Fait inédit. Plus de la moitié des membres du gouvernement camerounais est sur la sellette pour la gestion des fonds dédiés à la lutte contre la pandémie du coronavirus. Il est question pour les enquêteurs du Tribunal criminel spécial (TCS) de démêler l’écheveau sur l’usage de 180 milliards de FCFA (334 millions de dollars) provenant respectivement des 135 milliards (226 millions de dollars) d’un emprunt auprès du FMI et des 45 milliards du trésor public débloqués sur instructions du président de la République, Paul Biya.
Selon des sources bien informées, des auditions prescrites par le chef de l’Etat pour «un audit des fonds affectés à la lutte contre le coronavirus» qui se déroulent depuis quelques jours au TCS mettent en ballotage défavorable, la plupart des membres du gouvernement ayant déjà fait leurs dépositions. En tout, vingt-trois ministres sont concernés par l’enquête, au rang desquels le Premier ministre, Joseph Dion Nguté, qui a déjà donné sa version des faits. Les dernières auditions des membres du gouvernement cités dans l’affaire sont prévues en début de semaine. Le temps presse, et il faut faire vite au moment où le Cameroun négocie actuellement un second accord avec le Fonds monétaire international (FMI) dans le cadre la Facilité élargie du crédit (FEC) qui devrait permettre au Cameroun de bénéficier en juin prochain d’un concours financier de 375 milliards de FCFA, (environ 696 millions de dollars) en vue de poursuivre le développement de son économie.
Problème, le FMI conditionne ce financement par la présentation d’un «audit clair et précis» sur la gestion des fonds précédemment débloqués en avril 2020 au titre de la Facilité de crédit rapide (FCR) pour aider le Cameroun à répondre aux besoins urgents de financement de sa balance des paiements dus à la pandémie de COVID-19 et aux chocs sur les termes de l’échange provoqués par la chute brutale des prix du pétrole. Déférant aux « hautes instructions du président de la République », le Secrétaire général de la présidence, Ferdinand Ngoh Ngoh, a adressé le 6 avril 2021, une correspondance au ministre de la Justice Laurent Esso pour l’ouverture d’une enquête judiciaire sur la gestion des fonds COVID. «En vous faisant tenir ci-joint copie du rapport de la chambre des Comptes de la Cour suprême, j’ai l’honneur de vous répercuter les hautes directives du chef de l’Etat prescrivant l’ouverture d’une enquête judiciaire contre les auteurs, coauteurs et complices des cas de malversations financières y relevés». On comprend la fébrilité qui s’est emparée des ministres concernés au point que d’aucuns se verraient déjà dans l’antichambre de la prison.
Toutefois, au-delà d’une démarche salutaire visant la promotion de la bonne gouvernance au Cameroun, ce « covidgate » remet au goût du jour, des batailles de positionnement et du leadership dans le sérail, avec en ligne de mire, la succession de Paul Biya à la tête du pays. Agé de 88 ans dont 39 passés au pouvoir, le chef de l’Etat dont le mandat s’achève en 2025 ne devrait pas selon toute vraisemblance être candidat à sa propre succession. Si officiellement personne au RDPC (Rassemblement démocratique du peuple camerounais, au pouvoir) n’ose se positionner, nombreux sont ceux qui rêvent d’un destin national. D’où les petites opposition entre gens du pouvoir. Ainsi, bien qu’issus du même bord politique, les trois responsables concernés pour la conduite de cette opération « main propre » prescrite par le président de la République sont loin de parler le même langage. Plusieurs fois, l’autorité de Joseph Dion Ngute a été mise à rude épreuve aussi bien par Laurent Esso que par Ferdinand Ngoh Ngoh. Ces collaborateurs du chef de l’Etat dont des sources prêtent plusieurs parrainages au gouvernement et dans la haute administration publique ne lésinent pas sur les moyens pour se régler des comptes surtout par personnes interposées.
Pendant ce temps, le conseil d’administration du FMI qui devrait tabler sur le dossier du Cameroun le 23 juin 2021 attend des éclaircissements. Le temps presse. La pression sur les autorités camerounaises est forte d’autant qu’au fil des semaines, le FMI, apparemment bien informé, semble avoir durci sa position. Il n’est pas donc exclu que Paul Biya qui sera en possession des conclusions de l’enquête judiciaire cette semaine, sévisse durement envers des ministres jugés fautifs en procédant dans un premier temps à un remaniement ministériel. Ce qui donnerait plus de chance au Cameroun d’accéder à ce nouveau financement. Dans un second temps, tout laisse croire que des ministres reconnus coupables de détournements de deniers publics devraient faire face à la rigueur de la loi. Ils pourraient être directement mis sous mandat de dépôt en prison grossissant le nombre d’anciens ministres et de hauts responsables publics et privés embastillés dans le cadre de la campagne anti-corruption dénommée l’opération « Epervier ».