«L’Afrique doit se résoudre à éliminer ses frontières si elle veut peser d’un plus grand poids dans les échanges mondiaux»
Intervenant au 4ème Forum de la Paix de Caen organisé par la région Normandie dont le thème portait, cette année, sur «comment gouverner la paix ? » ainsi qu’un focus sur l’Afghanistan, l’ancien Directeur général de l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce), Pascal Lamy, a fait l’éloge de la coopération décentralisée et d’une plus grande solidarité face à l’aggravation de la «souffrance humaine» dans les relations internationales.
L’exercice était périlleux, mais pour ce libéral bon teint bien que socialiste de longue date aux côtés de Jacques Delors, on retiendra de son intervention au Forum de la paix de Normandie (30 septembre-1er octobre) un vibrant appel pour un partage plus équitable des vaccins visant à lutter contre la pandémie du Covid-19, notamment avec l’Afrique.
Interrogé sur la nomination à la tête de l’OMC de l’ancienne ministre nigériane des finances Ngozi Okonjo-Iweala, il s’est réjoui de ce choix « parce qu’elle était la meilleure candidate », a-t-il déclaré dans un entretien exclusif à Financial Afrik. Il a aussi insisté sur la nécessité pour les pays africains d’ouvrir plus largement leurs frontières, voire de les faire disparaitre, afin d’accroître les échanges entre eux et de parvenir ainsi à peser d’un plus grand poids dans les échanges mondiaux.
Chargé par le Président Macron en 2018 d’organiser la première édition du Forum sur la paix de Paris, qui se réunira à nouveau du 11 au 13 novembre 2021, à la grande Halle de la Villette, cet ancien commissaire européen a un agenda chargé d’ici à la fin de l’année. Il présidera la 14e édition de la Rencontre Europe-Afrique organisée par l’Institut Aspen France. La Banque mondiale est le partenaire officiel de cette rencontre qui se tiendra du 25 au 27 novembre au Centre des Pensières de la Fondation Mérieux à Annecy, sous le thème «Agenda 2063: à la recherche d’un business model africain», en présence de dirigeants et d’experts européens et africains de haut niveau.
Propos recueillis par Christine Holzbauer, envoyée spéciale au Forum de la Paix de Caen.
La Paix a besoin de toutes les bonnes volontés, mais pourquoi deux Forums, un à Caen et l’autre à Paris ?
Pascal Lamy – Le Forum de Caen est un forum “pour” la paix où discutent des acteurs traditionnels (diplomates, institutions internationales, experts académiques), ce qui est utile.. Alors que le Forum de Paris “sur” la paix est plus orienté sur des résultats concrets. On y part du constat que si l’on ne peut pas faire sans les Etats, -ils ont toujours le monopole juridique de la coopération internationale-, il faut les aider à intégrer d’autres acteurs. N’oublions pas que certains maires de grandes villes ont davantage de pouvoir que certains membres de l’Assemblée générale des Nations Unies. L’idée est de parvenir à créer de nouvelles coalitions capables, elles, de trouver des solutions à des problèmes globaux. Par exemple, si on veut lutter efficacement contre la cybercriminalité, il est plus judicieux de réunir des grandes entreprises du monde numérique aux côtés des Etats, des grandes institutions internationales et des ONG..
Le Forum de Paris fonctionne, certes, sur des projets rassembleurs mais ne brouille-t-il pas un peu les pistes. En effet, la France et son état jacobin sont-ils les mieux placés pour faire la promotion de la coopération décentralisée ?
Même en France, les collectivités locales ne sont pas dépourvues de pouvoir. Je pense à la ville de Paris,à la région Ile de France ou à la métropole de Paris. Au Forum de Paris, sur les 800 projets qui sont présentés chaque année, une centaine est retenue et une dizaine fait l’objet d’un accompagnement. Et ça marche ! Nous sommes, par exemple, en train de mettre en place une coalition d’acteurs non étatiques pour entourer l’Antarctique d’aires marines protégées ou pour améliorer la cybersécurité. C’est cette forme de coopération sur des projets globaux que nous voulons privilégier.
Vous avez déclaré en plénière que les pays riches devaient partager les vaccins avec les pays pauvres. Il en va de la survie de la planète. En ce qui concerne l’Afrique, ne serait-il pas mieux qu’elle fabrique ses propres vaccins ?
Évidemment oui, mais elle ne pourra pas le faire dans l’immédiat. Or, c’est maintenant qu’il y a urgence. Hormis l’Afrique du Sud, le Sénégal, le Maroc et peut-être le Kenya, rares sont les pays africains qui ont la capacité de produire de quoi vacciner ne serait-ce que leur personnel soignant. Il faut aussi pouvoir les acheminer et les administrer à ceux qui en ont besoin.
Vous avez salué la nomination de l’ex ministre des finances du Nigéria, Ngozi Okonjo-Iweala à la tête de l‘Organisation mondiale du Commerce (OMC). Vous qui êtes passé par là, pensez-vous qu’elle aura les coudées franches pour faire, notamment, augmenter la part de l’Afrique dans le commerce mondial ?
Ngozi est une amie et je suis évidemment très heureux qu’elle ait été choisie parmi tous les candidats qui aspiraient à ce poste. C’est qu’elle était la meilleure, en plus d’être une femme africaine. Mais elle n’aura pas les coudées franches, car on ne les a pas à la tête d’une organisation comme celle-là qui est dominée par les États souverains. Il faut sans cesse naviguer entre leurs positions souvent contradictoires.
La faible performance des États africains dans le commerce mondial est due aux faibles échanges qu’il y a entre eux. Augmentez ces échanges et vous augmentez d’autant le poids de l’Afrique dans le commerce mondial. L’Europe, avec plus de 60% des échanges réalisés entre ses 27 États membres, en est un bon exemple. La ZLCAF va-t-elle changer la donne ?
Oui, pour accroître le flux de produits, biens ou services qui circulera mais encore faudrait-il que les discussions ne portent pas que sur les réductions des droits de douane mais sur bien d’autres obstacles aux échanges en particulier les discordances entre les réglementations nationales. Dans le monde, il n’y a que le Moyen Orient qui commerce encore moins dans son espace que l’Afrique. Il est donc illusoire, à mon sens, de vouloir garder les frontières héritées de la colonisation alors que les économies du continent sont plus faibles et moins diversifiées que la moyenne mondiale. Le mieux serait, pour libérer les échanges, de se débarrasser des frontières économiques héritées de la colonisation. Mais seuls les Etats africains peuvent le décider comme l’ont fait avant eux les Etats européens. Certainement pas l’OMC, et encore moins sa Directrice Générale.
Quel est, dans ce cas, le plus grand challenge qui attend la nouvelle patronne de l’OMC ?
La régulation des relations commerciales de la Chine avec le reste du monde. Mais aussi le retour des Etats-Unis dans le giron de l’organisation. Le président Trump a voulu que son pays en sorte et il a hélas au moins réussi à en paralyser certains mécanismes.Biden a changé de ton, mais les USA ne sont pas encore vraiment de retour à l’OMC. Ils doutent de la capacité de l’organisation à régler leurs problèmes commerciaux avec la Chine et la Chine est devenue leur obsession.