Dans cet entretien réalisé à la veille du sommet Union Européenne-Union Africaine, l’économiste Carlos Lopes revient sur les enjeux cruciaux d’une relation à refonder sur des bases nouvelles.
Quel est l’état des relations économiques Europe -Afrique à la veille de de sommet qualifié par les plus optimistes de sommet de la refondation ?
Comme c’est le cas pour plusieurs régions, la pandémie a causé un coup d’arrêt aux relations commerciales ainsi qu’aux investissements. La balance commerciale actuelle n’est pas favorable à l’Afrique. Le déficit commercial en 2020 est estimé à 23 milliards d’euros. Mais il faut rappeler que ce yoyo en termes de déficit commercial auquel l’Afrique fait face depuis presque dix ans n’est que le symptôme d’une relation commerciale qui dépend des ressources naturelles et qui est donc vulnérable à tout choc. La refondation des relations commerciales devrait passer par une transformation structurelle des économies, et donc par l’industrialisation de l’Afrique.
Quel commentaire faites-vous de la gestion de pandémie de part et d’autre et des restrictions de voyage y afférentes ?
La pandémie est une occasion manquée. La thésaurisation des vaccins au début de la pandémie a remis en question l’engagement de l’UE à préserver le principe de la primauté du multilatéralisme. La thésaurisation des vaccins par l’UE a même sapé l’efficacité du COVAX ; un mécanisme, ironiquement, que l’UE avait aidé à créer. En s’opposant à la levée temporaire des brevets, comme demandé par l’Afrique du Sud et l’Inde au nom d’un groupe important de pays du Sud, l’Europe a bloqué une initiative émanant d’elle. Remarquons que même les États- Unis ont consenti à une telle possibilité. L’UE insiste sur le fait qu’elle a partagé des millions de doses avec Afrique. Mais, faudra-t-il le rappeler, l’Afrique a besoin de plus d’un milliard de doses. L’on regrettera le fait qu’on termine souvent sur un comportement à l’égard de l’Afrique qui l’infantilise. La solution n’est pas la charité, l’Afrique a plutôt besoin de changer ses rapports. Quand on a vu tomber la décision de fermer les frontières aux pays qui, grâce à leur communauté scientifique et leur attachement au principe de transparence, ont permis au monde d’identifier un nouveau variant et, par conséquent, améliorer la politique de lutte contre le virus, c’était la stupéfaction. Pour les relations Europe-Afrique, la crise aurait pu permettre aux deux continents de rebondir. C’est une occasion manquée.
À un moment, vous étiez le chef de file des négociations de l’Union Africaine avec l’Europe. Qu’est-ce qui vous a poussé au retrait ?
Le processus de négociations, y compris pour la préparation du sommet, est un processus mené par les États membres de l’UA. Mon rôle a toujours été d’accompagner et de conseiller nos pays à travers les structures décisionnelles de l’UA. Voilà l’utilité de mon apport. Mais c’est clair que ce que je dis ne plaît pas à beaucoup de monde.
A votre avis, quelle est la position de l’Europe vis-à-vis de la ZLECA. Une éventuelle règle d’origine africaine n’irait-elle pas à l’encontre des accords antérieurs comme les ACP ?
Nous avons bien avancé avec la ZLECAf. 87,7% des lignes tarifaires des règles d’origines harmonisées en pleine pandémie ! Ce n’est pas rien. Toutefois, il faut maintenant passer à la mise en œuvre. Et c’est sur cet aspect que les pays sont concentrés actuellement. Les Accords de Partenariats Économiques (APE), qui sont d’ailleurs en négociation depuis 2000, proposent un découpage du continent autre que la ZLECAf et avancent des propositions qui ne sont pas compatibles avec la ZLECAf. Je ne suis pas de l’avis que les APE et autres divers arrangements entre l’Europe et des pays ou blocs de pays sont des contributions pour un édifice commun. C’est tout le contraire.
Dans quelle mesure les politiques de subventions pratiquées par l’Europe pour soutenir son agriculture constituent-elles une concurrence déloyale aux produits
africains ?
Beaucoup a été dit sur l’impact de la politique agricole de l’UE sur les exportations agricoles en provenance de l’Afrique. Cela risque de s’empirer avec certaines politiques du Green Deal annoncé par l’UE. Dans ce cadre, l’UE s’engage à augmenter les subventions pour l’agriculture bio tout en exerçant une pression à travers une pléthore de standards. Les principes de « farm to fork » vont dans la même direction.
Si les matières premières africaines ont libre accès aux marchés du monde entier, les produits semi-transformés ou transformés africains se heurtent souvent à la barrière des normes phytosanitaires ou industrielles à l’export. Est-ce là une manière de cantonner l’Afrique dans son vieux rôle de fournisseur des commodities?
Là aussi, l’Afrique sera pénalisée à cause du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières qui sera surtout appliqué aux exportations industrielles. Plusieurs pays Africains qui exportent des produits dérivés de matières premières, comme l’aluminium ou l’acier, seront touchés. Toutes les régions d’Afrique sont concernées ; du Mozambique à l’Afrique du Sud à la Guinée en passant par les pays de l’Afrique du Nord. Sachant que l’Afrique devra jouer un rôle central dans la transition énergétique par sa richesse en minéraux critiques pour la transition, un défi se présente alors pour les pays africains : cette taxe carbone devrait-elle nous limiter à l’exportation à basse valeur ajoute, et donc nous renvoyer en arrière s’il n’y a pas de compensation sérieuse en forme d’accès à des financements ? Nous ne pouvons pas perdre l’opportunité pour accélérer la transformation économique, génératrice d’emplois, et positionner l’Afrique pour entrer dans les chaînes de valeurs stratégiquement choisies.
Justement, dans quelle mesure l’espace de la ZLECA peut être un accélérateur de l’industrialisation de l’Afrique ? Les retards de certains États dans la déposition de leurs instruments de ratification n’est-il pas le signe d’une certaine défiance ?
En effet, la ZLECAf est un cadre important pour faciliter cette transformation. À ce jour 40 pays ont déposé leurs instruments de ratification. Ce n’est pas négligeable, mais il serait important d’avancer sur les négociations des protocoles restants et surtout de promouvoir le commerce dans le cadre de la ZLECAf.
Pour finir, la politique européenne de l’Afrique n’est-elle pas alourdie par un réflexe monopolistique vis-à-vis des partenaires russes et asiatiques sur le plan militaire et commercial ?
Ce qui est important à comprendre est que les pays africains sont des pays souverains et que pour beaucoup, l’Europe est un partenaire comme tout autre. Ces pays ne sont pas un champ de bataille géopolitique ou les africains, d’une nouvelle génération, ne sont que spectateurs. Il serait temps de reconnaître que les économies africaines regorgent d’opportunités qui sont ouvertes à tous ceux qui veulent contribuer au développement africain.