[La chronique géopolitique de Benoit Ngom]. Pour décrypter l’actualité et apporter de la profondeur géopolitique et géostratégique aux informations, le professeur Benoit Ngom* traitera dans ces colonnes une rubrique hebdomadaire, à retrouver tous les jeudis. Cette première livrée est consacrée au contexte guinéen et malien avec, en toile de fond, cette question : que doit faire l’armée quand le peuple est brimé ?
Le Conseil National du Rassemblement et du Développement (CNRD) a dévoilé récemment la charte de la transition organisant le gouvernement de la Guinée et posant les conditions d’inéligibilité des membres du gouvernement aux prochaines élections locales et nationales. La Charte précise aussi que la durée de la transition sera fixée d’un commun accord entre les forces vives et le CNDR. Ainsi sont fixés les contours juridiques et politiques de la transition qui a commencé avec le coup d’état militaire du 5 septembre 2021 réalisé sous la conduite du Colonel Mamady Doumbouya.
L’irruption des militaires au Mali puis en Guinée dans le déroulement de la vie politique interpelle tout un chacun sur les réalités de la démocratie en Afrique et du rôle des militaires dans la sécurisation de l’équilibre des pouvoirs.
La résistance à l’oppression est un droit naturel
Les systèmes politiques des pays qui nous ont appris la « démocratie » ont été fondés par des citoyens qui ont toujours pensé qu’on ne devait pas gouverner contre le peuple souverain. Ainsi, en France les révolutionnaires de 1789 dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen reconnaissaient au peuple français que «la résistance à l’oppression » était un droit naturel.
Les américains en 1791 vont incorporer dans leur constitution sous forme d’amendement la disposition qui reconnaît aux citoyens le droit de former des milices et de s’armer si nécessaire pour défendre leur démocratie.
En effet les Pères Fondateurs américains avaient compris que la résistance à l’oppression ne serait qu’un vain mot si les citoyens ne pouvaient pas faire face à la tyrannie.
Par conséquent le droit de résistance à l’oppression devait être garanti en dernier ressort par le peuple lui-même en permettant à chaque citoyen de pouvoir, s’il le désire et en a les moyens, de se doter d’une arme. Dans ce pays, pouvoir sécuriser le peuple contre l’ennemi extérieur ou intérieur ne pouvait plus être garanti par l’armée, le peuple se prendrait lui-même en charge. Ce qui n’est pas le cas dans les différents pays africains.
Dès lors que faire quand le peuple désarmé exprime son refus d’être gouverné par des dirigeants qui ont trahi sa confiance, et qui modifient la constitution avec le soutien de certains juristes heureux d’être “les tailleurs constitutionnels » prêts à donner un sens et une signification à des pratiques politiques que la morale ne peut que réprouver ?
L’armée nationale peut-elle fonder son silence, son refus d’intervenir en excipant du respect d’une constitution qui n’est qu’un cadre sans contenu ?
Une intervention légitimée par le peuple souverain
Les militaires guinéens, sous l’autorité du colonel Doumbouya, ont dit non à la mascarade démocratique et ont décidé d’assumer sans hésitation le rôle que la Nation souveraine leur a confié et qui est fondé sur la responsabilité de protéger. En agissant ainsi, l’armée guinéenne a fait son devoir en mettant fin au mandat du Président Alpha Condé tout en indiquant aux autres militaires du continent, vivant une situation similaire, la voie à suivre.
L’accueil que le peuple de Guinée, toutes forces politiques, tous segments de la société civile confondus, a réservé à cette prise du pouvoir par l’armée aurait dû inviter tous les contempteurs des « coups d’état » à s’interroger avant de prendre position.
La CEDEAO et l’UA, bien au contraire, se sont précipitées pour condamner le « coup et d’inviter au retour, dans les délais les plus irréalistes, à l’ ordre constitutionnel Quand d’autres plus hardis et membres des sociétés civiles africaines répétèrent les mêmes ritournelles en faisant savoir que «la place des militaires est dans les casernes». En clair, pour ces derniers, les militaires doivent rester dans les casernes et jouer à la « grande muette » même quand leur peuple est massacré par des fossoyeurs de l’Etat de droit.
Où était ces institutions et certains de ces militants de la démocratie quand ces dirigeants véreux refusaient de respecter leur constitution ? Ou était tous ces responsables de la CEDEAO et de l’UA quand de vaillants jeunes du Mali et de la Guinée, qui ont opté pour vivre au pays, au nom de la revendication de leurs droits inaliénables, acceptèrent de risquer leur vie en se mobilisant quotidiennement pour l’avènement d’un Etat de droit ou la bonne gouvernance serait de rigueur ?
Ces maliens et guinéens peuvent-ils raisonnablement accepter, qu’on leur dise que l’ordre constitutionnel normal c’est quand ils reçoivent les matraques ou sont tués par les forces de l’ordre et que les militaires qui les ont aidés à se libérer du joug des dictatures civiles doivent être considérés comme des pestiférés qui n’ont qu’à regagner rapidement les camps d’isolement de la grande muette dès qu’ils auront accompli leur mission libératrice ?
En vérité, les organisations intergouvernementales africaines doivent revoir leurs logiciels d’analyse des situations politiques et de prise de décision collective. En effet, on ne peut pas parler au nom d’une collectivité sans partager son vécu, sa vision et ses valeurs. On ne peut pas à partir de bureaux douillets, loin des réalités du terrain, se contenter chaque fois que surviennent des événements, hors de l’ordinaire dans nos pays, de lire des communiqués pré- écrits qui se ressemblent au fil du temps, les uns après les autres, comme des gouttes d’eau.
L’UA et la CEDEAO, si elles veulent être crédibles dans leurs prises de position, doivent se réorganiser pour mieux aider à prévenir et à sanctionner les dérives autoritaires dans les pays africains.
La responsabilité de protéger le peuple
Les démocraties balbutiantes d’Afrique ne peuvent pas encore être complétement à l’abri de l’arbitrage des militaires. Seulement, l’intervention des militaires ne peut et ne doit se faire qu’en cas de rupture permanente et assumée de la légalité constitutionnelle par les pouvoirs publics, ponctuée par une répression délibérée et aveugle contre les citoyens qui veulent exercer leurs droits civiques garantis par la constitution.
Quand toutes ces conditions sont réunies, nous semble-t-il, doit intervenir au nom de sa « Responsabilité de protéger » comme l’a fait l’armée guinéenne contre un régime décrié de l’intérieur et critiqué au niveau international pour ses exactions contre le peuple. En vérité, nul n’ignorait ce qui se passait dans ce pays depuis plusieurs années.
En ce sens, la prise du pouvoir par l’armée en Guinée marque un tournant dans l’incursion des militaires dans la politique. En effet, d’une manière générale depuis les indépendances les coups d’état militaires ont été réalisés par la fraction de l’armée la plus hardie qui faisait irruption dans l’arène politique sans vision ni programme et souvent dans l’indifférence du peuple dont les réelles préoccupations étaient peu prises en compte.
Aujourd’hui, l’évolution fulgurante des moyens de communication a élargi progressivement le champ politique à une jeunesse de plus en plus consciente et capable de formuler ses vœux de liberté et son aspiration au développement durable de son pays. C’est pourquoi, contrairement au passé, l’armée guinéenne, globalement partie intégrante de cette jeunesse, est entrée en jeu en tenant en main un vrai cahier de charges.
Cette armée au fait des aspirations du peuple ne doit pas trahir ses attentes. Dans cet esprit, elle doit s’engager à respecter les conclusions de la Charte de la Transition faite en partenariat entre les forces vives et le CNDR pour l’instauration future d’un véritable ordre constitutionnel qui devra garantir d’une manière efficiente la souveraineté du peuple de Guinée.
À propos de Benoit NGOM
Président Fondateur de l’Association des juristes Africains (AJA), également président de l’Academie Diplomatique Africaine (ADA), auteur de «Arbitrage d’une démocratie en Afrique, la Cour Suprême du Sénégal» éd. Silex, Paris et «Droits de l’homme et l’Afrique ed. Présence Africaine, Paris», Benoit Ngom est de nationalité sénégalaise, né en 1950, marié et père de plusieurs enfants. Titulaire du Doctorat d’Etat de l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne, d’un DEA de Droit public général de Paris II Panthéon-Assas et d’un DEA de Développement et Études Internationales comparatives de l’Université de Paris I, Il a enseigné en France à l’Université d’Amiens et de Paris Saint Denis.
.Actuellement le Dr Benoit NGOM est Professeur et Président de l’Institut des Hautes Etudes pour la Justice et les Droits Fondamentaux en Afrique (IHEJDA). Co-fondateur de TRANSPARENCY INTERNATIONAL (1993), Benoit Ngom a organisé en 1987 à Dakar sous le mandat du Président Abdou Diouf , la première rencontre internationale entre l’ANC dirigé par Thabo Mbeki et les libéraux blancs parmi lesquels le Poète Breyten breytenbach, Frederik van Zyl Slabbert ou encore Alex Boraine qui dirigea par la suite à partir de 1995 avec l’Archevêque Desmond Tutu la Commission Vérité et réconciliation. Événement décisif dans le processus de la libération de Nelson Mandela.