Par Aboe Ndouma Franck Michel, Djomeni Manikeu Therèse Rosine et Simo Tamkam Loïc Harold *.
Jamais depuis sa création la nomination d’un directeur général à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) n’aura retenu autant l’attention. Et pour cause le contexte particulier de sa tenue. En effet , celle-ci a fait l’objet d’un report à cause du véto américain malgré le consensus sur la candidature de Madame Ngozi Okonjo-Iweala ; et s’est tenue dans une situation singulière de pandémie sanitaire mondiale relative à la COVID-19. Cette dernière d’ailleurs selon la tournure qu’elle va prendre pourra faire chuter le commerce international de 13 % à 32 % estime l’OMC dans son dernier rapport sur le commerce international. Mais ces raisons ne sont pas les seules.
La guerre commerciale sino-américaine s’est considérablement dégradée. D’ailleurs bien même avant la COVID-19, dans son rapport sur les Perspectives Economiques de mai 2019, l’Organisation de Coopération et de Développement Economique (OCDE) relevait que cette guerre commerciale était le premier facteur de préoccupation des entreprises dans le monde. Les restrictions aux échanges reviennent sur le devant de la scène tout comme la démondialisation gagne du terrain. Autant dire que la première femme et africaine directrice générale de l’OMC hérite d’une organisation sous pression. Quoi qu’il en soit, il ne fait aucun doute que cette organisation internationale est dans l’impasse. Cette impasse justifie la nécessité de sa réforme.
L’OMC, une organisation internationale en crise
La contestation des règles du système commercial et l’enlisement de son actuel cycle de négociation Doha sont autant d’événements qui témoignent des difficultés que rencontre le système commercial multilatéral dont pilote l’OMC. Les règles commerciales internationales issues des accords de l’OMC sont contestées par ses Etats membres. Pour les pays en Développement, les règles de jeu du commerce international sont biaisées en faveur des pays développés. Celles-ci ne tiennent pas compte du monde en développement. Ces derniers ont vu leurs parts dans le commerce international baisser y compris dans les domaines où ils disposaient d’un avantage comparatif.
Pour s’en convaincre, malgré l’accroissement de ses échanges avec le reste du monde, le continent africain depuis 1970 a vu ses parts de marché dans le commerce international chuter de 4,4 % à 2,7 % (Hippolyte Fofack et Pat Utomi, 2020). Si les contraintes relatives à l’offre sont empiriquement avancées, les règles du commerce international y sont également pointées du doigt. Notamment, le fait que les pays industrialisés refusent aux pays en développement l’adoption des politiques économiques qu’ils ont eux-mêmes mis en place autrefois pour diversifier leurs exportations et transformer leurs structures de production. Ha-jong Chang pointe d’ailleurs cette hypocrisie à exiger des pays en développement qu’ils ouvrent davantage leurs marchés alors que la majorité des pays développés se sont enrichis par un interventionnisme accru et un protectionnisme poussé.
Pour les pays industriels, les règles du système commercial international sont injustes à leurs égards. Ces pays estiment qu’ils font face à plus d’obligations que les pays en développement. Ils jugent surtout que certains pays en développement, devenus des puissances économiques planétaires, ne doivent plus se prévaloir du Traitement Spécial et Différencié de l’OMC. Dans cette optique, c’est la Chine qui est particulièrement visée. Cette critique s’est matérialisée par la guerre commerciale sino-américaine. Dans le cadre de cette guerre commerciale, les règles du système commercial international ont été contournées ou dénaturées. Les Etats-Unis ont fait recours à la législation américaine pour surtaxer les biens chinois bien que les domaines soient couverts par les règles de l’OMC. Ainsi, Washington a fait recours à l’article 301 du Trade Act de 1974[1] pour imposer des droits de douane supplémentaire sur les machines à laver et panneaux solaires chinois au détriment des mesures de sauvegardes prévues à l’article 19 du GATT. De même pour augmenter les droits de douane supplémentaires sur l’acier et l’aluminium chinois , l’administration Trump s’est référée à l’article 232 du Trade Expansion Act de 1962[2] qui interdit l’importation des biens et services susceptibles de menacer ou qui menace la sécurité américaine au détriment des protections conditionnelles de l’OMC notamment l’article 21 du GATT. En outre, malgré la venue d’un nouveau locataire à la maison blanche, cette guerre commerciale ne devra pas changer sur le fond peut être sur la forme si l’on s’abstient du moins sur ce qui était publié sur le site internet du candidat Biden : « we’re not going out back down to business and trade issues ».
Parallèlement à la contestation des règles du système commercial international, l’Organe de Règlement des Différends (ORD) de cette organisation internationale est paralysée pour non- renouvellement des membres en son sein .Toutefois, il faut reconnaitre qu’il existe une Cour d’appel temporaire créée par certains Etats membres de L’OMC pour contourner le blocage[1]. L’enlisement du cycle de négociation de Doha est également une autre manifestation de la crise que traverse l’OMC.
Le cycle du Développement, autre nom du Cycle de Doha, débuté en 2001 et qui devait s’achever en 2015 patauge. Et pour cause, un nouvel équilibre des acteurs. En effet, le déroulement des négociations menées par l’OMC est inspiré du GATT (Accord Général sur les Tarifs Douaniers et le Commerce) où l’issue de la négociation dépendait des pays leaders en l’occurrence les Etats-Unis, L’Union Européenne, le Canada et le Japon. Autrement dit, un round de négociation s’achevait sur un accord entre ses puissances. Cependant, il n’y a pas présentement sur la scène internationale un hégémon au sens de Kindelbeger susceptible d’initier un compromis susceptible de recueillir l’assentiment des autres pays. Les Etats-Unis ne veulent plus assumer ce rôle, l’Union Européenne qui doit endosser ce rôle hésite tandis que la Chine en vertu de son idéologie du développement pacifique n’en veut pas. Cette crise de leadership des pays industriels est appuyée par le basculement du centre de gravité de l’économie mondiale de l’Occident vers les pays émergents. Ces derniers au travers de leurs différentes coalitions[1] contestent la suprématie des pays développés. Cet équilibre est davantage accentué par l’extension des sujets en négociation. Le GATT visait uniquement la libéralisation du commerce des marchandises. L’OMC est compétente pour la libéralisation en plus du commerce des marchandises, du commerce des services et enfin du commerce portant sur les droits de la propriété intellectuelle. Cette extension des compétences a été portée par les pays développés. Il se heurte à l’opposition des pays en développement qui y voient un protectionnisme déguisé. Cet enlisement du cycle de Doha a pour conséquence le développement des accords commerciaux discriminatoires.
Les accords commerciaux discriminatoires sont des accords non administré par l’OMC qui créent des droits et des obligations uniquement entre les parties signataires à ces accords[1] .Dans la terminologie de l’OMC, on distingue parmi les accords commerciaux discriminatoires , les Accords commerciaux régionaux (ACR) et les accords commerciaux préférentiels (ACPr). Les premiers visent l’ouverture réciproque des marchés entre des partenaires appartenant à une même région géographique ou pas. Les seconds sont des préférences commerciales unilatérales accordées par un Etat à un autre sans réciprocité ou réciprocité équivalente. Ils sont expressément autorisés par l’article 24 du GATT, l’article 5 de l’Accord Général sur les Services ou encore par la Clause d’habilitation pour les Pays en Développement (PED) et les Pays les Moins Avancés (PMA). Ils se présentent désormais comme un substitut au multilatéralisme commercial international. Les Etats-Unis qui n’ont pas toujours caché leurs hostilités envers ces accords discriminatoires en affectionnent dorénavant. L’union Européenne ne s’en prive pas. Surtout que celles-ci ne visent pas uniquement à développer les échanges entre des pays géographiquement proches ou ayant les mêmes caractéristiques au plan économique. Comme l’atteste les accords de partenariat économique entre l’UE et les pays ACP. Cependant le revers du Traité Transatlantique sur le Commerce et l’Investissement (TTIP) et d’autres accords commerciaux régionaux dites de nouvelle génération montre que cette voie n’est pas la meilleure. Face à cette crise du système commercial international, comment refonder le système commercial international ?
Comment revitaliser l’OMC ?
La remplaçante de Roberto Azevedo devrait sans doute s’atteler à consolider la fonction de discussion de l’OMC sans oublier de prévoir un meilleur traitement pour les pays en développement afin que ces derniers tirent mieux des bénéfices de la libéralisation des échanges. Dans une organisation où un Etat membre est au moins impliqué dans un accord commercial discriminatoire, la première mission de la nouvelle directrice générale de l’OMC serait sans doute de préserver la fonction de discussion de cette organisation internationale. Cependant avec plus de 165 Etats membres couplés à la rigidité de ses règles de fonctionnement[1], le recours à un système commercial international à géométrie variable n’est pas à exclure. Il s’agit par là d’un moyen de contourner le blocage du système commercial international. Ce système commercial international à géométrie variable pourra se manifester par les accords plurilatéraux et les accords par masse critique.
Les accords plurilatéraux sont des accords commerciaux administrés par l’OMC mais qui créent des droits et des obligations uniquement envers les Etats signataires desdits accords[1]. Ils sont préférables à l’évolution actuelle qui tend à distinguer le multilatéralisme commercial au régionalisme. Ils peuvent couvrir un thème ou alors un programme. Cependant afin de ne pas transformer cette institution internationale en club, les États exclus desdits accords pourront prendre part à leurs négociations tout en gardant la faculté de se retirer s’ils ne sont pas satisfaits. Ou encore dans un autre cadre, ils peuvent être admis même s’ils n’ont pas participé aux négociations. Cependant, face aux problèmes que celles-ci peuvent causer, il faudra s’assurer que ces accords plurilatéraux soient en phase avec l’OMC.
Ainsi par exemple, seuls les sujets faisant un large consensus pourront faire l’objet d’un accord. La seconde issue de ce multilatéralisme à géométrie variable est le développement des accords par masse critique. L’approche par masse critique exige que les membres participants représentent un certains poids ou un certain seuil du secteur en négociation, selon leur niveau d’activités économiques. Les seuils proposés vont de 75 à 90 %[2]. Les adeptes de cette approche avancent que l’incorporation de la part des importations dans le calcul du seuil assurerait que les accords de masse critique ne puissent pas être détournés par les pays exportateurs pour harmoniser leurs systèmes d’exportations au détriment des pays importateurs[3]. Cependant, il faut noter que l’approche par masse critique concerne notamment des négociations portant sur l’accès aux marchés[4].
De la sorte, en cette période où l’OMC aborde une gamme large de politiques commerciales, cette approche peut se révéler inadaptée. Ainsi, certains pays peuvent ne pas avoir de part notable d’échanges dans un certain secteur, et donc ne pas être indispensables pour atteindre une masse critique, toutefois être atteints par de nouvelles normes[5]. Un autre point qui suscite une défiance envers l’approche par masse critique : est la clause de la Nation la Plus Favorisée dans les accords finaux. À cet effet, les accords par masse critique devront intégrer la clause de la Nation la Plus Favorisée pour éviter de créer une organisation internationale par club[1]. Le multilatéralisme à géométrie variable devrait s’accompagner d’une place particulière accordée aux pays en développement.
La libéralisation du commerce implique la suppression des préférences commerciales dont jouissent les pays en développement. Or ces derniers appréhendent de perdre ses préférences commerciales dont découlent leurs privilèges vis-à-vis des autres Etats membres. Surtout que jusqu’à présent, elles ont eu des résultats contrastés sur le développement des principaux bénéficiaires. Cela s’explique par le fait que les principes des préférences commerciales sont appliqués rarement[2]. En plus, ces préférences empêchent la diversification de ses pays, créée des discriminations entre ses pays, favorisent le partage des rentes entre les exportateurs de ses pays et les pays développés entre autres[3]. Face à ses problèmes, il faut songer à des mesures correctives.
Le réalisme des relations internationales imposent aux Etats membres de corriger ses préférences commerciales. La raison étant que même avec un système commercial international parfait, elles vont toujours exister. Dans ce cadre, la voie la plus idoine sera sans aucun doute le rétablissement de la primauté des principes de base du Système de Préférences Généralisé pour assurer une plus grande transparence, la non-discrimination et la prévisibilité des régimes préférentiels. Une autre voie à suivre serait simplement l’élimination des préférences commerciales. Dans ce cadre, même si c’est utopique, les préférences commerciales non réciproques disparaîtraient automatiquement pour céder la place à un système commercial non discriminatoire. Toutefois, par comparaison avec d’autres institutions internationales, les possibilités de succès d’une libéralisation multilatérale sont fonction de l’élaboration d’une politique d’appui financier. Pour surmonter les équivoques portant sur la libéralisation des échanges , il faut penser à des mesures de compensations pour les Etats qui jugent qu’ils sont des perdants de l’ouverture de leurs marchés. Cette compensation peut avoir une nature commerciale ou alors une nature financière. Il en revient aux Etats membres d’en décider. Ensuite, les effets bénéfiques de la libéralisation multilatérale sur le développement dépendent aussi de la mise en œuvre d’un ensemble d’aide pour le commerce, visant à développer les capacités d’offre des pays en développement. La lutte contre l’érosion des préférences commerciales doit se faire dans une différenciation des pays en développement.
Cette demande de différenciation des pays en développement s’explique par les critiques adressées au Traitement Spécial et Différencié. L’une des opinions ayant contribué à la mise en place du Traitement Spécial et Différencié est que qu’il ne faut pas se soucier des concessions accordées aux pays en développement vu la petitesse de leurs marchés. Cependant, ce postulat n’est plus valable estiment certains pays développés dont notamment les Etats-Unis. D’où les appels à l’amélioration en vue d’amener les pays les plus avancés au sein des pays en développement à respecter leurs obligations contractées à l’OMC. Pour les pays en développement, le Traitement Spécial et Différencié n’a pas eu les effets escomptés sur leurs développements, notamment à cause du fait qu’il est attribué en contrepartie des obligations n’ayant rien avoir avec les échanges.
Malgré que les pays émergents n’acceptent pas une différenciation entre les pays en développement à l’OMC (Paugman, et al, 2005), il faut admettre que cette différenciation aura des gains importants pour les pays en développement. Diverses raisons justifient cette différenciation. Tout d’abord comme les autres institutions internationales poursuivant une mission de développement, une différenciation des pays en développement au sein de l’OMC va permettre de mieux viser les mesures de Traitement Spécial et Différencié en les ajustant aux caractéristiques de ces pays.
Ensuite, l’insuffisance de capacités et de ressources des pays en développement font que ceux-ci manquent de choix aux instruments de politique commerciale pour pouvoir mettre en œuvre une stratégie de développement initiale : la différenciation des pays en développement permettrait de leur réserver des dérogations plus importantes aux disciplines de l’OMC. Enfin, la différenciation va permettre de focaliser les mesures de Traitement Spécial et Différencié les plus propices sur les acteurs les plus petits et les plus vulnérables, ce qui va limiter les menaces d’externalités négatives du Traitement Spécial et Différencié pour le commerce des autres membres de l’OMC (Paugman et al, 2005). L’ensemble de ses réformes pour revivifier l’OMC incombent toutefois à ses Etats membres. En effet, elle est une member-driven organisation c’est-à-dire une organisation conduite pars ses Etats membres, c’est à ces derniers de décider de la voie à suivre. Quant à la nouvelle Directrice Générale, elle devra s’atteler à gouverner un système commercial international en tenant compte des préférences commerciales propres à chaque catégorie de pays, des imperfections des marchés tout en intégrant les problèmes globaux dans son programme durant son mandat qui débute le 1er mars prochain.
[1] Ibid.
[2], Malthilde Lemoine, Phillippe Madies et Thierry Madiès, Les grandes questions d’économie internationales :décoder l’actualité ,De Boeck Supérieur , 3ème édition ,2016
[3] Ibid
[1][1][1] Il existe deux accords plurilatéraux en vigueur à l’OMC à savoir l’accord portant sur les marchés publics et celui portant sur le commerce des aéronefs civils .
[2] Christophe Bellmann et al., Le système commercial multilatéral face aux défis des politiques publiques globales, Revue Internationale de politique de développement, 2012.
[3] Ibid.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[1] Il s’agit notamment du principe de l’engagement unique et la règle du consensus. Le premier principe stipule qu’aucune partie de l’accord final négocié n’est réglée tant que les autres éléments de la négociation ne pas sont achevés .Le second stipule enfin
[1] Toutefois ces accords doivent être notifiés à l’OMC par les Etats signataires.
[1] Il s’agit du G90 , du groupe des CAIRNS entre autres .
[1] Mesure initiée par l’Union Européenne en janvier 2020 au sommet de Davos avec 16 pays membres de l’OMC visant à préserver un système de règlement des différends en deux étapes au sein de l’OMC pour les divergences qui les opposeraient éventuellement .
[1] Article de cette loi autorisant le président des Etats-Unis à prendre toutes les mesures pour obtenir la suppression de tout acte, politique ou pratique d’un gouvernement étranger qui viole un accord international ou qui restreint et entrave le commerce américain.
[2] Article de cette loi autorisant l’administration américaine de prendre toute mesure nécessaire à l’encontre des importations qui mettraient en cause la sécurité nationale américaine.
*ABOE NDOUMA Franck Michel est Etudiant au Centre Professionnel de Formation à l’Assurance de Yaoundé, DJOMENI MANIKEU Thérèse Rosine est Chargé Corporate Service à la Société Général du Cameroun et SIMO TAMKAM Loïc Harold est agent de vente directe à la Banque Atlantique du Cameroun.