Par Christine Holzbauer, Paris.
La brouille entre le Maroc et l’Allemagne a-t-elle atteint son paroxysme ? Le rappel de l’ambassadrice du Royaume chérifien à Berlin pourrait le laisser penser. Financial Afrik a demandé à Emmanuel Dupuy, président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE), de décrypter cet imbroglio politico diplomatique qui n’affecte pas que Berlin, mais concerne aussi l’Espagne.
Le Maroc a-t-il raison de tenir tête à l’Allemagne ? Plusieurs économistes ont déjà pointé du doigt les répercussions que la fâcherie diplomatique entre les deux pays pourrait entrainer sur les importants intérêts économiques liant le Royaume chérifien à l’Allemagne, notamment dans le port de Tanger Med. Toutefois, cette querelle, qui remonte officiellement à mars dernier, loin d’affaiblir la position du Royaume chérifien, serait même en train de le renforcer en Afrique. Le président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE), Emmanuel Dupuy, note qu’à ce jour «pas moins de 21 pays ont déjà accepté d’ouvrir un consulat à Dakhla et Laâyoune, une grande partie d’entre eux en Afrique».
En ferraillant avec l’Allemagne, Mohammed VI se retrouverait, ainsi, conforté dans la détermination de son père avant lui de faire reconnaitre la souveraineté du Maroc sur ses provinces sahariennes. Tout en concrétisant son dessein «d’ancrer durablement le retour du Maroc dans l’Union africaine en attendant son intégration dans la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) », fait valoir le président de l’IPSE. Avec, sur un autre front, «une avancée considérable de la diplomatie marocaine en Amérique latine concernant la reconnaissance de la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental», ajoute-t-il.
L’Espagne, également à l’index
Bien que n’étant pas la seule pomme de discorde entre Rabat et Berlin, «la position jusqu’au-boutiste de l’Allemagne qui a défendu le statut quo ante contre la décision américaine jusqu’au Conseil de sécurité de l’ONU, sans toutefois être entendue, a fini par provoquer l’ire du ministre marocain des affaires étrangères», rappelle Emmanuel Dupuy. Dans un communiqué en date du 6 mai, ce dernier a d’ailleurs annoncé le rappel de son ambassadrice en Allemagne «pour consultations», jugeant très «négative» l’acharnement diplomatique de Berlin contre le Maroc. Après la décision de l’ex Président américain Donald Trump, le 10 décembre, de rouvrir une section d’intérêt économique à Dakhla, remettant en cause la non-reconnaissance de la souveraineté du Maroc sur ses provinces sahariennes, -lesquelles sont disputées depuis quarante ans par le Front Polisario, soutenu par l’Algérie,- la diplomatie marocaine n’a eu de cesse de dénoncer des «actions attentatoires» à l’égard des intérêts supérieurs du Royaume et de de se plaindre d’un « activisme antagonique » de l’Allemagne à son égard, précise le communiqué. En échange, Rabat a concrétisé la reprise de ses relations avec Israël en reconnaissant l’Etat hébreux.
Emmanuel Dupuy souligne, toutefois, que le Maroc n’a pas que maille à partir avec l’Allemagne. « La crise actuelle avec l’Espagne me semble encore plus profonde, affirme-t-il, suite à ce que les médias espagnols ont dénoncé comme le ‘Ghali gate’, du nom de Brahim Ghali, le chef du Polisario. » Selon plusieurs sources, ce dernier a pu entrer en territoire espagnol avec la complicité avéré de l’Etat algérien qui lui aurait fourni de faux documents et logistique pour y être hospitalisé. Ce qui a entrainé une convocation immédiate de l’ambassadeur d’Espagne à Rabat sommé de s’expliquer sur cette entrée clandestine. «L’Espagne est, aujourd’hui, l’un des principaux investisseurs européens au Maroc avec 12 milliards d’euros d’investissement directs étrangers en 2020. Le souverain chérifien n’a pas manqué de rappeler à son homologue espagnol, le roi Felipe d’Espagne, la très grande convergence économique entre les deux pays, en plus de leur histoire commune», insiste le président de l’IPSE.
Manque de reconnaissance de la médiation marocaine sur la Libye
Le 5 mai, des centaines de Marocains établis en Espagne ont d’ailleurs manifesté dans plusieurs villes pour dénoncer la clémence du gouvernement espagnol vis-à-vis du chef du Polisario. La justice ibérique, de son côté, souhaite l’entendre sur plusieurs crimes graves qui lui sont reprochés, allant du viol au terrorisme en passant par le génocide et des faits de tortures et de disparitions. Mais, pour Emmanuel Dupuy, les résultats aux dernières élections régionales, qui ont laminé le Podemos (parti d’extrême gauche, membre de la coalition au pouvoir), entrainant la démission de son leader Pablo Iglesias, pourraient augurer d’un changement d’attitude de Madrid qui a toujours manifesté un soutien inconditionnel à la cause sahraouie. «Dans cas, Rabat devrait en sortir encore plus conforté vis-à-vis des Européens et, notamment, de l’Allemagne, et notamment en ce qui concerne ses efforts de médiation en Libye».
Le ministère marocain des Affaires étrangères a déploré dans son communiqué du 6 mai «l’acharnement continu» de l’Allemagne à combattre le rôle régional du Maroc, notamment dans le dossier libyen. Rabat, qui n’avait pas été invité à la conférence de Berlin sur l’avenir de la Libye en janvier 2020, n’a jamais pardonné à l’Allemagne cette décision. Autre grief politique, cette fois, de Rabat à l’encontre de Berlin, sa «complicité à l’égard d’un ex-condamné pour actes terroristes.» Il s’agit de Mohamed Hajib, un ressortissant germano-marocain condamné en 2010 au Maroc à dix ans de réclusion pour «terrorisme», une sentence ramenée à cinq ans début 2012, et qui publie régulièrement des critiques à l’égard du Maroc sur les réseaux sociaux. L’attitude des autorités allemandes, «pour le moins embarrassée dans cette affaire, semble accréditer la thèse selon laquelle Mohamed Hajib travaillerait pour les services allemands», avec lesquels les autorités marocaines avaient, pourtant, pleinement collaboré lors des attentats du 19 décembre 2016 sur le marché de Noël de Berlin qui avaient fait 12 morts et 70 blessés, regrette Emmanuel Dupuy.