C’est l’affaire qui couve depuis le début de l’année 2021 à Shelter Afrique, institution financière de développement (DFI) africaine basée à Nairobi et dédiée au financement de l’habitat africaine. Tout commence il y a quelques mois quand un lanceur d’alerte saisit le conseil d’administration de Shelter Afrique à travers son Comité ‘’Audit, Risk Risques & finances (ARF)’’, sur des «pratiques de mauvaise gestion». Il est important de noter que le lanceur d’alertes a suivi à la lettre les dispositions de la procédure en la matière en contactant le président du Comité ARF tel que prescrit par la politique de lanceur d’alerte. A la suite de cette alarme et après moults hésitations, une enquête a été initiée par le conseil d’administration par l’intermédiaire de son comité ARF. L’investigation est conduite par la société PKF (https://pkfea.com/), un réseau mondial de cabinets comptables de 220 membres dans 150 pays. L’enquête conduite par PKF a confirmé les allégations faites par le lanceur d’alerte dans son rapport remis au conseil d’administration en juin 2021. Il a ainsi confirmé des paiements non-autorises d’à peu près 5 millions de dollars, d’une politique de gestion des ressources humaines chaotique et l’absence de contrôles effectifs. Ce rapport a formulé plusieurs recommandations dont celle d’émettre des blâmes à l’endroit du directeur-général, du directeur administratif et financier ainsi que du chef des risques d’entreprise.
Confirmation des présomptions de détournement de fonds dans un projet immobilier au Rwanda et deux projets au Kenya.
Les allégations du lanceur d’alerte confirmées par le rapport d’investigation de PKF portaient principalement sur des présomptions de détournement de fonds, de mauvaise gestion, de népotisme et de corruption. Sont nommément concernés, trois projets (Othaya Road et Pine City au Kenya et Rugarama au Rwanda). Dans le cas du projet Rugarama au Rwanda, 2,3 millions de dollars US ont été décaissés le 29 avril 2020 au bénéfice de Remote Group en violation des procédures de prêt qui préservent les intérêts de Shelter Afrique. Le décaissement a été fait sans garantie de restitution d’acompte, sans caution de bonne exécution et sans utilisation de compte séquestre. Cette démarche délibérée, menée par le directeur général, Andrew Chimphondah, avec la complicité de certains des responsables de Shelter Afrique, a été entreprise à l’encontre des dispositions initiales votées en Comité de Crédit, ce qui a mis en danger les intérêts de l’institution financière. Il est à noter que le montant initial approuvé par le Comité de Crédit s’élevait à 1,3 million de dollars et que le directeur général l’a porté de façon unilatérale à 2,3 millions de dollars !
Les fonds ont été par la suite versés sur un compte du projet sous le contrôle exclusif de Trevor Green, le propriétaire de Remote Group, un entrepreneur sans capacité financière et technique suffisante pour un projet de l’envergure de Rugarama. En l’absence de telles dispositions de sauvegarde, les fonds ont-ils été injectés dans le projet ? A ce jour, les travaux prévus n’ont pas été réalisés et le projet est au point mort. Remote Group a failli à ses obligations contractuelles et n’a pas été en mesure d’honorer la première échéance du prêt en juillet 2021 au terme de la période de grâce d’une année, ce qui a obligé Shelter Afrique à inscrire le prêt dans la catégorie des «créances en souffrance».
Réactions de Shelter Afrique à l’enquête de Financial Afrik
Contacté par Financial Afrik sur ces allégations concernant le projet Rugarama et sur le défaut de paiement de Remote Group, Dr. Steve Mainda, président du conseil d’administration (PCA), a fourni les explications suivantes: i) le client a effectivement fait défaut sur le paiement de sa facture de juillet 2021 d’un montant de 855.000,00 $ US et a formulé une demande pour restructurer le prêt et payer les arriérés en totalité dans les 6 mois à venir. «Nous sommes en discussion avec Remote Group pour remédier à leur manquement et améliorer notre sécurité à travers diverses options destinées à sauvegarder les intérêts de Shelter Afrique», déclare le PCA. Dans ses réponses, le president du conseil d’administration lie le défaut de paiement de Remote Group aux conséquences de la pandémie de coronavirus. Et de poursuivre: «nos services juridiques exploreront tous les recours juridiques disponibles, y compris le droit de prendre le plein contrôle et la propriété des œuvres sur site financés par Shelter Afrique».
En l’absence délibérée de toute garantie et de mécanisme de contrôle dans l’utilisation des fonds déboursés a à Remote Group, les chances de recouvrement s’avèrent très limitées. De ce fait, en accord avec les principes de provisionnement internationales, Shelter Afrique a dû passer des provisions importantes en date du 1er novembre 2021 pour refléter cette perspective de perte sèche sur la transaction. La constitution de telles provisions va sans doute affecter de façon sévères les résultats de l’exercice fiscal en cours. Un second décaissement mentionné dans l’enquête de PKF a trait au projet Othaya Road à Nairobi, au Kenya. Il s’agit d’un contrat EPC qui a été attribué à un entrepreneur en violation totale des procédures internes de Shelter Afrique. En effet, contrairement aux principes de passation de marchés, le contrat de construction du projet de plus de 12 millions de dollars n’a pas fait l’objet d’un appel d’offres. Il a été passé de gré à gré.
De plus, l’avance octroyée a à la société de construction pour un montant total de 2,1 millions de dollars américains a été décaissé en 3 tranches (0,8 million de dollars américains le 28 décembre 2020 ; 1 million de dollars américains le 11 janvier 2021 et 302.100 dollars américains le 27 janvier 2021) sans l’aval préalable du conseil d’administration qui est requis pour tout paiement de plus de 100.000 dollars. L’enquête avait établi que la transaction a été conclue alors que les opérations de l’institution financière internationale étaient fermées en raison des fêtes de fin d’année. Le bénéficiaire de ces décaissements non budgétisés et non autorisés est la firme Sichuan Huashi Enterprise Corporation impliquée dans la réalisation de plusieurs projets gérés ou financés par Shelter Afrique. L’enquête a également révélé que le contrat était déséquilibré en faveur de l’entrepreneur et ne protégeait pas les intérêts de Shelter Afrique. Comme dans le cas de Remote Group, aucune garantie de restitution d’acompte et de bonne exécution n’a été exigée de l’entrepreneur.
Ce projet, qui vise à ériger une tour résidentielle haut de gamme de 98 appartements à des fins de location sur un terrain concédé par le gouvernement du Kenya, a-t-il violé les régles ? Non, répond le PCA qui indique que toutes les règles de gouvernance ont été suivies dans ce projet, prenant à témoin le rapport PKF pourtant assez sévère à ce sujet. Concernant le projet Pine City également situé à Nairobi, des plans étaient en cours pour procéder de la même manière et avec les mêmes contreparties qu’avec le projet Othaya Road. Heureusement, ces plans ont été suspendus suite à l’alarme du lanceur d’alertes. Les montants en jeu dans ces différentes affaires, de 5 millions de dollars US, selon l’enquête PKF, correspondent aux apports au capital de Shelter Afrique effectués cette année par les 7 pays suivants en 2021 : Swaziland, Rwanda, Togo, Mali, Ouganda, Côte d’Ivoire et Cameroun.
Octroi d’un prêt personnel d’un million de dollars en faveur du Directeur Général de Shelter Afrique
Un autre fait vient s’ajouter aux irrégularités du lanceur d’alerte. Selon certaines sources d’information internes, un prêt d’environ 1 million de dollars avait été accordé au directeur général sous forme d’avance sur salaire pour l’achat d’un logement à Nairobi en l’absence de toute hypothétique sur le titre foncier de la propriété. Ce montant correspond à plus de la moitié du résultat net enregistré par Shelter Afrique en 2020.Sur cet exercice, l’institution appartenant à plus de 44 pays présente un résultat net de 1, 85 million de dollars, le premier bénéfice depuis cinq ans. Comment dans ces conditions accorder un prêt d’un tel montant au directeur général? La réponse du PCA coule de source: « en tant que Banque du Logement, notre engagement est tout aussi réel envers les Africains qu’il l’est envers notre personnel. Nous soutenons et encourageons nos membres du personnel à accéder à des prêts au logement qui sont guidés par notre politique. Le prêt logement octroyé au Directeur Général fait également partie de notre politique; plus encore, les prêts au personnel sont avancés en fonction de la disponibilité des liquidités et n’ont aucun rapport avec les résultats de la société car ils ne sont pas passés en charges dans le compte de résultat ». Depuis le déclenchement de cette affaire, les spéculations vont bon train. Le PCA de Shelter Afrique tient toutefois à préciser qu’à aucun moment, PKF n’a enquêté sur un détournement de fonds. «L’objectif de l’enquête PKF était uniquement d’enquêter si les procédures de Shelter ont été enfreintes … Je dois dire que l’audit en lui-même est la preuve que nous avons créé une gouvernance réactive », répond-t-il à Financial Afrik. Le rapport en question émet beaucoup de recommandations qui malheureusement ne semblent pas être à la hauteur des dysfonctionnements graves révélés par l’enquête.
Ainsi, il demande de réexaminer le contrat du projet Othaya mentionné plus haut. Le rapport recommande aussi que le responsable des risques (Head of Risks) ne soit plus impliqué dans l’opérationnel en conformité avec les règles déontologiques. De même, indique le rapport, le directeur financier ne devrait pas présider le Comité d’achat des Acquisitions (Procurement) pour éviter les risques de conflit d’intérêt. Déficience dans le management de Shelter Afrique et défaillance du Conseil d’Administration Institution mise en place pour combler le gap du financement du logement social en Afrique, Shelter fait face à des problèmes très sérieux de management et de gouvernance d’entreprise. Le nom du directeur général, Andrew Chimphondah, bénéficiant du soutien du président du conseil d’administration Steve O. Mainda (Kenya) et de certains administrateurs tel que l’ancien président du conseil Nhgidinua Daniel (Namibie), revient en de nombreux points à cet égard. L’enquête menée par le Cabinet PKF a démontré des transactions et des paiements frauduleux présumés de l’ordre de 5 millions de dollars. Il est surprenant que toutes les personnes impliquées dans ces malversations, et au premier chef, le directeur général, soient toujours en fonction. Tel n’est pas le cas du lanceur d’alerte qui a été poussé à la sortie en violation de la politique de protection des lanceurs d’alerte. Il est à noter dans le même temps que le directeur financier et le chef du risque ont été autorisés à garder leur postes pour le restant de leurs contrats qui va courent jusqu’en 2023 deux ans. Une situation intenable pour l’institution financière panafricaine.
Les arguments du directeur général de Shelter Afrique
Contacté par Financial Afrik, le Directeur Général de Shelter Afrique, Andrew Chimphondah, a défendu son bilan. Outre la réalisation d’«un bénéfice de 1.85 million de dollars US en 2020 après 5 ans de pertes», le manager mentionne un accord de restructuration de la dette avec les 8 bailleurs de fonds pour restructurer et rembourser leurs prêts d’ici juin 2024. «La société a remboursé l’intégralité des prêts de tous les prêteurs avant le 30 juin 2021.
C’est trois ans plus tôt que prévu», argue-t-il. Autre argument avancé par le DG, la réception de plus de 55 millions de dollars américains en capital de la part des actionnaires depuis 2018. “Cela démontre que les actionnaires ont renouvelé leur confiance dans le nouveau Conseil d’administration et la nouvelle Direction après la crise”, soutient le DG. Reste à mettre ces arguments en équation avec les conclusions explosives du rapport PKF. Rapport dont les recommandations seraient, assure-t-il, entrain d’être mises en œuvre. «Nous devons être clairs sur cette question ; l’audit de PKF a été commandité par le conseil d’administration après qu’un rapport de dénonciation ait été soumis. Nous devons déclarer catégoriquement que PKF n’a pas indiqué qu’un montant de 5 millions USD constituait un détournement de fonds. Tous les paiements pour le financement de projets ou les lignes de crédit ont été autorisés conformément aux politiques et procédures établies de Shelter Afrique. L’objectif de PKF était uniquement d’examiner si l’une des politiques avait été violée et si les directives étaient suffisantes pour régir nos opérations». Affaire à suivre.