Par Pierre DELVAL*
Selon plusieurs analyses géopolitiques récentes, la politique tunisienne est le premier frein à tout engagement financier dans le pays. Investir en Tunisie serait donc une pure folie ? Qui, dans ce contexte, pourrait blâmer les plus acerbes détracteurs ? Selon la grande majorité des médias, le pays de l’or vert a tous les symptômes d’un pays en faillite. Le taux moyen mensuel du marché monétaire peine à trouver une issue favorable, les caisses sont vides, la vie coûte toujours plus chère et les salaires ne bougent plus. A toutes les strates de la société, la peur de prendre des décisions et d’aller de l’avant est omniprésente. L’envie de travailler et de sortir la nation du pétrin n’est plus là. Et pire que tout, la crise politique dans laquelle est plongée la Tunisie depuis de nombreuses années lézarde tous les jours un peu plus l’espoir d’une vraie démocratie. Dorénavant, nombreux sont les tunisiens qui rêvent en secret d’un retour de l’ordre, laissant le soin aux plus opiniâtres des militaires de s’exprimer ouvertement sur un retour possible à la force. C’est le cas du contre-amiral Kamel Akrout, officier retraité très actif, qui estime que « la fin de ce régime devient une nécessité de salubrité publique ».
Il faut reconnaître que les dirigeants politiques de la Tunisie font tout pour déstabiliser le pays et attiser les rancœurs ! Alors même que l’État a besoin plus que jamais d’une union nationale, les querelles politiques sans fin divisent la nation et créent une scission profonde entre les plus de 200 partis, chacun voulant être le chef à la place du chef, et tous oubliant l’essentiel : face à la crise, l’intérêt général doit primer avant tout. Les militaires, théoriquement « Grande Muette » depuis l’indépendance en 1956, fatigués par ces guerres intestines et profondément meurtris par la déliquescence de leur pays, ne veulent plus se taire. Ils exhortent le Président Kaïs Saïed à s’entretenir avec le chef du gouvernement et le président de l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP) afin de « mettre fin à leurs différends » et construire un avenir plus radieux. Les islamistes, majoritaires à l’ARP et pourtant massivement déconsidérés par le peuple tunisien en les estimant responsables de l’échec actuel de la Tunisie, s’interrogent sur le droit de parole de certains militaires. Ces derniers renchérissent en affirmant haut et fort sur la radio locale Mosaïque FM que « le parti Ennahdha s’offusque que les militaires intègrent la politique, mais acceptent que des contrebandiers soient au parlement ». Le décor est planté !
En attendant que ce microcosme politique tente de trouver une voie de sortie honorable, la population, prise en otage, traverse une grave période de difficultés de gouvernance. Financièrement au bord du gouffre, la Tunisie négocie un prêt auprès du FMI pour la troisième fois depuis la révolution de Jasmin. En dix ans, la dette extérieure du pays a plus que doublé pour atteindre 104,6% du PIB en 2020 et doit rembourser plus de 4 milliards d’euros cette année pour faire face à ses échéances. Et même si le Fonds monétaire international consent ce prêt, le montant promis ne suffira pas à éponger le remboursement exigé en 2021. Alors, l’élite politique recherche des aides financières multiples, en pleine période COVID, pour éteindre les foyers d’incendies.
Une recherche désordonnée et désespérée qui ne traite pas le problème de fond. L’évasion fiscale est réelle. La doctrine de la Banque Centrale absconse, ne faisant pas la différence entre un investisseur loyal et un blanchisseur professionnel à la solde des mafias transnationales. Une administration irrespectueuse des règles élémentaires d’appel d’offres, faute de budgets, se laissant entrainer dans des choix irrationnels de propositions gratuites, sans étudier les dangers de sélections arbitraires. Une corruption toujours tenace, voire galopante depuis la chute de l’ère Ben Ali. Une économie parallèle florissante qui saborde l’État de droit. Bref, une Tunisie, détentrice de richesses inestimables, tant agricoles, industrielles qu’intellectuelles, mais totalement à la dérive.
La théorie du chaos n’est pas loin de la théorie du complot. Les fautifs sont tout désignés : certains parlent d’ingérences étrangères ou d’un minage délibéré des islamistes, d’autres d’une défaillance majeure de la Constitution. Les plus pessimistes d’entre eux estiment que c’est tout à la fois. Comment, dans ces conditions, ne pas se détourner du pays et investir ailleurs ?
Objectivement, la Tunisie est, sans conteste, vulnérable aux chocs exogènes, principalement aux risques de change, en raison de la forte concentration de la dette extérieure dans la dette totale. Il est vrai également que la COVID a affecté l’économie nord-africaine, très dépendante de l’Europe. Le PIB a diminué de 8,8% en 2020, après avoir augmenté de 1% l’année précédente, en raison de la baisse générale de l’activité économique et du durcissement des conditions financières mises en place pour lutter contre l’inflation. La production a chuté dans tous les secteurs à l’exception du secteur agricole et celui de la pêche. Le secteur des services, notamment du tourisme – traditionnellement le moteur de croissance – a subi de plein fouet les conséquences de la pandémie. De même, la baisse brutale des investissements et des exportations témoigne de l’importance du choc de la crise sanitaire. Tous les efforts de consolidation mis en place dans le cadre du programme de 2018 avec le FMI ont été mis à l’arrêt.
Néanmoins, les conclusions ne sont pas aussi moroses qu’on veut bien l’affirmer tant les potentiels de rebond sont probables. Selon la Banque Africaine de Développement (BAD), le déficit de la balance courante devrait diminuer à moyen terme à 3,9% en 2022, à condition que la pandémie se tasse et permette une reprise de l’économie mondiale. Comme les bonnes nouvelles n’arrivent jamais seules, l’inflation devrait poursuivre sa baisse pour atteindre 4,3% en 2022, grâce à une politique monétaire prudente. Dans ce contexte et toujours selon la BAD, le déficit budgétaire devrait s’améliorer à 8% en 2022.
L’avenir de la Tunisie peut donc être heureux. Seulement voilà : pour se sortir de ce mauvais pas, l’État doit reprendre la main face aux manœuvres bassement politiques des conservateurs les plus retors et mener dans le pays comme à l’étranger une vaste politique de séduction pour attirer à lui investisseurs et argent frais. Les projets ne manquent pas et le potentiel national est exceptionnel. La France le sait. Elle a besoin de préserver sa position en Tunisie. Les États-Unis également. Ils ne peuvent se permettre de voir couler le bateau tunisien. La Chine reste aux aguets. La Tunisie est plus que jamais pour l’Empire du Milieu une plateforme géostratégique majeure dans la région. Et plus que tout, la Tunisie ne peut se passer de la Turquie et des pays arabes.
Les tunisiens savent innover. Leur ressource intellectuelle est plus que jamais vivante et active. Cette ressource, associée à un positionnement géostratégique clé, sera, sans nul doute, la lumière au bout du tunnel. A commencer par le numérique. Ainsi, par exemple, située au nord de l’Afrique, avec une large ouverture sur la Méditerranée, la Tunisie est naturellement favorable pour faire atterrir les câbles sous-marins. De là à ce que ce pays devienne le « Digital Hub » de l’Afrique, il n’y aurait qu’un pas. C’est ce pays qui a tous les atouts pour prendre sa place sur l’échiquier numérique mondial. Dans un autre domaine, la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) et l’UE unissent leurs forces pour renforcer les opportunités de croissance des PME tunisiennes à travers un nouveau programme européen d’appui à l’exportation appelé Insadder. Améliorer la compétitivité, la productivité et les capacités d’exportation des petites et moyennes entreprises en les aidant à croitre à l’échelle internationale et à accéder à de nouveaux marchés est un nouvel élan pour booster l’économie du pays et redonner confiance aux entrepreneurs locaux. Ces deux exemples parmi une multitude d’opportunités dans de nombreux domaines démontrent, si besoin était, qu’investir en Tunisie est très loin d’être une folie. La clairvoyance bouscule les visions les plus pessimistes, voire alarmistes, des analystes de tout horizon. De larges perspectives s’offrent aux plus visionnaires. Démontrons à la Tunisie qu’elle a tout pour réussir. À elle d’en prendre conscience et d’arrêter de scier la branche sur laquelle elle est assise.