Par Michel Lobé Ewané, journaliste, rédacteur en chef de Forbes Afrique.
La polémique qu’a provoqué la décision de l’historien et politologue camerounais Achille Mbembe de donner suite à la proposition d’Emmanuel Macron de débattre avec lui pour revoir les «fondamentaux» de la relation Afrique-France, traduit le profond malaise qui existe entre les deux parties. De fait, cette polémique est avant tout celle des africains francophones. Il est symptomatique que pour les élites anglophones, l’invitation au dialogue avec la France soit plutôt quelque chose de banal. Des intellectuels comme l’écrivaine nigériane Chimamanda Ngozie Adichie, l’avocate sud-africaine Thuli Madonsela ou l’architecte ghanéen David Ajaye font partie de la « commission Mbembe » sans que cela émeuve qui que ce soit dans leur pays. La plupart de ceux qui critiquent le camerounais considèrent qu’il est tombé dans le piège du président français, comme une « belle prise ».
Sans surprise, le tir le plus nourri contre Mbembe vient de son propre pays, le Cameroun. Ainsi, pour le cinéaste Jean-Pierre Bekolo, Achille Mbembe a «accepté de faire le sale boulot… un boulot de nègre». Formule assassine et … malheureuse. Pour Nkolo Foé et Charles Romain Mbele, le politologue serait un «intellectuel comprador». C’est-à-dire qu’il ferait partie des penseurs africains formés en Occident qui servent d’intermédiaire en faveur des produits culturels du capitalisme mondial au continent. Le journaliste et sociologue sénégalais, Boubacar Boris Diop, est lui aussi particulièrement sévère. Dans son offensive contre l’historien camerounais, il ne s’embarrasse d’aucun argument objectif pour le clouer au piloris. Cette affaire «est une mauvaise plaisanterie» assène-t-il avant d’ajouter : «quand j’ai vu la personne chargée de coordonner ça, je l’ai trouvé si pathétique, avec un discours vide».
Pour lui, «l’échec est garanti. Tout le monde doit se dresser contre». Et il ne veut voir dans cette affaire que «l’image d’un pouvoir dominant qui se rend compte que son système est en train de s’effriter et qui trouve des gens pour voir comment arranger ça». Ce florilège de critiques acerbes résume la tonalité des oppositions exprimées contre l’engagement d’Achille Mbembe auprès d’Emmanuel Macron. Les questions que soulève ce tir de barrage sont nombreuses ? Pourquoi ces attaques virulentes contre Achille Mbembe ? Engager le dialoguer avec Macron signifie-t-il pactiser avec le diable ? Que peut concrètement apporter le groupe d’intellectuels autour de Mbembe dans le contexte d’une relation grippée dont on est d’accord des deux côtés sur la profondeur du mal ? La nouvelle approche de la relation Afrique-France que tente de redéfinir le Président Macron – et qui s’écrira peut-être avec l’Afrique – reste floue. Nul n’est besoin d’épiloguer sur le désamour entre l’ancien colonisateur et ses anciennes colonies. Tout a été dit et écrit sur le sujet. C’est la cristallisation sur la personne d’Achille Mbembe et la virulence des réactions que je trouve surprenante.
Personne ne peut en toute objectivité mettre en doute l’intégrité morale et intellectuelle du camerounais, encore moins sa légitimité, ni sur ce dossier en particulier, ni sur les causes et les engagements qu’il développe depuis des années dans ses livres et ses divers écrits. Spécialiste de la post-colonie, il n’a jamais fait preuve de complaisance dans ses analyses sur la relation entre la France et ses anciennes colonies. Certains pensent qu’il a fait allégeance à Macron. C’est mal connaitre le personnage. Ironie de la situation, Achille Mbembe a été ces dernières années, un des critiques les plus acerbes et sans doutes les plus pertinents, de la politique africaine de Macron. «Si, dans ce monde de larcins, calcul froid et cynisme prévalent, qu’est-ce qui distingue donc Emmanuel Macron de ses prédécesseurs s’interrogeait-il, il n’y a pas si longtemps dans les colonnes de Jeune Afrique ? A-t-il, mieux qu’eux, pris l’exacte mesure de ce qui se joue effectivement, à savoir la vertigineuse perte d’influence de la France en Afrique depuis le milieu des années 1990 ? Que certains s’en désolent tandis que d’autres s’en réjouissent importe peu.
Dans un cas comme dans l’autre, l’on a bel et bien atteint la fin d’un cycle historique. Je ne vois pas beaucoup de ses contempteurs d’aujourd’hui contester les analyses de l’historien, lorsqu’il soutient que « la France ne dispose plus des moyens de ses ambitions africaines, à supposer qu’elle sache encore clairement en quoi celles-ci consistent ». Lucide sur les limites de la France, il pointe ce qu’il appelle «le fantasme de la puissance» de l’hexagone qui, dit-il, persiste aussi bien en France qu’en Afrique. «Les uns et les autres continuent de penser et d’agir comme si la France pouvait encore tout se permettre sur un continent lui-même affaibli par plus d’un demi-siècle de gérontocratie et de tyrannie». Sous la loupe de Mbembe, Paris est loin d’avoir une bonne note : «le franc CFA n’est pas toujours aboli. Bien qu’usés, les régimes violents et corrompus ne cessent d’être placés sous respiration artificielle. Les opérations militaires se succèdent, même si pour l’heure, elle se soldent surtout par une interminable métastase des groupes jihadistes et autres cartels de trafiquants et de caravaniers ».
Au fond, lorsqu’on revisite les analyses d’Achille Mbembe sur le sujet, on peut comprendre, après coup, qu’Emmanuel Macron, ayant lu les critiques de l’historien sur sa politique africaine ai souhaité engager la discussion avec ce contradicteur. Parce qu’en homme politique habile, intelligent et opportuniste, ayant le sens de la dialectique, il aime et sait s’enrichir du débat et de la contradiction. Pratiquement tous les thèmes chauds du dossier France-Afrique ont été soulevés par le camerounais dans cette tribune qu’il a publié en réponse à une interview d’Emmanuel Macron à l’hebdomadaire Jeune Afrique . On peut se douter que c’est après avoir lu ce texte, qu’Emmanuel Macron a eu l’idée de débattre avec le camerounais. Au fil de cet article qui questionne, met à nu et démontre l’inefficacité et l’inadéquation de plusieurs des solutions macroniennes sur les dossiers africains, se dévoilaient les esquisses d’un débat plein d’actualité. « A-t-on véritablement pris la mesure des contradictions qui ne cessent de s’accumuler ? interrogeait Achille Mbembe.
Si nous remplaçons ce « on » par « Mr Macron » nous voilà engagés dans un débat direct ! « Comment peut-on vider un contentieux dont on s’évertue à nier l’existence ou à minimiser l’importance ? A-t-on compris que loin d’être transitoire, le discrédit dans lequel la France est tombé est un phénomène structurel et multi-générationnel et non point le résultat de l’envoûtement victimaire de quelques ex-colonisés ? ». Autant de questions soulevées par Mbembe dans ce papier qui pointait directement les analyses développées par Macron dans son interview publiée dans le même magazine. Des questions qui, on s’en doute, reviendrons sur la table du débat prévu dans le cadre du sommet Afrique-France de juillet prochain.La vraie question, alors que tout le monde est d’accord sur le fait que la relation Afrique-France est mal en point, est de savoir si un dialogue, un débat de la nature de celui que Macron a proposé à Mbembe peut contribuer à faire avancer les choses ? En d’autres termes, discuter, dialoguer, débattre entre la société civile africaine et la France officielle peut-il permettre de faire bouger les lignes et avancer la cause de l’Afrique ?
Une chose est sûre. Ce n’est pas dans un débat, fut-il du niveau souhaité par le Président Macron, que vont se dévoiler les contours de la future politique africaine de la France. Ce n’est non plus à cette occasion que sera enterrée la Françafrique. Et le salut de l’Afrique, on le sait, ne viendra jamais de la France. Pourtant un tel débat est utile et nécessaire. N’en déplaise à ceux qui se pincent le nez à l’idée de dialoguer avec Macron. Autant qu’à ceux qui se disent choqués de voir Achille Mbembe jouer les utilités dans ce registre inattendu. Il est important que la France et l’Afrique mette au clair la nature de leurs relations. Cela est important pour les deux bords. La France sans l’Afrique perdra son statut de puissance et ses dirigeants le savant. L’Afrique francophone a besoin de la France car elle ne peut pas amputer une partie de sa conscience historique aussi douloureuse soit-elle. Ceux qui veulent nier cette part de l’histoire finissent par sombrer dans une schizophrénie dont les névroses se manifestent souvent par des réactions excessives et irrationnelles.
Beaucoup, parmi les critiques les plus virulents contre la France sont français, ou ont des conjoints et des enfants français, vivent en France ou rêvent d’y vivre. C’est aussi le cas de diplômés d’universités française ou de parents d’étudiants de ces universités. D’autres encore sont prisonniers du fantasme de l’univers idéalisé que serait l’hexagone. Il peut paraître amusant ou anecdotique de voir les querelles des fans africains vivant en Afrique, de l’Olympique de Marseille face à ceux du Paris Saint-Germain. Parmi eux, vous trouverez de radicaux pourfendeurs de la France. On adore PSG et on déteste OM, ou l’inverse… Bref, on aime la France et on la déteste à la fois. Cette relation d’amour-haine symbolise un mal-être profond, qui correspond à cette étrange schizophrénie qu’est devenue la Françafrique.Mon expérience londonienne m’a permis d’observer non sans admiration comment les ressortissants des anciennes colonies britanniques, vivent leurs relations avec l’Angleterre. Impossible d’adapter Françafrique à partir du préfixe « anglo ». Cela n’aurait pas de sens et ne correspondrait à aucune réalité tangible. L’intégration économique spectaculaire des nigérian et des ghanéens, qui ressemble à celle des indiens et des pakistanais, devrait nous faire réfléchir, nous francophones. Ici la relation avec l’Angleterre est décomplexée et se veut pragmatique. On se bat pour décrocher des marchés en usant de méthodes capitalistiques classiques. Et on fait des affaires sans états d’âme.
En offrant aux sociétés civiles et aux intellectuels africains une plateforme pour débattre de l’avenir des relations entre l’Afrique et la France, Emmanuel Macron a ouvert une perspective et un horizon qui peuvent permettre de réfléchir sur un nouveau cycle historique dans lequel nous pourrions être des co-auteurs. Ce n’est plus à la France d’écrire notre destin. Mais avec elle nous pouvons, nous devons réussir à définir les bases de notre relation commune. C’est pour pourquoi nous devons soutenir Achille Mbembe. Et c’est la raison pour laquelle je formule le souhait que son engagement face à Emmanuel Macron, aussi risqué soit-il, ne soit pas un coup d’épée dans l’eau.