30 minutes. C’est le délai donné le 18 mai à l’ambassadrice marocaine en Espagne, Karima Benyaich, pour se présenter devant la ministre espagnole des Affaires étrangères, Arancha González Laya, qui voulait faire le point sur la crise migratoire. Peine perdue, la représentante du royaume chérifien ne défèrera pas à cette convocation rare dans les us et coutume de la diplomatie depuis Metternich. Rappelé par le ministre marocain des Affaires Etrangères jusqu’ à nouvel ordre, Karima Benyaich, subit les contrecoups de l’affaire Brahim Ghali. Agé de 74 ans et atteint de Covid-19, le leader du Polisario s’était présenté, fin avril dernier, dans un hôpital de Logroño, au Nord de l’Espagne, sous une fausse identité et avec un médecin algérien, vraisemblablement décédé depuis les années 2000.
Bref, une dissimilation sensée soustraire Madrid de sa propre justice, émettrice d’un mandat contre le leader du Polisario. Le Maroc avait «révélé dès le 19 avril» la présence de Brahim Ghali en Espagne. Rabat dit disposer d’informations sur les «complicités» dont M. Ghali a bénéficié avant son départ et être en mesure de «dévoiler plus d’éléments en temps opportun». Madrid avait d’abord évoqué des “raisons strictement humanitaires”. Mais face à la pression, la justice espagnole a rouvert cette semaine un dossier contre M. Ghali pour «crimes contre l’humanité» après une plainte ancienne déposée par l’Association sahraouie pour la Défense des Droits de l’Homme, l’accusant de «violations des droits humains» sur des dissidents des camps de Tindouf (ouest de l’Algérie). La Haute Cour espagnole a convoqué Ghali le 1er juin pour une audience préliminaire dans le cadre d’une affaire de crimes de guerre le concernant.
Vu du Maroc, le cas Brahim Ghali doit être traité dans le respect de la loi. L’ambassadeur directeur général des affaires politiques au ministère des Affaires étrangères, de la coopération africaine et des Marocains résidant à l’étranger, Fouad Yazourh, a appelé samedi 22 mai à une enquête transparente pour jeter toute la lumière sur l’affaire. «Une enquête que nous espérons transparente devrait être menée pour jeter toute la lumière», a dit M. Yazourh dans une déclaration à la presse relayée par l’agence MAP. Le haut responsable estime que cette enquête «risque de révéler de nombreuses surprises, notamment la complicité et l’ingérence de quatre généraux d’un pays maghrébin”. Une allusion à l’Algérie ? La position de M. Yazourh rejoint celle de Karima Benyaich en faveur d’un traitement du dossier Brahim Ghali selon le cadre prévu par la loi. Aux yeux de l’ambassadrice marocaine, cette crise représente un « test pour l’indépendance de la justice espagnole, « en laquelle nous avons confiance », ainsi que pour l’état d’esprit des autorités espagnoles quant à leur volonté d’opter pour le renforcement des relations avec le Maroc ou de coopérer avec ses ennemis. Ces propos de Mme Benyaich ont provoqué la colère espagnole.
Au delà de ce dossier conjoncturel, c’est surtout des rivalités entre Madrid et Rabat qu’il s’agit désormais. L’Espagne qui occupe encore deux présides marocaines, Ceuta et Mellila, deux enclaves en plein Maroc, se construit politiquement depuis les années 2000 dans une nécessité de contenir le rival héréditaire et, partant, de faire jouer à son voisin, moyennant des subsides de l’Union Européenne, le rôle de supplétif au « containment » de la vague migratoire. En retour, Madrid investit dans le royaume. Ainsi, plus de 800 entreprises espagnoles sont présentes au Maroc, profitant d’une main d’oeuvre bon marché dans un pays où le revenu par habitant est de 2 932 euros, sans comparaison possible avec les 23 690 euros de PIB par habitant au pays de Cervantès. Certes l’Espagne est asphyxiée, avec une dette évaluée à 120% par PIB contre 65% pour son voisin qui ne bénéficie pas des mêmes largesses que celles accordées par la BCE et le système financier européen. D’ailleurs, il est étonnant que la vague migratoire s’oriente plutôt vers Madrid qui compte un taux de chômage de 16% que vers Rabat qui en compte seulement 9,6%.
Surfant sur la vague des extrêmes, le Premier ministre espagnol Pedro Sanchez parle ouvertement de « manque de respect » à propos de l’arrivée subite des milliers de migrants sur son territoire: « Rappelons-nous que la frontière avec Ceuta n’est pas seulement la frontière entre le Maroc et l’Espagne, mais c’est aussi une frontière européenne et par conséquent le manque de contrôle, dans ce cas, par les autorités marocaines n’est pas seulement un manque de respect envers l’Espagne mais également envers l’Union européenne dans son ensemble ». Même position de la ministre espagnole des Affaires étrangères, dénonçant jeudi 20 mai, une « agression » et un « chantage » de la part du Maroc. “Pas seulement vis à vis de Madrid, mais de toute l’Europe”, lance-t-elle en essayant d’embarquer l’Union Européenne, puissance de 27 pays, qui s’est substituée à elle dans les juteuses négociations pour des accords de Pêche avec le Maroc, la Mauritanie et, entre autres, le Sénégal, qui profitent avant tout à Madrid et, relativement, à Lisbonne.
Jouant sur plusieurs tableaux, Madrid n’entend pas céder mais devrait, et ce n’est pas le plus simple, trouver une explication rationnelle à ce qui s’apparente à une violation de sa propre justice par elle-même. De son côté , Rabat persiste et signe: “la crise durera tant que sa véritable cause ne sera pas résolue », martèle Nasser Bourita, le ministre marocain des Affaires étrangères marocain. Qui enfonce le clou: “le Maroc d’aujourd’hui n’est pas le Maroc d’hier”. Une allusion au déséquilibre économique et militaire qui a toujours existé entre les deux rives depuis que la dernière nef musulmane a quitté l’Espagne, à la chute de Cordoue en 1492 ? Au début des années 2000, l’Espagne alors dirigé par le Parti Populaire sous l’atlantiste et va-t-en guerre (allié indefectible de George Bush lors de la deuxième guerre du Golfe, déclenchée en mars 2003) sous José Maria Aznar avait brièvement occupé l’îlot de Persil en juillet 2002 chassant les soldats marocains et contribuant à relancer le sentiment anti-Maure que des années de démocratie n’ont pas encore atteint dans la péninsule ibérique.
Le camouflet de l’ilôt Persil fut retentissant. Depuis, les choses ont changé. A quelques miles de l’île disputée, le Port de Tanger Med a été érigé, surclassant le port d’Algésiras dans le traffic Est-Ouest. Cette rivalité portuaire vient s’ajouter sur les rivalités agricoles, tomates et fraises marocaines concurrençant les espagnoles sur les étals de l’Union Européenne. Depuis quelques jours, sur un coup de baguette magique, des groupes non identifiés font courir la rumeur de produits marocains cancérigènes. Poussée dans ses derniers retranchements par la décision américaine prise dans les dernières semaines de la présidence Trump, d’une reconnaissance pleine et entière de Washington sur la souveraineté marocaine du Sahara (en contrepartie de la mise en place de relations diplomatiques entre le Maroc et Israël), Madrid a finalement clarifié sa position après plusieurs mois d’un flou artistique. “Le conflit doit être réglé dans le cadre de l’ONU, avec un référendum d’autodétermination”. Une belle manière pour l’Espagne post franquiste d’imposer le statu quo qui, finalement, l’arrange en lui permettant de disposer de ses quotas de pêche sur la côte ouest-africaine et, partant, de faire jouer la rivalité fructueuse entre l’Algérie et le Maroc, deux puissances moyennes maghrébines qui se neutralisent depuis cinquante ans et utilisent Madrid comme une plateforme neutre. Pour être consommée en Algérie, la sardine marocaine est d’abord emballée en Espagne avant de redescendre. Un commerce triangulaire juteux assorti de divers accords dans celui portant sur le contrôle des frontières, corde sensible s’il en est au sein d’une Europe où la thématique migratoire fait gagner ou perdre les élections.
Aussi, les 8 000 migrants qui ont débarqué à Ceuta depuis le 17 mai ont provoqué une onde de choc qui va de Madrid à Bruxelles. L’Europe solidaire de l’Espagne menace le Maroc de lui couper son aide financière. Depuis 2007, le royaume a reçu plus 13 milliards d’euros d’aides par différents canaux, rappelle El Païs, un tantinet aligné sur la position de Madrid. Une bouchée de pain pour Bruxelles engagée dans une volonté d’externaliser ses frontières vers des pays comme le Maroc, la Tunisie et la Turquie. Mais aussi vers les pays de l’Afrique subsaharienne où, dans le cadre du dernier accord avec les pays ACP renouvelé pour 20 ans , il a été spécifié que des négociations bilatérales seront conduites avec les pays africains, un à un, pour leur faire signer des accords de réadmission des migrants.