Le rapport Benjamin Stora sur l’Algérie est sorti ce mercredi 20 janvier en direction d’une société habituée comme le rappelle l’auteur aux récits sur la « mission civilisatrice de la France » . Le président Emmanuel Macron qui en était le commanditaire a reçu sa version du document précédé de deux citations de Mouloud Ferraoun et d’Albert Camus, deux immenses écrivains de ce qui sera appelé l’Algérie française de 1830 à 1962. Deux hommes qui connaîtront un traitement différent dans les archives nationales de l’Algérie indépendante.
Le rapport avait été commandité en juillet 2020 par un Emmanuel Macron souhaitant s’inscrire dans « une volonté nouvelle de réconciliation des peuples français et algériens ». L’initiative en rupture avec la posture adoptée par les différents dirigeants de la cinquième république française rejoint la position du candidat Macron qui avait critiqué le système colonial en 2017 lors d’un déplacement en Algérie. Le travail de l’historien n’était pas facile. Vu des soldats, des officiers, des immigrés,des harkis, des pieds-noirs et des Algériens nationalistes, l’angle n’est pas le même. En France, rappelle le rapport, la guerre d’Algérie a longtemps été nommée en France par une périphrase: « les événements d’Algérie ».
Concurrence mémorielle
La guerre d’indépendance algérienne fut, avec celle d’Indochine, la plus dure guerre de décolonisation française du XXe siècle. Comment comprendre l’âpreté de ce confIit ? Au moment où éclate l’insurrection du 1er novembre 1954, l’Algérie « c’est la France». Elle représente trois départements français. Beaucoup plus, donc, qu’une colonie lointaine comme le Sénégal, ou que la Tunisie, simple protectorat.
Près d’un million d’Européens, ceux que l’on appellera plus tard les « pieds-noirs » y travaillent et y vivent depuis des générations. Ce ne sont pas tous des « grands colons » surveillant leurs domaines. La plupart ont un niveau de vie inférieur à celui des habitants de la métropole. Il semble donc hors de question d’abandonner une population, et un territoire rattaché à la France depuis 1830, avant même la Savoie (1860). La découverte du pétrole, la nécessité d’utilisation de l’immensité saharienne pour le début d’expériences nucléaires ou spatiales vinrent s’ajouter à ces motifs dans le cours même de la guerre.
En Algérie, cette guerre se nomme « révolution ». Elle est toujours célébrée comme l’acte fondateur d’une nation recouvrant ses droits de souveraineté, par une « guerre de libération ». En France, la guerre d’Algérie se lit toujours comme une page douloureuse de l’histoire récente : pas de commémoration consensuelle de la fin de la guerre, peu de grands films.
A l’affrontement visible entre nationalistes algériens et Etat français, viennent ainsi s’ajouter d’autres guerres, entre Français, et entre Algériens. Mais pour un grand nombre d’historiens français, la responsabilité première du conflit se comprend par l’établissement d’un système colonial très fermé, interdisant pendant plus d’un siècle la progression des droits pour les « indigènes musulmans ».
132 ans de présence française
Le passé colonial, et la guerre d’Algérie, constitue désormais en France l’un des points de cristallisation de la réflexion fébrile qui s’est nouée çà et là autour de l’« identité nationale », au sein d’une société française éminemment diverse dans ses origines. Ainsi en atteste la virulence de débats récents autour de la loi du 23 février 2005 sur « la colonisation positive », et des dangers de la « repentance », ou à propos des traumatismes laissés par l’esclavage. Les souvenirs de la colonisation ont laissé des traces fort inégales dans l’histoire coloniale et l’Algérie y occupe une place centrale par la longueur du temps de la présence française, (132 ans), la forte colonisation de peuplement européen, la découverte du pétrole et du gaz, l’expérimentation des essais nucléaires au Sahara, et la cruauté d’une guerre de plus de sept ans.
Au terme de son rapport, Benjamin Stora préconise la constitution d’une Commission « Mémoires et vérité » chargée d’impulser des initiatives communes entre la France et l’Algérie sur les questions de mémoires. Egalement parmi les recommendations, la possibilité de facilité de déplacement des harkis et de leurs enfants entre la France et l’Algérie.
Voici les principales recommandations
-Constitution d’une Commission « Mémoires et vérité » chargée d’impulser des initiatives communes entre la France et l’Algérie sur les questions de mémoires. Cette commission pourrait être constituée par différentes personnalités engagées dans le dialogue franco-algérien, comme Madame Fadila Khattabi, qui préside le groupe d’amitié France-Algérie de l’Assemblée nationale, comme Monsieur Karim Amellal, Ambassadeur, délégué interministériel à la Méditerranée, des intellectuels, médecins, chercheurs, chefs d’entreprise, animateurs d’associations (comme « Coup de soleil »). Un secrétariat général sera chargé d’assurer la mise en œuvre et le suivi des décisions prises par cette commission.
Cette commission pourrait notamment proposer :
– La poursuite de commémorations, comme celle du 19 mars 1962, demandée par plusieurs associations d’anciens combattants à propos des accord d’Evian, premier pas vers la fin de la guerre d’Algérie. D’autres initiatives de commémorations importantes pourraient être organisées autour : de la participation des Européens d’Algérie à la Seconde guerre mondiale ; du 25 septembre, journée d’hommage aux harkis et autres membres de formations supplétives dans la guerre d’Algérie ; de la date du 17 octobre 1961, à propos de la répression des travailleurs algériens en France. A tous ces moments de commémorations pourraient être invités les représentants des groupes de mémoires concernés par cette histoire.
– Cette commission pourrait recueillir la parole des témoins frappés douloureusement par cette guerre, pour établir plus de vérités, et parvenir à la réconciliation des mémoires.
– Un geste pourrait être l’inclusion dans le décret 2003-925 du 26 septembre 2003 instituant une journée nationale d’hommage aux morts pour la France pendant la guerre d’Algérie et des combats du Maroc et de la Tunisie d’un paragraphe dédié au souvenir et à l’œuvre des femmes et des hommes qui ont vécu dans des territoires autrefois français et qui ont cru devoir les quitter à la suite de leur accession à la souveraineté.
– La construction d’une stèle, à Amboise, montrant le portrait de l’Emir Abdelkader, au moment du 60e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie en 2022. Restitution de l’épée d’Abdelkader à l’Algérie.
– A la suite de la déclaration concernant Maurice Audin, la reconnaissance par la France de l’assassinat de Ali Boumendjel, avocat, ami de René Capitant, dirigeant politique du nationalisme algérien, assassiné pendant « la Bataille d’Alger » de 1957.
– À la suite de la déclaration d’amitié signée lors de la visite du Président de la République à Alger en 2012, un groupe de travail a été créé pour permettre la localisation des sépultures des disparus algériens et français de la guerre d’indépendance. Ce groupe pourrait poursuivre son travail, pour la publication d’un « Guide des disparus » de la guerre d’Algérie, disparus algériens et européens.
– Identifier les emplacements où furent inhumés les condamnés à mort exécutés pendant la guerre. A la fin des années 1960, dans un mouvement symétrique à celui qu’effectuait alors l’Etat français, l’Etat algérien a demandé à récupérer les corps des Algériens morts en France pendant la guerre. Or, les démarches entreprises sont inabouties. On pourrait se centrer sur la situation des condamnés à mort exécutés qui doit être distingués dans la mesure où il s’agit de décisions de justice et d’exécutions officielles, ce qui devrait permettre une identification plus aisée.
– La poursuite du travail conjoint concernant les lieux des essais nucléaires en Algérie et leurs conséquences ainsi que la pause des mines aux frontières.
– L’achèvement des travaux du comité mixte d’experts scientifiques algériens et français chargés d’étudier les restes humains de combattants algériens du XIXème siècle conservés au Muséum national d’Histoire naturelle.
– Voir avec les autorités algériennes la possibilité de facilité de déplacement des harkis et de leurs enfants entre la France et l’Algérie.
– La mise en place d’une commission mixte d’historiens français, et algériens, pour faire la lumière sur les enlèvements et assassinats d’Européens à Oran en juillet 1962, pour entendre la parole des témoins de cette tragédie.
– Faire des quatre camps d’internement situés sur le territoire français des lieux de mémoire. A partir de 1957, des milliers d’Algériens ont été internés administrativement en France. Quatre camps les accueillirent : le camp du Larzac (Aveyron), celui de St-Maurice l’Ardoise (Gard), celui de Thol (Rhône) et celui de Vadenay (Marne). Le camp du Larzac fut le plus important. Celui de St-Maurice l’Ardoise a la particularité d’avoir vu s’y succéder, pendant la guerre, des suspects algériens puis des membres de l’OAS puis des harkis rapatriés et leurs familles. Des plaques, apposées à proximité de chacun de ces camps, pourraient rappeler leur histoire.
– Encourager la préservation des cimetières européens en Algérie (travaux, entretiens, réhabilitations des tombes), ainsi que les cimetières juifs (comme par exemple ceux de Constantine et de Tlemcen). Financer l’entretien des tombes des soldats algériens musulmans « morts pour la France » entre 1954 et 1962 et enterrés en Algérie. Ces tombes ne reçoivent aucun soin spécifique de la part de l’Etat français puisqu’elles n’ont pas été regroupées au cimetière du Petit-Lac avec celles des autres militaires français. Avec l’accord des familles, un recensement de ces tombes et une aide pour leur entretien pourraient être proposées.
– La reprise des travaux du groupe de travail conjoint sur les archives, constitué en 2013 à la suite de la visite du Président de la République en 2012. Le groupe s’est réuni à six reprises, jusqu’au 31 mars 2016. Ce groupe de travail sur les archives devra faire le point sur l’inventaire des archives emmenées par la France, et laissées par la France en Algérie. Sur la base de ce travail d’inventaire, certaines archives (originaux) seraient récupérées par l’Algérie. Celles laissées en Algérie pourront être consultées par les chercheurs français et algériens. Le « Comité de pilotage » pourrai proposer la constitution d’un premier fond d’archives commun aux deux pays, librement accessible. Ce Comité pourrait également demander l’application stricte de la loi sur le patrimoine de 2008 en France. Concrètement, il s’agit de revenir dans les plus brefs délais à la pratique consistant en une déclassification des documents « secrets » déjà archivés antérieurs à 1970 – étant entendu qu’il revient à l’administration de procéder à la déclassification des documents postérieurs à cette date avant leur versement.
– La coopération universitaire pourrait, avant le règlement de la domiciliation des archives, trouver un moyen pour chacune des parties de montrer la volonté de transparence du passé commun. La France proposerait ainsi de donner chaque année à dix chercheurs, inscrits en thèse sur l’histoire de l’Algérie coloniale et la guerre d’indépendance dans un établissement universitaire algérien, de pouvoir effectuer des recherches dans les fonds d’archive en France.
– Le visa de chercheur à entrées multiples serait d’une durée de six mois, pouvant être prolongé de trois mois, ce qui correspond à une année universitaire. Le chercheur pourrait ainsi effectuer des allers retours en fonction des besoins de sa recherche. Ce visa pourrait être renouvelable.
– Afin que ces recherches puissent effectuées dans de bonnes conditions matérielles, un accord serait passé avec le Conseil national des œuvres universitaires pour mettre à disposition une chambre au sein d’une cité universitaire proche des lieux d’archive dans des modalités pratiques à approfondir. Enfin, ces étudiants pourraient bénéficier pendant leur séjour en France de la même bourse d’étude que les étudiants français inscrit en thèse ramené au prorata de la durée de séjour.
– En parallèle, des étudiants français, dans un nombre qui reste à discuter avec les autorités algériennes, devraient pouvoir bénéficier d’un visa à entrées multiples et d’un accès facilité aux archives algériennes concernant la même période.
– Favoriser la diffusion des travaux des historiens par la création d’une collection « franco-algérienne » dansunegrandemaisond’édition.Cela afindeposerdesbasescommunesauxmémoiresparticulières, de définir un cadre acceptable par tous, des deux côtés et de chaque côté de la Méditerranée.
– La création d’un fonds permettant la traduction du français vers l’arabe, et de l’arabe vers le français, d’œuvres littéraires, et à caractère historique. Ce fonds pourra également prendre en charge les écrits de langue berbère.
– Accorder, dans les programmes scolaires, plus de place à l’histoire de la France en Algérie. A côté d’une avancée récente – ne plus traiter de la guerre sans parler de la colonisation -, il convient de généraliser cet enseignement à l’ensemble des élèves (y compris dans les lycées professionnels).
– Aller vers la mise en place d’un Office Franco-Algérien de la Jeunesse, chargé principalement d’impulser les œuvres de jeunes créateurs (œuvres d’animations, court-métrages de fiction, création de plate-forme numérique pour le son et l’image).
– La réactivation du projet de Musée de l’histoire de la France et de l’Algérie, prévu à Montpellier et abandonné en 2014.
– A l’instar de la mesure instaurée par le Président de la République visant à inscrire donner à des rues de communes françaises des noms de personnes issues de l’immigration et de l’outre-mer, inscription de noms de Français particulièrement méritants, en particulier médecins, artistes, enseignants, issus de territoires antérieurement placés sous la souveraineté de la France.
– L’organisation, en 2021, d’un colloque international dédié au refus de la guerre d’Algérie par certaines grandes personnalités comme François Mauriac, Raymond Aron, Jean-Paul Sartre, André Mandouze, Paul Ricoeur.
– L’organisation en 2021 d’une exposition au Musée national de l’histoire de l’immigration, ou d’un colloque, sur les indépendances africaines.
– L’entrée au Panthéon de Gisèle Halimi, grande figure féminine d’opposition à la guerre d’Algérie.
– La création d’une commission franco algérienne d’historiens chargée de d’établir l’ historique du canon « Bab Merzoug » ou « La Consulaire » , et de formuler des propositions partagées quant à son avenir, respectueuses de la charge mémorielle qu’il porte des deux côtés de la Méditerranée ».