«La volonté peut surpasser le conditionnement temporel et culturel, afin d’accomplir un destin», commente Mostapha Romli, regardant l’océan depuis ses ateliers au Maroc, à l’heure de notre entretien sur zoom. C’est tout à fait concordant avec la vision de Mansour Ciss, qui s’anime depuis son siège à Berlin, en nous rappelant son credo: «l’utopie c’est juste un rêve en attente de matérialisation». Par suite de carrières riches en tant que artistes -entrepreneurs, Mostapha Romli et Mansour Ciss se rejoignent dans un travail collaboratif. Leur manifesto lance des sujets complexes qui visent l’Afrique, tout en gardant le cadre de la poétique: «utopiques comme leur monnaie Afro, un marocain et un sénégalais lancent le défi de fédérer l’Afrique du Nord et l’Afrique Subsaharienne».
Nous avons échangé suite à leur participation à Montpellier, à la Halle Tropisme, à l’heure du festival United States of Africa. Ils ont monté en collaboration une expo- scoop, à connotation économique, culturelle mais aussi politique. Ils ont imaginé un dispositif posant l’idée d’une Afrique unifiée et la constitution d’une identité panafricaine. Pour circuler dans la Halle Tropisme, le visiteur recevait un passeport, global-pass, et devait changer ses euros pour la monnaie locale : l’afro. Leur exposition était conçue pour ressembler à une succursale bancaire, avec un personnel formé à partager le concept. Donc avant d’acheter un Afro, l’on était invité à connaitre l’histoire.
Le taux d’échange est 1 Afro – 2 Euro. Les billets des Afro, signés, numérotés et échangés contre les Euros, partent du principe de remplacer le Franc CFA de 14 pays où on l’utilise encore, et de ses libérer du poids économique et politique postcolonial ; car, ils affirment, la monnaie est une réalité qui touche toute vie et l’indépendance d’un pays ne peux être complète qu’en ayant une monnaie forte et indépendante.
Les deux artistes sont des personnalités connues au niveau de l’art contemporain africain. Leur action, complémentaire : Ciss, faisant un parcours de la sculpture vers l’art conceptuel, de Dakar vers Berlin, pour revenir en Afrique avec une vision utopique qui invite à concevoir une Afrique libérée. Romli, créant des ponts entre l’art visuel et l’économie de l’art, suffisamment versatile, et généreux pour porter plusieurs casquettes : être impliqué dans les médias, créer la Résidence d’Artistes Ifitry, servir en tant que Secrétaire Général de la Biennale de Casablanca et rester toujours actif dans son champ d’expression artistique.
D’où vient l’idée de créer un laboratoire de Déberlinisation et une monnaie pan africaine?
Mansour Ciss (MC) : Le contexte c’est un travail de réflexion : on nous a colonisé, il faut nous décoloniser, mais comment ? A Berlin lors de la conférence de 1884-1885, on a fait un partage arbitraire de l’Afrique par les pouvoirs coloniaux, sans demander aux africains leur avis. Donc, on a besoin d’une «déberlinisation». On a choisi ce concept «déberlinisation» pour éviter les mots chargés (comme «colonialisme»), et pour avoir un discours poétique mais engagé. A Berlin, j’ai créé un laboratoire utopique de Déberlinisation, et j’invite toujours des acteurs à contribuer. L’Afro a été créé dans ce cadre en 2001, et présenté en 2002, pendant la Biennale de Dak’art, au Centre International d’Echange. Ce qui est important de noter maintenant, c’est que le laboratoire est délocalisé en Afrique pour la première fois :au Maroc, c’est le highlight.
Le laboratoire de Déberlinisation se retrouve pour la première fois au Maroc grâce à votre collaboration avec Mostapha Romli. Quelle est l’histoire de cette collaboration ?
MC : C’est un camarade que nous connaissons tous les deux, avec qui nous avons partagé, Barthélémy Toguo, une personnalité qui n’a plus besoin d’être présentée dans le monde des arts africains, nous a réunis. Une fois cet appel fait, on s’est réunis à la Villa Gottfried en 2016 avec une très grande exposition, Stand Up, présentant les deux collections des deux centres, Ifitry de Romli, Bandjun Station de Toguo et moi en tant qu’hôte. J’ai préféré privilégier mes invités afin qu’on puisse avoir plus de visibilité sur les centres d’art en Afrique. Nous n’avons pas beaucoup de centres d’arts en Afrique, on se soutien toujours sur l’Institut Français et le Centre Goethe. Vila Gottfried est venue comme une réponse à cette réalité : pourquoi ne pas créer un dialogue Sud -Sud ou bien Sud – Nord ?
De là, on a commencé à parler du laboratoire de Déberlinisation et Mostapha a dit qu’il a des idées par rapport à cela.
Mostapha Romli (MR) : Par rapport au projet de Stand Up, il y a deux messages qu’on voulait passer. A chaque fois que les occidentaux parlent de l’Afrique ou des africains, ils font référence au fait qu’il n’y a pas de compétences, d’organisation…Pour nous, c’était important de combattre cette idée et de dire l’Afrique actuelle n’est plus l’Afrique d’il y a 30 ans. L’Afrique a changé. Il y a des gens sérieux qui sont en train de monter des projets sérieux, il y a des collections qui sont en train de se monter .. Le deuxième message, c’est que les organisations africaines peuvent travailler ensemble. C’est aussi quelque chose de courant. D’habitude, chacun travaille dans son coin. Et donc, avoir trois artistes, trois institutions qui travaillent ensemble, c’est remarquable.
Qu’est ce qui a déterminé cette approche : un coup de foudre, un besoin ressenti ?
MR : Dans l’art, c’est comme dans l’amour, c’est des rencontres. Tu ne peux pas travailler avec un artiste s’il n’y a pas une excitation, quelque chose qui va vous lier. Sinon la création en elle-même est un acte individuel, et il y a un tel ego dans une oeuvre qu’on ne peut pas la partager avec les autres. Et dans un travail collaboratif, on doit trouver d’autres critères. Moi et Mansour, il y a eu une forme de complicité au niveau de la communication, que s’est installée depuis le premier moment. A part ça, on est très complémentaires : Mansour est un artiste conceptuel, moi je suis un artiste visuel ; ça nous a poussé à travailler ensemble.
Votre œuvre collective contribue à une réflexion sur le devenir du continent. Que signaler par rapport à l’Afrique d’aujourd’hui du point de vue conceptuel et visuel ?
MC : Cette question s’inscrit dans le changement de perspective dans lequel Mostapha et moi on a investi et associé toutes nos énergies. Pour y parvenir, il faut un langage. Le langage le plus facile est l’économie. Nous sommes dans une perspective de l’économie de l’art. On s’articule autour de la monnaie. Et la monnaie, tout le monde le sait, est un medium. C’est la métaphore de la monnaie qu’on utilise pour contrecarrer cette monnaie qui est le franc CFA. Heureusement, Mostapha est neutre par rapport à ça, car le Maroc a sa propre monnaie, le dirham. Mais il y a 14 pays africains qui utilisent le franc CFA. Mostapha et moi, nous avons conceptualisé des nouveaux billets, des Afros – complètement nouveaux par rapport à la première émission, avec un questionnement renouvelé.
Dans le billets Afro, pour illustrer le panafricanisme nous sommes allés très loin, jusqu’en Egypte où un arabe est un vrai pan africain, Gamal Abdel Nasser, et en Afrique du Sud avec l’iconique Mandela. L’on célèbre la femme africaine émancipée, citant des personnages comme Aline Sitoé Diatta, la «Reine de Kabrousse».
Entre l’Afrique du Nord et l’Afrique Sub-saharienne, il y a un grand fossé qu’on cherche à combler. Juste pour nommer l’esclavage, les noirs ont été maltraités par les arabes. Il y a aussi le racisme. Nous sommes intellectuellement conscients de ces enjeux et essayons de gérer tout ça artistiquement, la monnaie, aussi bien que l’aspect culturel, de faire une réconciliation entre ces peuples- la, car c’est toujours le colonialisme qui les a divisés.
MR : Le projet des Etats-Unis d’Afrique envisage à développer toutes les choses qui constituent l’identité d’un pays – son passeport, son drapeau, la constitution, l’équipe nationale. On l’a travaillé à fond, c’est comme si un pays va faire appel à une agence de communication et que cette agence va faire un chart graphique ; tout doit être complémentaire, bien fait au niveau de la direction artistique. Je crois que ça a étonné les gens. Ils arrivaient à l’espace de l’expo à Montpellier mais parfois ils se posent des questions : sont-ils dans un espace expo? ou dans un espace de promotion d’un pays ? On a poussé le réalisme jusqu’au bout .
Pour nous, à l’heure d’aujourd’hui, un pays, s’il veut être respecté doit être économiquement équilibré, avoir une bonne économie. C’est symbolique : on a dit que l’Afrique de demain n’est plus l’Afrique d’hier où l’on y venait et on y prenait ce qu’on veut. Non, maintenant si tu veux quelque chose, tu dois le payer. Donc, c’était le sens de tout ce qui était exposé ; il fallait que les gens payent pour ce qu’ils voulaient avoir : le global pass, l’Afro monnaie.
Quelles perspectives pour votre réflexion ?
MC : Mostapha, tu touches un problème très important dans les échanges : au début, lorsqu’ on a parlé de la détérioration des termes de l’échange, c’est-à-dire le désavantage de celui qui offre la matière première sans la transformer …historiquement, les européens venaient en Afrique, ils prenaient les matières premières, ils les transformaient et puis ils revenaient nous les revendre…Alors, entre Moustapha et moi, nous sommes prêts à auto-financer des projets en Afrique avec la recette des Afros. On va gagner, parce qu’on échange. On n’a pas besoin d’autorisations; nous sommes les véritables acteurs, la monnaie nous appartient et nous avons le savoir-faire en tant que entrepreneurs. Tout ce que nous récupérons, on va investir dans d’autres projets en Afrique.
MR : Nous sommes ouverts à tout le monde, convaincus de ce qu’on fait. Nous sommes des gens qui prennent un projeteur pour le mettre en face d’une chose qui n’était pas visible et qui maintenant devient visible. Et dès qu’elle devient visible, il y a des gens qui se posent des question. Et dès qu’on se pose de questions, ont peux trouver les réponses. Donc c’est un process que nous avons lancé tout en étant convaincus qu’on va trouver des gens qui vont prendre le relais.