Entretien avec Ludovic Subran*, économiste en chef du groupe Allianz.
Premier assureur et investisseur en Europe et maison-mère d’Euler Hermes, numéro un mondial de l’assurance-crédit, le groupe Allianz prédit une accélération de la croissance pour la Côté d’Ivoire, le Sénégal et le Burkina Faso. Au moins 6% cette année et en 2022. La zone CFA en Afrique de l’Ouest a été la région du continent la plus résiliente à la pandémie du coronavirus. Par ailleurs, les pressions à la hausse des salaires auxquelles sont confrontées les économies avancées ne sont pas dues à l’inflation, estime Ludovic Subran, économiste en chef du groupe Allianz. La courbe de Philipps n’est pas de retour, assure-t-il.
Propos recueillis par Abashi Shamamba.
Existe-t-il un « risque Franc CFA » pour les économies de l’Afrique de l’Ouest ? Quelles fragilités voyez-vous pour ces économies ?
Dans sa globalité, la zone franc CFA de l’Afrique de l’Ouest a montré plus de résilience à la crise Covid-19 par rapport aux autres régions du continent africain. Dans la zone Franc CFA, le choc économique s’est fait surtout sentir à travers la détérioration des soldes budgétaires et la baisse des recettes d’exportations. Il est important de souligner les grandes différences entre les économies de la zone. Le Sénégal, la Côte d’Ivoire et le Burkina Faso sont les économies les plus dynamiques où nous attendons des taux de croissance autour de 6% cette année et en 2022. Ce dynamisme provient en particulier d’une plus grande diversification économique et d’une dépendance relativement limitée aux exportations de l’énergie. Par ailleurs, au Mali et au Togo, les questions sécuritaires de la région du Sahel pèsent sévèrement sur les perspectives de reprise économique. Pendant la crise sanitaire, plusieurs pays de la zone «Franc CFA» ont fait preuve de stabilité macroéconomique accompagnée d’une inflation modérée. Cependant, les économies de la zone ont d’importants défis à relever à moyen terme pour gagner du terrain. En premier, assurer une plus grande diversification économique, intensifier les échanges commerciaux intra-zone, améliorer la gouvernance, et finalement, opérationnaliser la réforme vers la monnaie commune «ECO» d’ici 2027.
La pression à la hausse sur les salaires dus au regain de l’inflation marque-t-elle le retour de la courbe de Phillips dans les pays riches ? Cette tendance vous semble-t-elle durable ?
Dans le contexte actuel de sortie de la crise, il serait prématuré de se prononcer sur le retour de la courbe de Phillips. La reprise demeure encore très inégalitaire, avec de nombreux secteurs industriels tels que l’aéronautique et l’automobile qui opèrent encore en sous capacité. Dans les pays avancés, environ la moitié de l’accélération actuelle de l’inflation peut être expliquée par la dynamique des prix de l’énergie. L’autre moitié trouve essentiellement sa source dans une flambée des prix de biens durables et des services : celle-ci peut être attribuée aux difficultés d’approvisionnements, aux pénuries de composantes mais aussi de main d’œuvre. Une grande partie de ces frictions sont de nature temporaire et reflète l’inadéquation entre l’offre et de la demande après la réouverture de nos économies. Les anticipations des marchés demeurent encore compatibles avec le discours d’une inflation qui serait stable à long-terme aux alentours des cibles des banques centrales. Chez Allianz, nous avons révisé à la hausse notre prévision d’inflation de la zone euro pour cette année à 2,3 %. Néanmoins, nous estimons que les pressions actuelles sur les prix ne devraient pas se pérenniser ou enclencher la boucle prix-salaire. Conformément à nos prévisions passées, nous estimons toujours une normalisation de l’inflation à 1,7 % en 2022, avec la dissipation des facteurs transitoires. Cette normalisation n’empêchera pas, cependant, l’augmentation des salaires dans les secteurs d’activités les plus touchés par les pénuries de main d’ouvre tels que le bâtiment, la chimie et le bois.
Faut-il laisser répartir cette hausse des prix pour contenir le coût de la dette et accessoirement, « euthanasier les rentiers » comme le préconisait Keynes ?
Keynes avait un vrai talent d’écrivain et le sens des formules qui frappent l’esprit, ainsi de l’euthanasie des rentiers, mais sa pensée n’était pas toujours rigoureuse. En confondant épargne et thésaurisation dans la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, Keynes a attribué à l’épargne les effets indésirables de la thésaurisation et durablement donné l’impression qu’il jetait l’opprobre sur les épargnants. Si c’est dans les toutes dernières pages de la Théorie générale qu’apparaît le thème de l’euthanasie des rentiers, c’est dans le cadre d’une discussion des rentes de rareté (rente foncière, rente du capital, c’est-à-dire taux d’intérêt), aussi appelées revenus non gagnés. Comme d’autres avant lui, Keynes les juge trop élevés et propose de les taxer non pas grâce à l’inflation, mais directement. Pour Keynes, le taux d’intérêt devrait couvrir le coût d’amortissement du capital augmenté d’une prime de risque et de gestion, mais rien de plus. Dans un ouvrage antérieur (A tract on monetary reform, 1924), Keynes fustige aussi bien l’inflation que la déflation, toutes deux sources de transferts injustifiés de richesses et de perturbations de la production, car, observe-t-il, les prix ne montent ou ne baissent jamais tous à la même vitesse. Il fustige la nature dispendieuse des Etats et l’influence politique dominante de la classe des débiteurs. Indirectement, il suggère que les prêteurs aussi bien que les emprunteurs à long terme devraient se protéger contre le risque de fluctuation de la valeur de la monnaie grâce à ces clauses d’indexation. Il écrit : « Si nous voulons continuer d’attirer l’épargne volontaire de la société vers l’investissement, nous devons avoir pour objectif premier une politique délibérée de stabilité de la monnaie … et user d’autres moyens pour redistribuer la richesse nationale ». Surtout, à l’heure de la transition écologique, si nous voulons que celle-ci ne soit pas inflationniste, nous avons besoin d’épargnants.
De quelle marge de manœuvre disposent les banques centrales face à la reprise de l’inflation sans courir le risque de gêner le redémarrage de l’activité économique ?
A date, les attentes d’inflation restent bien ancrées car le rebond d’inflation est expliqué majoritairement par des facteurs temporaires liés à la sortie de la crise du Covid (et la distorsion de prix en 2020) et par une reprise très forte au niveau global notamment des biens dans un contexte où l’offre n’arrive pas à suivre (problèmes de transport, problème de capacité de production, pénuries de main d’ouvre en raison de la dislocation des marchés de travail encore sous perfusion dans nombreux de pays avec les schémas de chômage partiel…). Tout dépend de la durée de ce rebond d’inflation, si cela dure au-delà de mi-2022 cela peut en effet engendrer des effets de second tour négatifs pour la croissance, notamment par le biais de transmission des hausses des prix entrants aux prix de vente car les entreprises ne pourront plus absorber les coûts. Dans le cas de matérialisation d’un scénario d’une inflation élevée sur une période prolongée, les banques centrales seraient contraintes d’agir afin d’ancrer les anticipations d’inflation. Bien entendu, un resserrement monétaire fort et précipité risque de freiner la croissance économique et peser sur la situation financière des entreprises fragiles. Mais ceci n’est pas notre scénario de base car à l’heure actuelle, de nombreux signaux suggèrent que les pénuries devraient se normaliser d’ici mi-2022 (y compris dans le transport et l’énergie) et que nous ne voyons pas d’inflation structurelle (vitesse de circulation de la monnaie encore en baisse, recherche de productivité par les entreprises, facteurs démographiques).