«Nous n’avons pas su créer au sein de nos sociétés suffisamment d’anti-corps pour résister contre les tendances autoritaires. Tant que ce déséquilibre persistera, il sera plus facile de blâmer quelqu’un d’autre que de se prendre en charge soi-même»
Quelles seront les modalités et le calendrier d’exécution des treize propositions contenues dans le rapport qu’Achille Mbembé a remis le 5 octobre dernier à Emmanuel Macron ? Une semaine après le sommet de Montpellier, qui doit régir la nouvelle relation entre l’Afrique et la France, Financial Afrik a demandé des précisions à l’auteur de ce rapport sur la manière dont il compte s’y prendre pour faire bouger cette relation entre la France et les sociétés civiles africaines et pour assurer une meilleure intégration des diasporas africaines.
Beaucoup de questions sont restées en suspens, en effet, quant à la mise en œuvre d’un certain nombre de propositions phares et notamment, la création d’une «Maison des mondes africains et des diasporas» ou bien celle d’un Fonds d’innovation pour la démocratie de 30 millions d’euros sur trois ans dont l’objectif est de «venir en soutien aux acteurs du changement sur le continent africain».
Très attaqué sur les réseaux sociaux et en Afrique par les détracteurs du Franc CFA et de la présence militaire française en Afrique pour avoir accepté la main tendue de la France, l’historien camerounais, qui vit et enseigne en Afrique du Sud depuis de nombreuses années, continue d’assumer ses choix. «Aucun interet, tout ce brouhaha. Emmanuel Macron m’a demandé de réfléchir au futur de cette relation. Je l’ai fait et le referais si c’était à recommencer. C’est une affaire entre lui et moi et personne d’autre», a-t-il rétorqué. Un travail qui était loin d’être solitaire avec «65 débats pilotés dans 12 pays» ayant permis, selon lui, de faire participer plus de 5 000 jeunes à son élaboration.
Propos recueillis par Christine Holzbauer, envoyée spéciale à Montpellier
La virulence des attaques, sur les réseaux sociaux et dans les media africains, vous ont elles surpris ?
Aucun intérêt, tout ce brouhaha. C’est le complexe des perdants. Nous ne partageons pas les mêmes idées. Je suis de ceux qui croient que le monde, on le bâtit en commun, avec les autres. Le souverainisme échevelé, non merci ! Je ne fais pas partie de ceux qui crient : «Tout sauf la France en Afrique !» Ce n’est ni mon tempérament, ni mon projet ! Par conséquent, la plupart des critiques me laissent parfaitement glacial.
A aucun moment, vous n’avez eu l’impression d’être utilisé par l’Elysée, comme vous en accusent vos détracteurs ?
Ils n’ont pas lu mes livres De la postcolonie ou Sortir de la grande nuit. Pour proférer ce genre d’accusations, il faut ou ne pas me connaitre, ou être idiot ou les deux !
Donc, selon vous, la relation entre l’Afrique et la France peut être «réparée»?
Certaines relations sont abusives, voire irréparables. Dans de telles situations, il faut avoir le courage et l’intelligence d’y mettre un terme. J’estime pour ma part qu’il existe d’importantes ressources dans l’histoire des rapports entre l’Afrique et la France qu’il est possible de mobiliser pour construire ensemble un futur différent du passé et du présent. Ce n’est tout simplement pas vrai que l’ensemble de notre passé commun a été inutile et n’a servi à rien.
Par ailleurs, mon expérience en Afrique du Sud, où j’ai vécu plus longtemps que partout ailleurs, même au Cameroun qui est mon pays natal, me l’a enseignée. Si Nelson Mandela, du fond de sa cellule à Robben Island, n’avait pas dialogué avec ses geôliers, nous en serions encore à nous battre contre l’apartheid. Ceci dit, réparer une relation aussi asymetrique que celle-ci exige vérité, justice et égalité.
Il y avait un risque de guerre civile en Afrique du Sud à l’époque de Mandela, alors que le rejet de la France aujourd’hui dans une grande partie de l’Afrique repose sur des points précis…
A l’heure où je parle, peu de pays africains sont totalement à l’abri d’une guerre civile. Sinon nous ne serions à nouveau entrés dans le cycle infernal des successions de père en fils, des présidences à vie, du traficotage des élections, du syndrome du “troisièmeme mandat” et des coups d’état menés par des caporaux? Si nous en sommes-là, c’est parce que nous n’avons pas su créer au sein de nos sociétés les anticorps nécessaires pour résister contre les tendances autoritaires. Tant que ce déséquilibre persistera, il sera plus facile de blâmer quelqu’un d’autre que de se prendre en charge soi-même.
Quant aux “points précis” que vous évoquiez, la réalité est que les Etats africains qui le désirent peuvent sortir du système CFA et exiger de la France qu’elle ferme ses bases militaires tout de suite ou dans cinq ou dix ans. Il faut se poser la question de savoir pourquoi ces Etats n’empruntent pas ce chemin. Et pourquoi n’y a-t-il aucun débat dans aucun parlement africain à propos de ces questions ? Il faut arrêter de faire croire que nous ne sommes en rien responsables de nos échecs».
Revenons-en à la création d’une «Maison des mondes africains et des diasporas». Quelle en seront les retombées pour l’Afrique ?
Quand je parle de l’Afrique, j’y inclus toujours les diasporas. L’Afrique a deux pieds historiques : un sur le continent et l’autre partout dans le monde où il y a une présence diasporique. Or, lorsqu’on investit dans le sort des Afro-Francais, des Afro-Allemands, des Afro-Brésiliens ou des Africains-Américains, on investit pour l’avenir du continent africain.
Pourtant il demeure un hiatus entre les Afro-descendants et les Africains du continent au sujet de la traite négrière….
Effectivement, il s’agit là d’une blessure historique qui n’a été ni pensée, ni pansée, dans les deux sens du terme d’y réfléchir et de la guérir. A ma connaissance, aucun pays africain n’a pris la peine de traiter sérieusement la question morale et philosophique de notre responsabilité dans la traite des esclaves. Tant du point de vue de la politique de la mémoire que de la politique des diasporas – il s’agit donc là d’une interpellation à laquelle il va falloir rrépondre !
Est-ce le rôle de la France de le régler par le biais d’une «Maison» située, de surcroit, à Paris ?
Ce n’est pas à la France de régler les problèmes des Africains. La France vient de célébrer la Saison Africa2020. C’était un évènement ponctuel. Avant Africa2020, il y avait eu Africa Remix. Avant Africa Remix, Paris en particulier a été l’une des grandes capitales de l’art nègre, de la littérature nègre, de la danse, du théâtre, bref de la création nègre.
La Maison rendra de telles initiatives pérennes. Espace culturel pluridisciplinaire, elle est appelée à contribuer à la reconnaissance manifeste de la part africaine de la France dans maints domaines de la création générale. Elle rendra visible l’apport du génie culturel des Africains et de leurs descendants dans la formation de ce que l’on peut appeler l’universel. Pour l’instant, un tel lieu vivant n’existe pas !
Je dois préciser que ce ne sera pas un lieu a part, mais un lieu connecté à d’autres lieux d’ores et déjà existants , à l’image du Quai Branly, du Palais de Trocadéro, de la Cité du Développement qui est en construction. Ce sera une institution française ouverte à tous et ouverte au monde, qui sera un laboratoire de la création africaine et diasporique et un symbole marquant de la contribution de celle-ci au génie universel.
N’est-ce pas parce qu’il est prévu de la mettre en France que cette Maison est frappée du sceau de l’infamie avant même de voir le jour ?
Pourquoi voulez-vous qu’elle soit placée en Afrique? Rien n’empêche les Etats africains qui le désirent de bâtir chez eux des institutions culturelles similaires et de célébrer, chez eux, comme ils l’entendent, la création africaine et diasporique en général.
Cette Maison va-t-elle vous occuper à plein temps ou bien en serez-vous simplement la caution morale ?
Il m’a été demandé de piloter les débats en amont du Sommet et de produire un rapport. Ce qui m’intéresse maintenant, c’est que les treize propositions contenues dans ce rapport soient mises en œuvre.
Vous ne viendrez donc pas vous occuper vous-même de cette Maison ?
Une mission de préfiguration va être nommée. Elle consultera qui de droit et se prononcera sur le modèle économique souhaité pour cette Maison ainsi que son statut juridique. Elle réfléchira aussi à son concept, à la possibilité d’une structure en réseau présente sur plus d’un lieu, à la façon dont on peut mettre à profit les ressources rendues disponibles à l’âge digital pour réinventer la forme et le contenu des institutions et des programmes et pour construire de nouvelles écologies culturelles. Ce devrait être un travail passionnant qui devrait mobiliser plusieurs formes d’intelligence.
Le budget de fonctionnement de cette Maison sera fourni par la France, n’est-ce pas ?
La Maison sera une grande institution française. Il y aura donc de l’argent français comme il y en a eu pour le Musée du Quai Branly et d’autres lieux de ce genre, mais rien n’empêche qu’il y ait aussi de l’argent africain. L’essentiel est que toutes les sources de financement requises soient réunies pour assurer une totale autonomie de fonctionnement à cette Maison.
Quelles garanties spécifiques ont été prises pour assurer «l’indépendance» et la «neutralité» du Fonds d’innovation pour la démocratie ?
Dans l’esprit des propositions soumises au Président de la République, le Fonds aura une gouvernance autonome. Des personnalités internationales dont la réputation est incontestable, dont l’autonomie morale est reconnue de tous, et dont les idées et les actions parlent pour elles-mêmes seront mises à contribution. Il en sera de même des institutions africaines crédibles, fiables, et dont le travail dans ce domaine est internationalement reconnu.
A quoi va exactement servir ce Fonds qui est doté de 30 millions d’euros ?
Ce Fonds vise à soutenir les acteurs de la transformation sociale sur le continent. Il s’agit de ceux qui sont d’ores et déjà engagés sur le terrain et dont les actions visent à corriger le déficit démocratique dont je parlais tout à l’heure.
Pourquoi l’initiative n’est-elle pas venue d’Afrique ?
Il existe d’ores et déjà maintes expériences d’innovation démocratique sur le continent. L’idée est de les soutenir. Le Fonds constitue la modeste contribution de la France à ce gigantesque effort. Il n’a pas pour vocation de se substituer aux initiatives africaines déjà en cours.
Vous reprenez à votre compte le lancement de la seconde phase de Digital Africa, sous la forme d’un fonds d’amorçage doté de 10 millions d’euros de subvention par an pendant 3 ans ? Or, jusqu’ici, Digital Africa a rencontré de nombreuses difficultés…
Mon rapport formule 13 propositions réalisables. Elles sont, toutes, des réponses à des questions névralgiques. Le numérique est l’une des dimensions les plus importantes de la transformation africaine. Le lancement de la seconde phase de Digital Africa permettra de corriger ce qui n’a pas marché ! Le problème ce n’est pas les erreurs, mais d’être en mesure de les corriger, dans le but de mettre en place un autre paradigme de la relation. Entre l’Afrique et la France, il faut inventer de nouveaux modèles de projets qui reposent sur la co-conception, la co-gestion et la co-responsabilité. Pour cela, il va falloir accepter d’apprendre en commun, y compris des erreurs.
Il y a aussi une myriade de petits projets épars, comme le prolongement du projet d’exposition « Picasso à Dakar 1972-2022 », d’un montant de 300 000 euros sur 3 ans…
Ce n’est pas assez ! Il faut sortir de la myriade de petits projets sans cohérence d’ensemble ni impact. L’une des limites de l’action française en Afrique, c’est la multiplication de petits guichets aux acronymes sans cesse imprononçables. Cette approche segmentaire satisfait peut-être les bureaucrates, mais elle est totalement inefficace. Elle s’inscrit dans la logique du court terme, un peu comme la distribution de l’aumone.
Ce qu’il faut mettre en place, c’est une Fondation ou même une Banque de la culture, avec des financements publics et privés. Les entreprises francaises installées en Afrique pourraient y prendre de petites parts qui seraient défiscalisées. La Banque africaine de la culture servirait de levier pour le développement des tiers-lieux culturels sur le continent et pour leur mise en réseau avec d’autres lieux similaires en France. C’est ainsi que l’on sortira du paternalisme. Grâce à la mise à ce type de nouveaux outils, on pourrait financer des projets à fort impact, avec des interventions biens visibles et une gouvernance qui permettra aux Africains d’être impliqués à tous les stades, du début à la fin.
Si on veut véritablement développer les industries culturelles en Afrique, pourquoi ne pas solliciter des mécènes africains ?
L’idée d’une Fondation ou, mieux, d’une Banque africaine de la culture n’écarte pas cette éventualité. Les milliardaires nigérians, marocains, sud-africains, sénégalais ou ivoiriens pourraient en effet souscrire des parts dans une telle institution.
Pourquoi la culture peine-t-elle autant à être financée en Afrique ?
Si l’on conçoit la culture comme un bien public mondial, alors on peut considérer qu’une œuvre d’art conçue et réalisée en Afrique fait autant partie des biens publics mondiaux qu’une autre conçue et réalisée au Pakistan. A ce titre, l’une et l’autre peuvent bénéficier de financements et peu importe l’origine de celui qui donne. La création culturelle peine à être financée en Afrique parce qu’aux yeux de la plupart de nos Etats, la culture, c’est un peu comme l’agriculture. Avec de telles conceptions, vous conviendrez avec moi qu’on n’ira pas loin.
Certes, mais en attendant c’est toujours de l’argent français…
De l’argent francais, mais aussi allemand, américain etc… Ceci dit, et en comparaison des flux qui sortent chaque année de l’Afrique et finissent en Europe ou dans des paradis fiscaux, ce sont des cacahuètes !