Le dossier EDC Asset Management (EAM) de Côte d’ivoire n’a pas fini de livrer ses secrets. Deux mois et demi après l’enquête de Financial Afrik, révélant les sanctions prises par le régulateur du marché, à savoir le CREPMF, à l’encontre, d’une part, de Paul-Harry Aithnard, directeur général de Ecobank Côte d’Ivoire et aussi, en cette qualité, président du conseil d’administration de EAM Cote d’Ivoire, et, d’autre part, Mike Coffi, ancien directeur général de EAM, les manœuvres judiciaires sont en cours et d’autres révélations viennent s’ajouter au dossier.
L’on se rappelle qu’après le limogeage de Mike Coffi, le 26 mars 2020, le dossier avait perdu en intensité avant de rebondir en janvier 2021 avec les sanctions du gendarme du marché. L’affaire qui couvait au sein des filiales d’Ecobank et de la maison mère a depuis pris une autre dimension. Les deux dirigeants aux premières lignes de ce dossier, à savoir Paul-Harry Aithnard, sommé par le régulateur de quitter immédiatement ses fonctions de PCA et de ne plus présider au conseil d’administration d’une entité d’asset management et Mike Coffi, frappé de dix (10) ans d’interdiction d’exercer toute activité à caractère financier liée à la gestion d’actifs, ont « individuellement » assigné le gendarme du marché devant les juridictions de l’UEMOA. Deux recours « individuels » inédits qui, nous l’espérons, aideront à la manifestation de la vérité au service du développement du marché financier régional.
Des prêts non autorisés
Selon les informations exclusives de Financial Afrik, la filiale EAM avait octroyé des prêts entre $20 et $30 millions de dollars US à diverses entités dont $18 millions de dollars au Groupe Teylium de Yerim Sow sous forme d’une série de financements relais à court terme. Un prêt a été aussi accordé à une société au nom de Supply Vessels Company dont Mike Coffi était le PCA au moment des faits. Par ailleurs, la SCI Bijoux –Abinan Pascal a eu un prêt sans avoir eu à signer une convention de crédit. Idem pour Royals Palm, un développeur de résidences de luxe à Assinie. Même traitement de faveur à Mata Holding du businessman Aboubakar Sidiki Fofana, Seyo Lou etc…. Les prêts concernés, ou « shadow banking », ont été accordés en violation des règles de procédure interne et des limites réglementaires de l’activité de gestion d’actifs.
«Tous les montants accordés ont été à ce jour remboursés», déclare Mike Coffi contacté par Financial Afrik. Une information confirmée aussi par une source de Teylium en ce qui le concerne. Par contre, au sein d’Ecobank, la réponse est plus nuancée : «un montant important a été recouvré, laissant un encours actuel d’environ 4,6 millions USD», déclare-t-on. Ces contradictions confirment de facto la violation de la réglementation liée à l’activité de la société d’asset management.
Interrogé par Financial Afrik, Paul-Harry Aithnard déclare avoir suivi la procédure interne prévue dès qu’il a eu connaissance des irrégularités . «Le rapport d’audit interne a été porté à la connaissance du conseil d’administration de l’EAM par le PCA et les lignes hiérarchiques appropriées au sein du groupe Ecobank. Les transactions non autorisées ont été immédiatement et fermement arrêtées, et la précédente Equipe de Direction d’EAM a été chargée de recouvrir et de sortir les prêts des livres d’EAM. Cette instruction a été réitérée en permanence tout au long des sessions du conseil et des mises à jour régulières ont été fournies. Des mesures disciplinaires ont été prises de manière appropriée contre la précédente équipe de direction et l’affaire a été signalée au régulateur».
Il y a cinq ans, une perte de 95 millions de dollars au Ghana
Il y a cinq ans déjà, en 2016, la banque panafricaine avait provisionné une perte de $95 millions de dollars constatée par SWAM au Ghana, en faveur des institutions de microfinance sans avoir obtenu les accords en interne. Le groupe ETI avait passé l’éponge. En dépit de cette perte, la banque avait décidé de ne pas fermer l’entité. Le patron de SWAM était à l’époque Paul-Harry Aithnard, qui s’était engagé dès 2013 à améliorer les contrôles dans une structure qui ne comportait pas de responsable d’audit interne, d’opérations ou de risque. La similitude entre ce qui s’est passé au Ghana et à Abidjan est frappante bien qu’on veuille au sein du groupe dissocier les deux affaires. «Il n’existe aucun lien entre les deux évènements qui sont différents et n’ont aucun rapport, s’étant déroulés à 5 ans d’intervalle», précise la banque.
Depuis cette affaire, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts. Le banquier Paul-Harry Aithnard a été promu en août 2018 à la tête d’Ecobank Côte d’Ivoire, en charge de la zone UEMOA. Son numéro deux d’alors, Mike Coffi, épinglé en 2015 par le Département Conformité pour violations, est promu patron de SWAM. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, nous voici, cinq ans après Accra, devant une autre affaire, celle d’Abidjan, qui éclabousse l’image de la banque dans la plupart de ses pays de présence.
Ces deux affaires connaissent d’autres développements au sein de la maison mère, Ecobank Transnational Incorporated (ETI), où un banquier, en l’occurrence, Moyo Kamgaing, 59 ans, a été limogé le 1er octobre 2020 pour avoir exigé de la transparence et dénoncé à son époque le scandale de la filiale du Ghana. Mis en «retraite anticipée» selon la formule usitée par la direction de communication du groupe, le cadre camerounais, directeur général d’EDC (filiale d’ETI abritant Investment Banking ou IB et de Securities and Wealth Management ou SWAM) et patron groupe de IB, avait subi les foudres de son supérieur hiérarchique, Amin Manekia, patron de Corporate and Investment Banking (CIB), avant d’être limogé suite à des échanges abrupts avec Ade Ayeyemi, le CEO de ETI.
L’argument évoqué par le CEO serait la fermeture prochaine de la Branche IB pour des motifs économiques, avec un plan de rationalisation des coûts au niveau de la holding qui s’est traduit depuis lors par le départ de plus de 35 personnes. «Toutes les personnes touchées, y compris Moyo Kamgaing, ont été indemnisées conformément aux exigences légales et aux lois de la République du Togo. Tous les paiements ont été effectués auprès de la Banque pour garantir l’équité» selon la Direction de la Communication de la banque qui rejette vigoureusement les propos de l’ex employé.
Dans sa plainte déposée le 11 décembre 2020 et tel que rapporté par notre confrère nigérian «This Day Live», M. Kamgaing déclare avoir été licencié pour avoir refusé de cautionner des “transactions inappropriées et peut-être criminelles”. Et le banquier défendu par le cabinet Oditah de citer nommément les activités de SWAM, et notamment l’affaire pour laquelle EAM a été épinglée en Côte d’Ivoire par le CREPMF, en 2020. L’audition de l’objection préliminaire d’ETI et le rapport de la signification des documents de la Cour ont été fixés au 23 juin 2021. A noter que EDC n’a pas déposé de défense mais plutôt une objection préliminaire dans laquelle elle conteste la territorialité de la signification qui lui a été faite à Lagos. ETI soutient également que la plainte aurait dû être portée devant les tribunaux togolais, bien que Kamgaing ait travaillé pendant ses quatre dernières années au Nigeria, employé par EDC Nigeria.
En attendant, les questions sont nombreuses. La banque sacrifiera-t-elle sa branche IB, une belle affaire créditée, bon an mal an, de 10 millions de dollars de profits, qui plus est, avec un coefficient d’exploitation de 40% (contre 67% pour le groupe) entre des employés basés dans les unités d’EDC à Abidjan, Accra, Lagos et Douala ?
Pour sûr, ce procès Moyo Kamgaing, qui en rappelle un autre, au-delà des intérêts des uns et des autres, interroge ETI sur la faiblesse structurelle de ses règles de gouvernance (dépassées par 20 ans de croissance géographique rapide), la rigueur de ses procédures d’audit interne, la qualité de son conseil d’administration et la probité de son management.
A Lomé, un très attendu rapport Kroll
Cette affaire d’Abidjan commence, comme écrit plus haut, en octobre 2019 lorsqu’ un audit révèle que des prêts non approuvés pour près ou plus de 30 millions de dollars avaient été accordés hors livres par SWAM en Côte d’Ivoire depuis 2015 en utilisant les dépôts libres de certains clients. Mike Coffi, qui gérait SWAM, admet sa responsabilité mais affirme que l’activité était connue au sein de SWAM. A Lomé, l’affaire est suivie de près. Amin Manekia, ex-patron de CIB et superviseur de Mike Coffi, s’était montré disposé, à l’époque, à accepter le plan de correction de celui-ci. L’option implicite retenue était d’étouffer le dossier. Moyo Kamgaing brisera l’omerta par un courriel du 17 avril 2020, adressé à Amin Manekia, expliquant que l’incident était prévisible et invoquant sa responsabilité de supervision.
Embarras dans les hautes sphères
Le 23 avril 2020, Ayeyemi, le PDG d’ETI, signifiera à Kamgaing qu’il allait fermer l’IB sans autre forme de procès et qu’il serait licencié. Des informations vigoureusement démenties par ETI, expliquant que le départ à la retraite par anticipation, s’inscrit dans un plan général de réduction d’effectifs pour motifs économiques. Lors d’une réunion du conseil d’administration d’EDC en mai 2020, Kamgaing a insisté sur le fait qu’une culture d’impunité avait été autorisée à se développer au sein de SWAM pendant de nombreuses années. Ce n’est qu’en janvier 2021, lorsque le régulateur du marché financier de l’UEMOA (CREPMF) a notifié ses sanctions que les lignes commenceront à bouger. Entre temps, de nouvelles réclamations de clients sont également apparues. Cela a conduit le conseil d’administration (CA) de ETI à lancer une enquête par le cabinet Kroll Associates, basé à Londres, dont les résultats sont attendus sous peu. Le Conseil d’administration de ETI prolongera-t-il la loi du silence ou ouvrira-t-il enfin les yeux sur les faiblesses de ses structures de supervision et de contrôle en interne ?