Une tribune exceptionnelle de Mo Ibrahim, président de la fondation éponyme dédiée à la bonne gouvernance en Afrique et célèbre par son “Indice Ibrahim” et son prix dédié aux chefs d’Etat acceptant de quitter pacifiquement le pouvoir dans le respect de la constitution et dans l’esprit de l’alternance démocratique.
Il fait meilleur vivre aujourd’hui sur le continent africain que par le passé. Les deux dernières décennies ont été marquées par une constante amélioration, à tel point qu’aujourd’hui, un enfant né sur le continent a plus de chances que jamais d’avoir une espérance de vie plus longue, d’échapper à l’extrême pauvreté, d’être scolarisé dans le cycle primaire et de connaître la croissance économique.
Mais tout n’est pas rose non plus. La pandémie de COVID- 19 impacte massivement le continent, rentré en récession pour la première fois depuis trente ans. Si les perspectives de croissance à long terme demeurent positives, trop souvent cette croissance manque de consistance, ne crée pas d’emplois et ne partage pas ses bénéfices.
Trop d’inconsistance aussi en termes de gouvernance, fondement essentiel pourtant de tout progrès durable. Sans bonne gouvernance – sans leadership transparent, créateur de confiance et respectueux des valeurs démocratiques – les avancées sociales et économiques sont gaspillées. Une bonne année peut rapidement être suivie d’un retour en arrière.
Certes, la dernière décennie a été, dans l’ensemble, une période d’amélioration. En 2019, un peu plus de 60 % des 1,3 milliard de citoyens du continent vivaient dans un pays où la gouvernance globale, telle qu’évaluée par l’Indice Ibrahim de la gouvernance en Afrique, était meilleure qu’en 2010.
Je suis clairement optimiste et il y a de bonnes raisons de l’être. Mais il faut également savoir rester réaliste.
Tandis que de nombreux pays, Europe et États-Unis notamment, se remettent déjà de la pandémie, a l’issue de campagnes de vaccination qui couvrent déjà 60 à 70 % de leur population adulte, l’Afrique attend toujours. Les dirigeants africains ont su imposer précocement des mesures de confinement qui ont sûrement permis de limiter les infections, mais aujourd’hui ils se battent en vain pour procurer des vaccins a leurs populations. Au début du mois de juin 2021, environ 32 millions de doses seulement avaient été distribuées en Afrique, pour une population qui dépasse 1,3 milliard d’habitants. La thésaurisation des vaccins par les pays riches constitue une part importante du problème, mais la crise a également révélé l’insoutenable carence actuelle de la capacité africaine de production de vaccins.
Il est trop tôt pour évaluer le coût total de la pandémie pour le continent. Mais le rapport du Forum Ibrahim de cette année sur l’impact de la COVID-19 en Afrique souligne notamment que la pandémie va exacerber les inégalités et alourdir la charge de gouvernements mal équipés pour faire face à ce choc. Il en résultera une diminution des ressources, non seulement pour la santé, mais aussi pour l’éducation, la formation et l’investissement, au risque de susciter frustrations et colère, et donc un risque accru d’agitation sociale et de conflits.
Dans de nombreux pays africains, enfants et jeunes adultes ont été privés de mois d’enseignement et de contacts sociaux. Cloîtrés chez eux, sans outils d’enseignement à distance, ils ont souffert de malnutrition, manqué des rendez-vous sanitaires essentiels, et se sont retrouvés exposés à un risque accru de violence et d’abus. Les conséquences sur leur santé mentale et leur bien-être sont importantes, et ces séquelles perdurent.
C’est dans des moments comme celui-ci que la gouvernance prend tout son sens. La pandémie constitue un défi sans précédent en matière de leadership, que de nombreux dirigeants africains ont su relever. Beaucoup ont agi de manière plus décisive que leurs homologues d’autres régions du monde. Mais nous sommes au milieu du gué. Chaque jour apporte de nouvelles décisions, plus difficiles, qui façonneront l’avenir des générations qui nous suivent.
Comment l’Afrique peut-elle transformer cette crise en un tremplin vers le changement ? Pour moi, l’essentiel, la seule chose qui compte en réalité, c’est de créer des perspectives pour la jeunesse. Pour ce faire, il faut mettre l’accent sur l’éducation, la formation, l’investissement et l’emploi. Ce ne sont pas là des mots creux. Tout indique que les sociétés sont prospères des lors qu’elles investissent dans leur jeunesse, ce qui produit des avantages intergénérationnels pour la santé, l’éducation et l’économie.
Il faut des investissements qui créent des emplois et bâtissent des sociétés plus fortes. Les investissements augmentent en Afrique – de la part des gouvernements, des entreprises publiques et privées, des fonds de capital-investissement et des institutions financières – mais ils demeurent encore trop court-termistes et vulnérables aux changements soudains dans l’évaluation des risques ou le cours des matières premières.
Il y a cependant des signes de changement. Les grandes économies mondiales reconnaissent la valeur et l’intérêt de liens plus étroits avec le continent. Elles valorisent des pays comme le Nigéria, l’Éthiopie, le Ghana ou le Kenya, qui hébergent des dizaines ou centaines de millions de consommateurs, mais aussi de brillants entrepreneurs. Il faut renforcer les relations commerciales entre l’Afrique et le reste du monde, mais dans une structure d’échange plus équilibrée, et en confortant aussi la nouvelle Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECA) et le développement de réseaux d’échanges infra-continentaux.
D’ici à 2030, un cinquième de la population mondiale sera originaire d’Afrique. Chaque année, des dizaines de millions de jeunes du continent rentrent sur le marché du travail. Ils ont besoin des compétences et des formations qui leur permettent de réaliser leur potentiel. Les jeunes sont le plus grand atout de notre continent, mais si nous ne leur offrons pas de possibilités d’apprendre, de trouver un emploi et d’être productifs, nous risquons de les voir vouloir migrer vers des régions susceptibles de leur offrir ce qu’ils recherchent, ou attirés par des réseaux parallèles.
La pandémie est une crise majeure et profonde pour l’Afrique, comme pour le reste du monde. Mais comme toute crise, elle ouvre des opportunités. Avec les décisions adéquates, on peut faire mieux en matière d’éducation, d’investissements, d’emplois, d’échanges. Que ce soit dans l’économie numérique, la transition écologique, les ressources, l’énergie ou les infrastructures, les Africains peuvent jouer un rôle.Tirons parti de cette occasion pour construire une Afrique plus solide.