Par KOUASSI Kouamé, Ingénieur Statisticien Economiste. Ancien Directeur et Ancien Administrateur de la BCEAO Ancien Directeur Général du Budget et des Finances
L’annonce de la réforme du franc CFA par les Présidents Macron et Ouattara et la signature d’un nouvel accord de coopération monétaire entre la France et les pays de l’UMOA en décembre 2019 ont été suivies par l’approbation dudit accord par l’assemblée nationale et le sénat français en décembre 2020 et janvier 2021. Ce nouvel accord de coopération monétaire vient d’être complété par une convention de garantie signée en décembre 2020 par la BCEAO et le ministère français de l’économie et des finances. Rappelons que la réforme porte sur la modification de certaines dispositions, à savoir, le changement de dénomination de franc CFA à Eco, la suppression du compte d’opérations auprès du Trésor français, et la fin de la présence de représentants français dans les instances de la BCEAO. La réforme maintient en revanche la fixité de parité du franc CFA à l’euro, et la garantie de convertibilité de la France, qui constituent les dispositifs essentiels dont la France se sert pour maintenir son contrôle sur les pays de la zone Franc.
Matérialisation des modifications annoncées
L’examen de l’accord de coopération monétaire et de la convention de garantie fait apparaître que ceux-ci entérinent la suppression du compte d’opérations et la fin de la présence de représentants français dans les instances de la BCEAO. En revanche, contrairement à l’annonce et la campagne médiatique menée sur la réforme, le changement de dénomination de franc CFA à Eco n’y apparait pas, et reste au stade de volonté. Il n’y a ni dans l’accord de coopération monétaire ni dans la convention de garantie, une trace quelconque d’une décision mettant fin au franc CFA et sa transformation en Eco. Les seuls passages, que l’on peut rattacher à la question de la dénomination de la monnaie, se situent dans le préambule de l’accord de coopération monétaire. Ces passages indiquent que ‘’les Etats de l’UMOA sont résolus à concrétiser le projet de monnaie unique de la CEDEAO’’, et que ‘’la France prend acte de la décision de ces Etats de changer la dénomination de leur monnaie’’. La France prend acte d’une décision qui n’est pas effective, n’étant actée par aucun texte à ce jour. Elle aurait dû plutôt prendre acte de la volonté de ces Etats de changer la dénomination de leur monnaie. Selon l’article 19 du Traité de l’UMOA, le changement de dénomination de la monnaie relève d’une décision du conseil des ministres. Et pour l’heure, il n’y a aucune décision du conseil des ministres de l’UMOA dans ce sens. L’annonce de la transformation du franc CFA en Eco dans la zone UMOA serait probablement un coup médiatique pour court-circuiter le projet de monnaie Eco de la CEDEAO. Elle a eu pour effet de casser la dynamique de mise en place de cette monnaie, même si la crise sanitaire et économique liée à la pandémie de la COVID-19 a considérablement affecté le plan de travail de sa mise en œuvre. Le franc CFA n’est pas mort et il ne mourra pas de si tôt. Il est promis à de belles années encore, dépouillé de ses autres marqueurs les plus irritants : le compte d’opérations auprès du Trésor français, la présence de représentants français dans les instances de la BCEAO, et la rémunération du compte d’opérations devenue une lourde charge dont la France avait hâte de se débarrasser.
Représentation indirecte ou directe selon les circonstances
La France a remplacé la participation de ses représentants aux instances de la BCEAO par une participation indirecte, à travers une personnalité indépendante qu’elle fera nommer au Comité de politique monétaire, et un système de ‘’reporting’’ au Trésor français. A ce dispositif, s’ajoutera dans certaines circonstances, la désignation de représentants français au Comité de politique monétaire, au Conseil d’administration et à la Commission bancaire (pour prévenir et gérer une crise ou lorsque le taux de couverture de l’émission monétaire par les réserves de change est inférieur ou égal à 20%). Ce qui ramènerait quasiment à la situation de représentation qui prévalait avant la réforme. Quel serait le sens de la présence de représentants français au sein de la commission bancaire de l’UMOA ?
Par ailleurs, on peut se demander si c’est la présence de représentants français dans les instances de la BCEAO qui pourrait inverser une tendance négative de l’évolution des réserves de change. Leur présence continue dans ces instances, par le passé, n’avait pas empêché l’épuisement des réserves de change et la dévaluation du franc CFA en 1994. Selon l’article 4 de la convention de garantie, la désignation de représentants français dans les instances de la BCEAO, pour prévenir ou gérer une crise, permettrait à la France d’y porter sa position. Mais, est-ce aux réunions du Conseil d’administration, du Comité de politique monétaire ou de la Commission bancaire que la France doit porter sa position pour prévenir ou gérer une crise ? C’est plutôt auprès des Etats ou du Président du conseil des ministres de l’UMOA qu’elle devrait le faire, agissant dans le cadre d’accord d’Etat à Etat.
Parallélisme des formes au niveau des acteurs
L’accord de coopération monétaire est un accord entre la France et les pays membres de l’UMOA, signé par les ministres de l’économie et des finances respectifs. Quant à la convention de garantie, elle est signée, d’une part, par le ministre français de l’économie et des finances qui incarne la république et le pouvoir exécutif français, et d’autre part, par la BCEAO qui est l’institut d’émission des pays de l’UMOA, mais n’incarne pas les Etats membres et leurs pouvoirs exécutifs. Même si l’accord de coopération monétaire stipule en son article 2, qu’une convention est conclue entre le ministre de l’économie et des finances du Garant (la République française) et la BCEAO, cela apparaît comme une anomalie, et comme un assujettissement de l’institut d’émission des pays de l’UMOA à des pouvoirs politique et administratif étrangers.
L’accord de coopération monétaire ayant été signé par les pouvoirs politiques des deux parties (France et pays de l’UMOA), une attitude normale aurait voulu que la signature de la convention de garantie, qui est une application de l’accord de coopération monétaire, soit signée par la BCEAO, d’une part, et de l’autre, par la Banque de France et, à la limite, par le Trésor français. Dès lors que le ministre français de l’économie et des finances est signataire de la convention de garantie, celle-ci devrait alors être signée, côté UMOA, par les ministres de l’économie et des finances des pays membres. Quitte à ce que les deux banques centrales (Banque de France et BCEAO) la mettent en œuvre, en relation avec le Trésor français. La République française est le Garant et la Banque de France est son banquier. Ce sont les Etats de l’UMOA qui ont sollicité encore la garantie de la France (c’est ce qui est dit) et la BCEAO est leur banquier. Même si l’engagement de garantie de la France est un engagement budgétaire, cela ne saurait justifier un tel traitement, qui a peu varié dans sa nature depuis la période coloniale, d’abord avec l’institut d’émission d’outre-mer, puis depuis plus de 60 ans avec la BCEAO.
D’un compte à un autre au Trésor français
Le compte d’opérations auprès du Trésor français est supprimé. Mais, il est remplacé par un autre compte, toujours ouvert dans les livres du Trésor français, dénommé ‘’ligne de trésorerie DFT’’ (Dépôt de Fonds au Trésor), dont les modalités de fonctionnement sont définies dans une annexe à la convention de garantie, dont le contenu n’est pas révélé. La ligne de trésorerie DFT est un compte bancaire auprès du Trésor français, mis en place au profit des collectivités territoriales ou d’établissements publics locaux pour faciliter les opérations de leurs régies de recettes et/ou d’avances. La BCEAO serait-elle traitée comme les services administratifs français, dont le Trésor assure le rôle de banquier ?
Pour l’activation de la garantie, la BCEAO doit saisir le ministre français de l’économie et des finances, et également l’Agence France Trésor et le Contrôleur budgétaire et comptable du ministère français de l’économie et des finances, à qui elle notifiera les montants et les dates d’exécution des opérations. L’Agence France Trésor est un service rattaché au Trésor, et chargé de gérer la trésorerie et la dette de l’Etat français. Une attitude normale empreinte de considération aurait voulu que ce soit le Président du conseil des ministres de l’UMOA qui saisisse son homologue français, d’une demande d’activation de la garantie, lequel instruirait alors le Trésor français et la Banque de France, à qui la BCEAO adresserait une requête avec les indications des montants et des dates d’exécutions des opérations.
Selon l’article 7 de la convention de garantie, lorsque le compte DFT de la BCEAO au Trésor français est débiteur, il engendre des intérêts, et la BCEAO doit y verser au moins 80% des flux de devises qu’elle encaisse. Cet article laisse penser que le compte DFT de la BCEAO peut être débiteur ou créditeur. Qu’en est-il de la rémunération lorsque celui-ci est créditeur ? La ligne de trésorerie DFT de la BCEAO dans les livres du Trésor français remplace, sous une autre forme, l’ancien compte d’opérations. La BCEAO a un compte de correspondant à la Banque de France, à partir duquel elle devrait pouvoir effectuer des règlements au profit du Trésor français, en remboursement des avances qui seraient consenties. Elle ne devrait donc pas avoir à déposer des devises sur un compte au Trésor français.
Parité fixe, rigidité monétaire et compétitivité
La fixité de parité du franc CFA à l’euro pouvait se justifier économiquement lorsque plus de 80% des échanges des pays membres étaient effectués avec la France et la zone euro. Son maintien aujourd’hui apparaît anachronique, avec des échanges qui ne représentent plus que moins d’un quart. La stabilité monétaire ce n’est pas la fixité de parité, qui sur le long terme s’apparente plutôt à une rigidité préjudiciable aux économies de la zone Franc, dans un monde globalisé où la flexibilité est devenue la règle. Sans la fixité de parité, la stratégie de contrôle des pays de la zone Franc et de leur monnaie par la France s’effondre, car ne pouvant alors offrir sa garantie. Que l’ambition de transformation économique des pays membres invite à plus de flexibilité monétaire, la France reste accrochée à son offre de garantie adossée à la fixité de parité. Cela lui permet aussi de mettre les entreprises françaises à l’abri de toute fluctuation monétaire sur les profits et autres revenus de leurs investissements dans la zone. La rigidité du système de parité fixe, figé sur longue période, créé des écarts de compétitivité défavorables, et n’offre à long terme (30 à 40 ans), qu’un recours à un ajustement douloureux pour compenser les avantages de flexibilité monétaire, dont de nombreuses économies concurrentes ont pu tirer profit sur longue période.
Plusieurs secteurs d’activités des pays de la zone Franc sont confrontés à des écarts de compétitivité significatifs sur les marchés extérieurs et locaux. C’est le cas, en autres, des filières textile, avicole, de l’huile végétale, du sucre, de la charcuterie et de la banane à l’exportation, qui subit une vive concurrence de producteurs sud-américains (Equateur, Colombie, Costa Rica) sur le marché de l’Union européenne. La liste est loin d’être exhaustive. A l’instar de nombreux autres pays, la Colombie et le Costa Rica ont doté leurs économies d’une flexibilité monétaire et ont pu maintenir des économies compétitives, accompagnées d’une stabilité monétaire comparable à celle des pays de la zone Franc. Ils sont parvenus à limiter la variation annuelle de leurs monnaies à 2,6% et 2,4% en moyenne sur les 18 dernières années, et ont enregistré un taux d’inflation moyen de 3,2% et 3,8% sur les dix dernières années (2% et 3,7% sur les trois dernières années). Plusieurs autres pays se trouvent également dans cette dynamique de promotion d’une économie compétitive dans une stabilité monétaire, illustrée par la faiblesse de l’évolution de leur monnaie sur les 18 dernières années et de leur taux d’inflation sur les dix dernières années.
C’est le cas des pays ci-après :
- Thaïlande (-1,9% ; 1,6%), Indonésie (2,1% ; 4,8%), Philippines (0,2% ; 3,2%), Cambodge (0,2% ; 3,2%), Vietnam (2,7% ; 6,1%), Laos (-0,1% ; 3,8%) ;
- Chili (0,8% ; 3%), Pérou (-0,4% ; 2,8%), Honduras (2,7% ; 4,6%), Guatemala (-0,1% ; 4,1%), Paraguay (3,1% ; 4,2%).
Qui assure vraiment la convertibilité du franc CFA ?
De nombreux observateurs relèvent qu’il y a désormais peu de chance, que la garantie de la France soit à nouveau activée, et que les découverts auprès du Trésor français se reproduisent, car aujourd’hui le Fonds monétaire international et la France poussent systématiquement les pays de la zone Franc à la dévaluation, dès qu’un épuisement de leurs réserves se profile à l’horizon. Mais, qui assure réellement la convertibilité du franc CFA ? La convertibilité du franc CFA est assurée par les pays africains, avec leurs réserves de change, et non par la France. L’article 2 de l’accord de coopération monétaire stipule que ‘’la France apporte son concours à l’UMOA pour garantir la convertibilité de sa monnaie en euros à un cours fixe, sur la base de la parité en vigueur’’.
Faut-il comprendre que c’est le concours de la France qui garantit la convertibilité du franc CFA ou assure la convertibilité de cette monnaie ? Faut-il au contraire, comprendre que la France apporte un concours aux pays de l’UMOA, dans l’engagement qu’ils prennent avec l’adoption d’un régime de parité fixe, d’assurer à leurs populations la garantie de la convertibilité du franc CFA à la parité en vigueur ? Le concours qu’apporte la France vaut, quelque soit le cours fixe qui serait déclaré en vigueur par les pays de l’UMOA. L’adoption d’un régime de parité fixe par un pouvoir politique est en soi, l’expression d’un engagement à l’égard des citoyens et des acteurs économiques, de garantir la convertibilité de la monnaie à la parité fixée. La France propose donc d’apporter son concours à la consolidation de la garantie de convertibilité que les pays de l’UMOA assurent à leurs populations.
Faisons un parallèle avec l’exemple ci-après.
Monsieur Mamba veut louer une résidence de standing auprès d’une agence immobilière. Celui-ci produit son bulletin de salaire pour assurer l’agence que le paiement du loyer sera garanti. Pour conforter sa situation, il produit également une garantie de sa banque, stipulant qu’en cas de difficultés celle-ci mettra à sa disposition les fonds nécessaires au travers d’un découvert illimité, pour lui permettre de payer son loyer. La banque prétend alors qu’elle assure le paiement du loyer de monsieur Mamba. Peut-on considérer que c’est la banque qui assure le paiement du loyer de monsieur Mamba, comme elle le prétend ? Ou est-ce monsieur Mamba qui assure lui-même le paiement de son loyer ? Si on ne peut pas affirmer que c’est la banque qui assure le paiement du loyer de monsieur Mamba, et si on reconnait que c’est ce dernier qui assure lui-même le paiement de son loyer, alors on ne peut pas affirmer que c’est la France qui assure la convertibilité du franc CFA. Et on doit alors reconnaître que ce sont les pays de la zone Franc qui assurent eux-mêmes la convertibilité de leur monnaie, avec leurs réserves de change.
Enjeux réels de la garantie de la France
Malgré la mise en œuvre de la garantie de la France dans les années 90, les pays de la zone Franc n’avaient pas été en mesure d’assurer jusqu’au bout la convertibilité du franc CFA à la parité en vigueur, et avaient dû dévaluer leur monnaie, n’ayant pas réussi à reconstituer leurs réserves de change durant cette période. L’offre de garantie de la France n’a donc pas pour ambition d’éviter aux Etats de la zone Franc de subir une éventuelle dévaluation de leur monnaie, en cas d’épuisement de leurs réserves de change. C’est ce qui s’est passé en 1994, et c’est ce qui s’offre aux pays de la zone CEMAC depuis ces trois dernières années. Quel est donc le sens réel de la garantie de la France, si elle ne peut pas permettre aux Etats de la zone Franc d’éviter une éventuelle dévaluation de leur monnaie ? En réalité, les véritables enjeux de la garantie que la France offre aux pays de la zone Franc portent d’abord sur le maintien d’un contrôle sur ces pays, à travers leur monnaie. Ils portent également sur l’assurance de la poursuite des opérations de transferts à l’extérieur par les deux banques centrales, en cas d’épuisement de leurs réserves de change, permettant par la même occasion aux entreprises françaises de rapatrier leurs revenus et leurs capitaux, avant qu’une dévaluation n’intervienne.
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Il y a autour du franc CFA un discours trompeur, entretenu à dessein. La réforme ne transforme en rien le rôle de la France, qui se reconnait un nouveau rôle de garant financier, dans lequel il se présentait pourtant déjà par le passé. Les dispositifs dont la suppression a été annoncée en grande pompe reviennent finalement par la fenêtre sans bruit.
Le lien avec le Trésor français n’est pas rompu, sa tutelle sur la monnaie des pays de l’UMOA ayant été maintenue, avec à la clé d’énormes économies sur les coûts que la France supportait auparavant. Le Trésor français continue d’exercer un contrôle politique sur la BCEAO, qui n’est pourtant pas soumise à une telle tutelle et un tel contrôle de la part des Trésors nationaux des pays membres de l’UMOA. Le dispositif de la convention de garantie, conduisant à assimiler les pays africains à des services de l’administration française, est caractéristique d’un manque de considération à l’égard des pays de l’UMOA et de la BCEAO. La France ne semble pas réaliser que ce n’est pas uniquement le dépôt de 50% des devises des pays de la zone Franc dans un compte d’opérations auprès du Trésor français qui est dénoncé par de nombreux africains. Le principe même que les deux banques centrales (BCEAO et BEAC) aient un compte dans les livres du Trésor français est perçu par ceux-ci comme une grosse anomalie, qui devrait être corrigée. Peut-être que la France et les dirigeants africains ne peuvent percevoir cela comme une