Pour le capitaine Mamadou Sow, spécialiste en affrètements maritimes, basé à Paris, le fret maritime affiche une tendance nettement haussière. Prémices d’une reprise économique vigoureuse ou simple effet Covid-19 ou encore flux et reflux de la posture spéculative des opérateurs maritimes ?
L’industrie du transport maritime fait face, au moins depuis le début de l’année 2021, à une hausse considérable des taux de fret maritime, et ce aussi bien dans les trades conteneurisés que dans certains segments du marché du dry/break bulk (marché du transport des cargaisons sèches). Et cette dynamique haussière n’est pas prête à s’estomper à en croire le Baltic Dry Index, qui affiche 9% de hausse dès la 1ère semaine de mars 2021, du moins pour le marché des Handysize (port en lourd allant de 10 à 40.000 tonnes). Et les ordres en souffrance actuellement sur ce même marché ne militent pas non plus pour une stabilisation des taux de fret à très court terme.
Nous tenons à préciser que les navires Handy, notamment les unités de 25 à 35.000 tonnes, sont généralement ceux qui sont utilisés pour le transport des cargaisons alimentaires (riz, blé, sucre…etc.) et certaines commodities industrielles, tels que le clinker, le gypse…etc. qu’importent la plupart des pays de l’Afrique de l’Ouest. Ce qui, entre autres, explique la hausse des prix de distribution de ces produits dans les pays importateurs.
A titre d’exemple, le daily hire rate (taux de location journalière) moyen d’un Handy de 38.000 tonnes était de l’ordre de 5.000 US Dollars en juin 2020 ; et le même navire coûte aujourd’hui pas moins de 20.000 US Dollars/jour sur les lignes ouest-africaines, voire même plus…
Sur le marché spot, pour l’acheminement de 25 à 30.000 tonnes de riz d’un port de la côte ouest de l’Inde à un port de la rangée Nouakchott -Dakar-Conakry…Abidjan, sur la base d’un voyage-charter, le prix du transport à la tonne a pu être fixé entre 40 et 44 US Dollars FIOS[1], il y a quatre mois ; aujourd’hui le transport de la même tonne pour le même trade se négocie à plus de 60 US Dollars…et encore si l’on a la chance de trouver un navire candidat.
A l’origine de cette hausse, il y a certes le coupable idéal, la pandémie Covidienne ; mais une certaine posture spéculative des opérateurs maritimes a pu contribuer au rebond quasi-exponentiel des taux de fret.
Nous rappelons qu’au début de la pandémie (printemps 2020), les taux de fret maritime étaient à terre. Ce niveau de fret était consécutif à une chute abyssale des prix des soutes (fin avril 2020, la tonne de fuel VLSFO[2] se négociait à 140 US Dollars au port de Gibraltar[3]), couplée avec une baisse de la demande de transport que commandait le ralentissement de la production mondiale.
Et dès l’été 2020, les prix des soutes ayant entamé leur hausse, la pandémie montrant des signes de ralenti, il n’en fallait pas plus pour que le marché de l’industrie des transports maritimes renoue avec ses habitudes spéculatives. Misant ainsi sur une reprise de l’activité économique, bon nombre d’opérateurs du trade maritime affrèteront des navires en time-charter (affrètement sur une durée…) avec des taux journaliers relativement élevés. Cette dynamique haussière boostera mécaniquement les taux de fret du marché spot (et pour rappel, les importations de nos cargaisons, dont celles alimentaires, se font généralement sur la base des affrètements spot)[4].
Par ailleurs, sur le marché conteneurisé, le ralentissement des échanges économiques au début de la pandémie a eu pour effet de bloquer un nombre important de boites de conteneurs vides dans des ports européens et dans ceux des Etats Unis. Le maintien de ces conteneurs vides dans les régions de consommation causera ainsi une pénurie de ces unités dans les ports des pays d’exportation (la Chine, notamment). Partant, le retard dans le repositionnement de ces équipements conteneurisés, à un moment où le marché enregistre une hausse des demandes de transport, explique en grande partie la flambée stratosphérique des taux du fret conteneurisé que nous vivons actuellement. Selon le Freightos Baltic Index, sur certaines lignes, les prix du transport d’un conteneur 40 pieds ont triplé ces derniers temps, par rapport aux taux enregistrés en novembre 2020. Et les choses ne semblent pas prêtes à s’améliorer, considérant que les prix des soutes sont en train de remonter.
Et l’inconvénient avec le marché des conteneurs, c’est qu’il s’ajuste généralement beaucoup plus lentement que celui du spot conventionnel, en ce que, dans le principe, le prix du transport du conteneur n’est pas véritablement négocié. Il est fixé librement par le transporteur maritime[5]. Et il en est de même pour les autres conditions de transport conteneurisé. En effet, du point de vue juridique, et par opposition au contrat d’affrètement au voyage, le contrat de transport maritime s’analyse comme un contrat d’adhésion.
Ce manque des unités conteneurisées fera donc que beaucoup d’opérateurs import/export basculeront vers le transport conventionnel, en affrétant des navires breakbulk sur le marché spot. C’est ainsi que, comme par effet de vases communicants, la flambée du marché de fret conteneurisé va booster celui du dry/break bulk, lui-même déjà très tendu. Et la demande de transport sur certains segments du marché du vrac sec (dry bulk) devrait aller crescendo sachant que, de l’avis de certains analystes, les exportations du soja brésilien devraient atteindre 15 millions de tonnes[6] pour le seul mois de mars 2021.
Les pays de l’Afrique de l’Ouest, n’offrant relativement que peu d’opportunités de cargaisons de retour (backhaul cargoes), n’attirent que très parcimonieusement les navires, surtout dans la conjoncture actuelle du marché où les armateurs croulent sous les ordres impliquant des ports beaucoup plus «fréquentables»…Outre ce déficit du potentiel-export, les services portuaires de ces pays sont non seulement coûteux mais peu performants. C’est ainsi que les escales des navires dans ces ports sont souvent teintées des surestaries, pouvant être générées soit par des faibles cadences de déchargement, soit par des congestions portuaires. Ce qui non seulement augmente le prix de revient des cargaisons importées, mais crée de surcroît une certaine rareté de navires dans le marché du fait de l’immobilisation de ces tonnages dans ces ports. Ce qui, orthodromiquement, aura tendance à faire monter les taux de fret. D’autres facteurs, toujours endogènes, tels que les frais d’escale des navires (D/A) et les coûts de manutention, relativement et parfois déraisonnablement très élevés dans ces ports, militent aussi pour une hausse des taux de fret[7]. Tous ces facteurs constitueront donc des charges qui viendront se greffer au prix des cargaisons importées. A double tranchant, le déficit de performance portuaire aura également des conséquences néfastes sur la compétitivité des cargaisons destinées à l’export.
L’affaire est donc entendue. Les prix du transport maritime sont aussi façonnés par la (non) performance des ports de commerce. Il y a dès lors lieu de rappeler que les politiques sociales consistant dans l’encadrement des prix des denrées alimentaires importées doivent nécessairement passer par une véritable politique portuaire[8]. Rendre nos ports de commerce plus compétitifs, et donc plus attractifs, en surmontant leur vulnérabilité logistique, nous semble un des axes majeurs pour juguler la hausse des prix de revient des cargaisons importées. Cet objectif nous semble d’autant plus recevable que ce sont les petits consommateurs, y compris nos pauvres ménages, ceux-là mêmes qui sont très loin du landerneau du chartering et de la Supply Chain, qui payent les ratés maritimes de nos politiques.
Capt. Mamadou SOW, PhD, Consultant maritime.
[1] FIOS: Free In Out Stowed. Du point de vue commercial, cette clause indique que le taux de fret n’inclut pas le coût de la manutention de la marchandise (chargement, déchargement, arrimage/désarrimage…).
[2] VLSFO : Very Low Sulfur Fuel Oil. Pour des considérations environnementales, très à la mode de nos jours, l’Organisation Maritime International (OMI) a imposé, depuis janvier 2020 (IMO 2020), une réduction de la teneur du soufre dans le fuel qu’utilisent les navires. Le coût du VLSFO étant naturellement plus élevé que celui du fuel avec haute teneur en soufre, cette nouvelle réglementation devrait impacter l’industrie maritime par une hausse du prix de transport ; mais son entrée en vigueur ayant un peu coïncidé avec le début de la pandémie Covid19, et donc avec la baisse considérable du prix de pétrole, l’impact de IMO 2020 sur les taux de fret a été pour le moins que très timide.
[3] Le 08 mars 2021, dans le même port de Gibraltar, la tonne du VLSFO a pu être cotée à 526 US Dollars.
[4] Par ailleurs, dans un marché aussi tendu, où les offres de transport se font rares, et au moment où les demandes explosent, les armateurs n’exploitent généralement leurs navires que sur le marché spot, plus rentable et moins contraignant…
[5] Même si dans certains cas, face à un chargeur ayant un gros potentiel, il arrive que le transporteur lui applique un taux préférentiel…
[6] Un courtier maritime grec parle de 250 navires déjà fixés pour couvrir cette demande…Même si ce trade fera plutôt recours aux grands tonnages (navires Panamax, voire des Capsize), la demande est telle que les Handymax seront également sollicités.
[7] Les D/A (Disbursement Account, ou «débours» en français) sont payés par les armateurs via les agents maritimes locaux (sauf dans les rares chartes conclues avec la clause Free DA ; mais auquel cas, les frais des D/A sont déduits du prix du fret «normal»). Les frais de manutention quant à eux sont supportés par les intérêts cargaison (chargeur ou réceptionnaires) ; sauf dans les cas des liner trades (conteneurs, par exemple), où les prix du transport inclut les frais de manutention ou THC (Terminal Handling Charges).
[8] Nous ne pouvons nous empêcher de considérer que la situation de quasi-monopole de certains grands groupes dans la gestion de beaucoup de ports de l’Afrique de l’Ouest est souvent à l’origine du niveau élevé des frais portuaires. Sur les roulis et tangages politico-diplomatiques pouvant accompagner la signature des contrats de concessions portuaires en Afrique, nous recommanderons l’article très documenté de Vincent HUGEUX, intitulé « La guerre des ports africains« , in L’Express en ligne, daté du 13 janvier 2009.