Par Magaye Gaye, Economiste.
Le monde est plongé depuis quelque temps dans une crise inflationniste préoccupante. Ce constat amène à s’interroger sur la pertinence des réponses que les Banques centrales ont apportées et sur la théorie monétariste incarnée par l’économiste Milton Friedman.
Avec un taux de 6,2% sur un an glissant aux Etats Unis, constaté en octobre 2020, le taux d’inflation a été multiplié par 11,5 en un an et demi. La zone euro n’est pas en reste avec un taux de 5%. Cette poussée inflationniste s’explique par les tensions observées sur les chaînes de production mondiales, consécutives à un moral bas du côté des acteurs économiques, les incertitudes sur l’avenir liées à la crise sanitaire, la baisse de productivité due à la désorganisation des systèmes de travail classiques, sans compter le renchérissement de divers intrants comme le pétrole et le gaz qui sape la compétitivité des produits fabriqués. A cela s’ajoute une tendance des pays producteurs à vouloir renforcer leur stock interne pour des raisons de sécurité stratégique notamment alimentaire créant ainsi des déséquilibres sur l’offre mondiale. Enfin, un autre facteur est perceptible au travers des tensions sur les chaînes de logistique internationales multipliant par cinq parfois les coûts de fret.
Face à cette situation d’inflation due à l’offre, les Banques centrales ont initié à côté des stratégies de gestion de la crise initiées par les Etats, des mesures de relance monétaire classiques comme la hausse des taux directeurs (FED) et l’achat de dettes (BCE). Ces mesures semblent à l’analyse objectivement insuffisantes pour juguler un mal profond. L’inflation qui frappe actuellement le monde est liée plus à des capacités de production limitées qu’à des phénomènes monétaires. Les banquiers centraux en actionnant sur les leviers classiques de politique monétaire confondent une situation normale à une situation d’extrême crise. Ils auraient dû être plus imaginatifs en proposant d’autres mesures quitte à sortir temporairement du dogme monétaire de lutte contre l’inflation inspiré par l’Économiste Milton Friedman.
Près de 70 ans après, il est grand temps que le monde s’interroge sur les problématiques inflationnistes en revisitant les enseignements de Monsieur Friedman sur l’inflation. Cet économiste américain, véritable inspirateur de la pensée monétariste qui a eu le vent en poupe suite à la déflation qui a impacté le monde après la période des trente glorieuses (1945-1975), considère que les fluctuations de la masse monétaire sont à l’origine des cycles économiques. Aujourd’hui, le contexte a beaucoup changé et cette théorie devrrait être revisitée pour plusieurs raisons.
Premièrement, les Etats ont aujourd’hui des outils beaucoup plus sophistiqués en matière de gestion macro-économique. Des critères de convergence régissent de nombreux ensembles multilatéraux avec des possibilités de contrôle mutuel renforcé. Le niveau de connaissance s’est considérablement accru.
Deuxièmement, le développement soutenu des nouvelles technologies de l’information et de la communication rétrécissent les distances, assurent une circulation en temps réel de l’information et permettent des arbitrages et des anticipations plus efficaces notamment au plan économique
Troisièmement, le monde du 21ème siècle avec ses 7 milliards d’habitants qui vont d’après les projections passer à plus de 10 milliards en 2050 est confronté à de nouveaux défis en terme de, chômage, d’ urbanisation, de vulnérabilité sanitaire, d’insécurité alimentaire, et d’exacerbation des inégalités. Dans un tel contexte, il faut agir sur l’offre en renforçant les chaînes de valeur.
Quatrièmement, la science économique dont l’objectif final est d’assurer une gestion efficiente des ressources rares, ne peut être figée et doit s’ adapter sans cesse aux nouveaux défis qui se posent à l’humanité. Sous ce rapport, le modèle monétariste semble dépassé et gagnerait à être revisité vu l’ampleur des problèmes économiques mondiaux actuels.
Des axes de proposition pourraient êtres les suivantes :
Il s’agira d’abord de rendre plus souple l’équation inflationniste en allant vers une plage de taux révisable en fonction de l’évolution de la conjoncture et en tenant compte de la diversité des niveaux de développement des économies.
Ensuite, il faudra revoir les missions fondamentales des Banques Centrales focalisées aujourd’hui autour de la stabilité des prix et le maintien du pouvoir d’achat. Ce mandat est porté par une théorie économique selon laquelle la politique monétaire, en assurant la stabilité des prix, contribue de manière indirecte à une croissance durable, à la prospérité économique et à la création d’emplois. Je suis pour ma part convaincu que la sphère monétaire ne peut être qu’une variable d’ajustement des fondamentaux de l’économie à savoir l’offre et la demande. Avant de songer à gérer l’inflation, il faut produire d’abord.
Pour des raisons liées à la nécessité d’asseoir une croissance saine et durable, ces missions assignées aux autorités monétaires mondiales devraient muter vers la recherche de progrès économiques en se dotant d’objectifs volontaristes en termes de plein emploi à l’image de la FED américaine. Il est temps que les banques centrales interviennent en période de crise dans la sphère réelle de l’économie. Cette proposition est motivée par la persistance de la pauvreté et de l’insécurité dans le monde, et par les énormes efforts à consentir en termes de financement dans les pays en développement.
Par ailleurs, ce qui manque à l’économie mondiale, c’est un organisme spécialisé dans la gestion des anticipations psychologiques (GAP) afin de rassurer les marchés et les acteurs économiques en cas de crise. Cette mission pourrait être confiée aux banquiers centraux qui devraient aussi s’investir, compte tenu des multiples incertitudes de l’environnement mondial, dans d’autres domaines comme par exemple réfléchir sur des mécanismes permettant une meilleure répartition des risques entre acteurs économiques dans le monde et une réglementation plus efficiente des marchés à terme d’instruments financiers. Cela passe par une coordination plus grande entre les banques centrales et les organes de régulation des marchés financiers au travers d’un Comité d’anticipation monétaire et financière (CAMEF).
Il faut aussi reconsidérer cette tendance à rejeter systématiquement la planche à billet notamment dans certains pays en développement disciplinés en termes de gouvernance monétaire. Des réflexions approfondies devraient à cet égard être menées sur le niveau optimum d’inflation qui pourrait justifier le recours temporaire et limité à la planche à billet dans une optique de relance, comme du reste la Banque Centrale Européenne, la FED et les Etats Unis l’ont expérimenté à l’occasion de la crise de 2008. Cette proposition de recours temporaire et non systématique à la planche à billet se justifie d’ailleurs par les difficultés liées à la quantification exhaustive des transactions du secteur informel lequel occupe une part importante dans l’économie de beaucoup de pays en développement. Sous ce rapport, les réflexions pourraient porter sur le niveau maximum de réserves de change au-delà duquel, la Banque centrale pourrait envisager d’utiliser le surplus afin d’apporter sa garantie aux États et aux entreprises de bonne signature pour leur permettre de lever des financements sur les marchés internationaux. Dans le cadre de la mise en œuvre d’une politique monétaire d’assouplissement quantitative ou quantitative easing, cette orientation consistant au recours temporaire à la planche à billet pourrait se traduire par un rachat massif d’une partie du portefeuille des institutions financières les mieux gérées.
A propos de Magaye GAYE
titulaire d’un DESS en gestion de projets de l’Université de Rennes 1 en France, Magaye Gaye a exercé pendant une quinzaine d’années dans les organisations sous régionales africaines de financement du développement (BOAD et FAGACE) à des niveaux stratégiques élevés. Le cadre sénégalais, auteur de l’essai, intitulé « Afrique, abandonner les solutions occidentales et repenser le développement autrement»