Par Me Aboubacar FALL *
Le 23 Mars 2021 à 7h 30, le navire EVER GIVEN, un des plus gros porte-conteneurs au monde, a perdu le contrôle et s’est échoué dans le Canal de Suez (Egypte), empêchant le trafic en entrée comme en sortie, pendant six (6) jours. Le Canal de Suez, long de 193 km, est l’une des routes maritimes les plus fréquentées au monde puisqu’il permet d’éviter aux navires d’effectuer 6000 km additionnels s’ils devaient passer par le Cap de Bonne Espérance, (Afrique du Sud). Ce navire long de 400 m venait de Chine avec 20 000 conteneurs à son bord à destination de Rotterdam (Pays-Bas). Compte tenu du caractère inédit de cet événement, nous avons voulu, dans une démarche prospective, dresser un bref tableau des différentes responsabilités potentielles résultant de l’échouement du navire EVER GIVEN dans le Canal de Suez. A cette fin, nous identifierons, tout d’abord, les acteurs de cet évènement de mer avant de procéder à une analyse des responsabilités potentielles qui pourraient en découler.
Les différents acteurs de l’événement
A titre de rappel, il convient de souligner que les différents acteurs impliqués dans cet événement et affectés par ses conséquences sont divers et variés. Il s’agit, en particulier (i) de l’armateur et du capitaine du navire en cause, (ii) des nombreux navires contraints de suspendre leur voyage, (iii) des navires ayant été obligés de contourner le continent africain par le Cap de Bonne Espérance, (iv) de l’Autorité du Canal de Suez, (v) des assureurs maritimes / P&I Clubs et (vi) de la société de pilotage /remorquage ayant assisté le navire EVER GIVEN lors de ses manœuvres à l’entrée du Canal de Suez.
La nature des dommages subis par les différents acteurs
Les dommages soufferts par les différents acteurs peuvent être classés en plusieurs catégories, à savoir :
- Les dommages de nature contractuelle liés, notamment, au contrat de vente, au contrat de transport sous connaissement, au contrat sous charte-partie, ou aux contrats d’assurance.
- Les dommages subis par la marchandise transportée aussi bien par le navire EVER GIVEN que par les autres navires, notamment les éventuelles pertes ou avaries.
- Les dommages subis par les ayants-droit à la marchandise pour cause de retard dans la livraison de leur cargaison.
Les dommages extracontractuels, c’est-à-dire ceux causés par le fait délictueux du navire EVER GIVEN ou des autres navires en attente dans le Canal de Suez. En effet, du fait des queues formées par les navires pour entrer dans le Canal de Suez, le blocage causé par le navire EVER GIVEN pourrait avoir occasionné une ou plusieurs colisions dont la principale responsabilité pourrait être attribuée au EVER GIVEN, à titre principal et, subsidiairement à l’Autorité du Canal de Suez.
Les potentielles responsabilités encourues
Il ne s’agit ici que d’hypothèses et non de conclusions définitives en raison de ce que nous ne disposons pas de tous les éléments factuels de cette affaire dont les répercussions ont été ressenties dans le monde entier.
Quelques scenarii de responsabilité en matière contractuelle
Plusieurs situations juridiques pourraient être envisagées ici et chacune d’elles nécessiteraient une analyse approfondie des dispositions du contrat en question (vente, transport par connaissement ou par charte-partie, assurance-facultés ou corps du navire etc…). En voici quelques-unes :
Les cas de pertes ou dommages causés par l’incident du navire EVER GIVEN
Examinons les deux hypothèses suivantes:
-S’il s’agit de pertes ou dommages subis dans le cadre de l’exécution d’un contrat de transport sous connaissement, la question de la responsabilité sera réglée par la Convention internationale ou la loi nationale applicable. Ainsi, dans le cadre d’un contrat de transport soumis à la Convention dite des Règles de la Haye-Visby, à laquelle de nombreux pays ont adhéré, la responsabilité du transporteur du navire EVER GIVEN sera présumée pour les pertes et dommages subis par la marchandise. Ce dernier pourra, cependant, s’exonérer de toute responsabilité en rapportant la preuve de ce que le fait générateur des pertes et dommages n’est pas dû à une violation de son obligation principale de mettre le navire en état de navigabilité. Il est également possible que le fait générateur des pertes ou dommages ne soit pas le même pour le navire EVER GIVEN que pour les autres navires. En outre, à moins que la valeur de la marchandise ait été déclarée et insérée dans le connaissement, le transporteur maritime aura le droit de limiter sa responsabilité.
Il faut souligner ici qu’en ce qui concerne les réclamations liées à des créances maritimes, le transporteur aura toujours la faculté de limiter sa responsabilité en se fondant, notamment, sur la Convention internationale sur la limitation de la responsabilité en matière des créances maritimes signée à Londres le 19 Novembre 1976 ainsi que son Protocole d’amendement signé à Londres le 02 Mai 1996 (LLMC 76 /96). Toutefois, le fait pour le transporteur maritime d’invoquer cette Convention ne constituera pas une reconnaissance de sa responsabilité.
– S’il s’agit de préjudice résultant de l’exécution d’un contrat de transport par charte-partie, il faudra distinguer entre deux types de contrat, à savoir la charte-partie à temps et la charte-partie au voyage. Pour rappel, le contrat de charte-partie est le contrat par lequel le propriétaire du navire (le fréteur) met à disposition de l’affréteur son navire pour un temps déterminé (charte-partie à temps) ou pour l’accomplissement d’un voyage (charte-partie au voyage). Dans l’un ou l’autre type de contrat, les litiges ont très souvent pour origine le retard.
– Le retard dans l’affrètement à temps
Le règlement de cette question dépend de la façon dont les clauses de la charte-partie sont rédigées et du modèle de contrat utilisé par les parties. Si le retard de livraison du navire à l’affréteur est dû au blocage causé par le navire EVER GIVEN, en application du contrat standard de New York Product Exchange (NYPE), il est très probable que le contrat d’affrétement soit annulé au détriment du propriétaire du navire affrété. En revanche si le retard est dû à une période d’attente dans le Canal de Suez, à la suite de l’échouement du navire EVER GIVEN, l’affréteur à temps ne pourra pas déduire ce temps d’attente des loyers dus au fréteur. Cette obligation de payer les loyers est contenue dans tous les contrats standards d’affrètement à temps tels que NYPE, BALTIME ou BOXTIME. Dans le cas de l’EVER GIVEN, le retard ne pourrait pas être imputé aux propriétaires des autres navires qui n’ont commis aucune faute. Soulignons que dans l’affrétement à temps, c’est l’affréteur qui a donné l’ordre au fréteur de transiter par le Canal de Suez.
– Le retard dans l’affrétement au voyage
Si le contrat d’affrètement a été conclu selon le standard GENCON, l’arrivée tardive du navire pourrait exposer les propriétaires à supporter le temps perdu dans le Canal de Suez ainsi que les coûts supplémentaires engendrés par l’événement de l’EVER GIVEN. Toutefois, les propriétaires ne devraient pas être tenus responsables de n’avoir pu se rendre au port de chargement ou déchargement convenu dans la charte-partie s’ils n’ont pas pu physiquement transiter par le Canal de Suez en raison du blocage occasionné par le navire EVER GIVEN.
– Responsabilité résultant du Contrat de Vente
L’événement du navire EVER GIVEN a eu comme conséquence une augmentation de 6% du prix de vente du pétrole brut ainsi qu’un retard dans la livraison de ce produit. Au cas où la livraison n’aurait pu avoir lieu à cause de l’échouement du navire EVER GIVEN, le prix d’achat du produit de remplacement serait augmenté de 6%.
Mise en jeu de la police d’assurance en cas de responsabilité pour dommages à la cargaison transportée
Dans ce cas, les assureurs pourront limiter leur responsabilité contractuelle, dès lors que leurs polices contiennent des clauses d’exclusion de couverture telles que les clauses de retard de livraison. Toutefois, de telles clauses sont inopérantes lorsque la marchandise transportée est périssable ou sensible à la température, comme les produits alimentaires. Par ailleurs, si, par exemple, pour sauver le navire il était nécessaire de le délester d’une partie de sa cargaison pour l’alléger, les frais exposés à cette occasion seraient répartis entre tous les intérêts à la cargaison et le navire déclaré en avaries communes.
– L’absence de responsabilité pour cause de force majeure
Dans les contrats de charte-partie, la clause de force majeure est rédigée de façon «ouverte» ou «fermée». En effet, certaines clauses énumèrent de façon ouverte, les cas de force majeure «The Force Majeure is….including the following… » C’est le cas de la clause ex-ship LiquefiedNatural Gas (LNG) du contrat de vente de pétrole brut de la société British Petroleum (BP). D’autres clauses sont conçues de manière fermées «The Force Majeure is …. excluding the following… » . C’est le cas de la clause contenue dans le contrat de charte-partie à temps pour le transport de gaz naturel liquéfié (GNL) par la société Shell.
– Responsabilité potentielle de l’Autorité du Canal de Suez
Il faut rappeler que l’Autorité du Canal de Suez est une entité étatique indépendante, propriétaire du Canal de Suez. Elle a été créée en remplacement de la Compagnie du Canal de Suez qui existait dans les années 50, après la crise du Canal de Suez. La loi numéro 30 de 1975 qui le régit dispose que l’Autorité est chargée de gérer, d’exploiter, d’entretenir et de surveiller le Canal de Suez. Une de ses principales missions consiste à réglementer l’accès et la navigation du Canal, conformément à la Convention de Constantinople. Les règles de navigation sont élaborées par l’Autorité du Canal et approuvées par un Conseil d’Administration. Au titre de la gestion de l’exploitation du Canal, l’Autorité du Canal de Suez perçoit des redevances substantielles en contre partie des services qu’elle fournit aux navires. Il s’ensuit, dès lors, que l’Autorité pourrait voir sa responsabilité contractuelle engagée par les affréteurs et les intérêts de la cargaison de l’EVER GIVEN ainsi que par les autres navires affrétés par cet événement. Les arguments pour fonder la responsabilité de l’Autorité du Canal de Suez s’articuleraient autour des éléments de faits suivants, notamment,
– dragage déficient du Canal
-entretien défectueux du Canal
-gestion inadéquate de l’événement causé par l’EVER GIVEN
-faute de n’avoir pas empêché l’entrée dans le Canal de certains des 400 navires qui étaient directement bloqués.
-Faute de n’avoir pas empêché le navire EVER GIVEN de passer par le Canal
– L’Autorité du Canal de Suez pourrait agir en responsabilité contre le navire EVER GIVEN
Pour ce faire, l’Autorité du Canal de Suez devra rapporter la preuve de ce que toute la responsabilité des dommages intervenus aux navires et à leurs cargaisons incomberait au navire EVER GIVEN. Une fois, cette preuve faite, l’Autorité du Canal pourrait également réclamer des dommages-intérets au titre du manque à gagner résultant de la fermeture, pendant six (6) jours, du Canal de Suez. En effet, cette situation aurait fait perdre à l’Autorité du Canal de Suez de 14 à 15 million de dollars des Etats Unis par jour.
La responsabilité potentielle des pilotes du Canal de Suez pourrait également être recherchée.
Rappelons que le gouvernement Egyptien exige que les navires qui passent par le Canal de Suez aient à leur bord un ou plusieurs pilotes appartenant à l’Autorité du Canal de Suez. Dès lors, il n’est pas sans intérêt de voir si l’action des pilotes n’a pas pu contribuer à l’échouement du navire EVER GIVEN. Mais, il faut, au préalable, interroger la loi du pays en question. En effet, dans certaines législations la présence du pilote à bord du navire n’exonère pas le capitaine de sa responsabilité. Toutefois, l’on pourrait très vraisemblablement présumer que la parfaite connaissance par le pilote du Canal de Suez et de ses particularités de navigation (les eaux du Canal, le fond, l’influence des courants, le flux des marées etc.) devrait pouvoir fonder une responsabilité entière ou partielle de ce dernier.
Conclusion
La réflexion juridique qui précède ne constitue qu’une analyse théorique de la mise en jeu de potentielles responsabilités. En effet, seule une connaissance précise de la cause ou des causes de l’échouement du navire EVER GIVEN permettrait d’établir de manière certaine les responsabilités imputables aux différents acteurs concernés par cet évènement de mer qui a sensiblement affecté le commerce international de marchandises.
Références
Ever Given: once again a maritime accident has comme to the attention of the international community by San Simon & Duch, Maritime Lawyers, voir www.https://lsansimon.com
Ever Given – Suez delays- Who pays for the consequences?
Voir www.https://safety4Sea.com, 14 avril 2021
Voir également https://www.hellenicshippingnews.com
Canal de Suez bloqué : quelles conséquences pour le commerce mondial ? Voir France 24 du 25 mars 2021 https://www.france24.com
Ever Given « la situation de l’Ever Given a été suffisamment exceptionnelle pour permettre la déclaration d’avarie commune » par Me Christine EZCUTARI in Ports et Corridors- L’actualité de la logistique portuaire. Voir htpps://www.portsetcorridors.com.
A propos de Me Aboubacar FALL
Me Aboubacar FALL est Docteur en droit, avocat au Barreau du Sénégal et Membre Titulaire du Comité Maritime International (CMI).Il possède une grande expérience en droit du commerce maritime international. Il dirige, au sein du Cabinet AF Legal dont il est associé, l’équipe d’avocats en charge du Droit du Commerce International. Il conseille et représente de nombreux clients étrangers tant en matière de transport sous connaissement que par charte-partie. Me Fall enseigne le droit maritime et le droit de la mer et a publié de nombreux articles dans des revues spécialisées aussi bien en Afrique qu’en dehors du continent.Email :a.fall@aflegal.sn/