérience que de nous retrouver, une coïncidence des expériences culturelles et philosophiques très rares à trouver.
A présent, le digital pénètre notre vie à un point incontournable. L’interaction est dans pas mal de cas virtuels, comment ça va influencer le logos et le mythos? Qu’en penses-tu par rapport au fait qu’on met tout en ligne, de la vie personnelle aux ateliers de Lido Philo, les cours universitaires etc. ?
Internet n’est plus une «new technology», comme on l’appelait au début, mais c’est plutôt un monde, un autre monde où l’espace et le temps ont des caractéristiques spécifiques. L’espace n’existe pas de ce point de vue, et on présente seulement un sens de la contemporanéité etc. L’exploration de ce monde implique des risques et d’expérimentation prudente de solutions possibles. Dans ce monde, sans autorité centrale, la diffusion de mythos en sens négative et plus facile – plein de conneries et plein de «fake news». Et en même temps, le logos, dans la traduction occidentale d’origine grecque, est en train de perdre sa centralité à cause de la pénétrabilité du réseau. A présent, c’est ça le pari, le rapport entre le logos, le mythos et même la condition de la modernité à partir de la production d’un monde transformé par l’internet. C’est un problème énorme… c’est le dépaysement de toute la planète face à la naissance d’un nouveau monde, plus que les Etats-Unis découverts par Christophe Colomb, on est dans un mystère …on ne peut pas le définir parfaitement à priori, il faut risquer, et se lancer à l’exploration.
D’Afrique, qu’elle soit vécue ou imaginée, qu’est-ce qui te reste au cœur?
Mon Afrique imaginaire, c’est la source constitutive du dialogue originel de l’homme avec la nature, son respect original, et en même temps, l’Afrique c’est la blessure sanglante du monde colonialiste, de la dictature euro – centrique. Je rêve d’autonomie économique et culturelle des africains.
Propos recueillis par Maria Nadolu, Venise.