La Pravda est de retour. Tout comme la décision précipitée de Bamako de suspendre “jusqu’à nouvel ordre” RFI et France 24 ou celle de Moscou de couper le signal de la BBC, ou encore celui de Meduza.io, le site d’information russe le plus visité du pays, la mesure prise le 27 février par la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, de bannir Russia Today et Sputnik, ce qu’elle a appelé «la machine médiatique du Kremlin», nous semble attentatoire à la glorieuse liberté d’informer.
L’interdiction d’un média doit être décidée par un juge indépendant et non par le ministère de l’Intérieur ou le chef de gouvernement d’un État fut-il le plus démocratique.
Aux soldats de l’information que nous sommes, la raison d’Etat invoquée dans l’un et l’autre cas nous semble une camisole de force. Les codes de presse qui régissent le métier ne seraient-ils opérationnels qu’en temps de paix ?
Certes, il y a une asymétrie manifeste entre le régime des médias en démocratie et la condition des organes de presse dans un régime dirigiste comme celui de la Russie actuelle où une nouvelle loi punit d’une peine pouvant aller jusqu’à 15 ans tout diffuseur de fausses nouvelles. L’information n’est pas de la propagande.
Mais si la démocratie décide d’interdire un média sous quelque prétexte que cela soit, sans le respect de ses propres lois et de sa procédure, alors elle ne fortifie pas la démocratie. Ce qui justement gêne dans le cas de RT dans l’Union Européenne par exemple, c’est l’absence d’une infraction à moins que l’usage de l’euphémisme “opérations spéciales” au lieu de “guerre” n’en soit une.
De même, il n’y a pas d’infractions prouvées au Mali, pays où la junte au pouvoir accuse France 24 et RFI de désinformation et d’atteinte à l’armée sans apporter un début de preuves.
Dans les deux cas, la presse a été muselée au nom de la raison d’Etat. Les citoyens ont été en quelque sorte privés d’un son de cloche différent même si, bien entendu, la liberté de la presse à Paris n’est pas la même qu’à Moscou et à Bamako.
La volonté affichée des pouvoirs publics de lutter contre la désinformation se confond souvent avec celle inavouée de vouloir contrôler l’information. La frontière est mince. Que dire dans ce flou artistique du rôle des grandes plateformes du Web qui nous rappellent depuis le bannissement du compte Twitter de Donald Trump qu’elles ont le droit de décider du discours devant passer et du discours à proscrire ? Dans cet alignement desdites plateformes sur l’agenda politique ou moral, TikTok a été le premier réseau social à censurer les vidéos de RT et Sputnik. Suivi de Google et Meta. Censure ou autocensure ?
Un tel pouvoir de censure de la part du “camp du bien” doit-il nous réjouir du fait d’être bien protégés par des hommes et des robots qui savent, à partir d’algorithmes et par le biais de l’intelligence artificielle nourrie au biberon de nos données personnelles, ce qui est bon ou mauvais pour nous ?
La recherche obstinée du consensus qui caractérise la société occidentale n’annonce-t-elle pas plutôt l’avènement d’une sorte de soft propagande qui ne saurait souffrir de contradictions? En voulant trop contrôler la toile au nom de la lutte contre les fake news et les théories du complot, n’est-on pas entrain de nous précipiter dans une société orwellienne où on exalte les seules qualités du Big Brother ? Plutôt que de contrer la machine médiatique russe, ne va-t-on pas vers un musellement du débat contradictoire sans lequel toute démocratie est factice et, partant, vers une guérilla de comptes non identifiables qui prétendront révéler la vérité que les médias main stream censurent ?
Sans entonner la trompette du philosophe libertarien Michel Onfray, “si on enlève les chaînes de propagande russe, arrêtons aussi Radio France”, ‘on peut tout de même souhaiter que la décision d’interdire un média puise son fondement dans le droit et non dans les folles passions des temps présents.