«Les pays du Moyen-Orient ont bien su tirer profit des énergies fossiles il y a quelques décennies. Le Sahel doit prendre son épingle du jeu dans l’énergie propre, l’énergie du futur»
La dégradation des terres est une problématique préoccupante en Afrique. À quelques mois de la COP d’Abidjan, Ibrahima Thiaw, Secrétaire exécutif de la Convention des Nations Unies pour la lutte contre la désertification (la CNULCD ), revient sur cette question capitale et dresse l’état des lieux de l’avancée du projet de la Grande muraille verte. Entretien.
Tout d’abord, pouvez-vous revenir sur le rôle de l’UNCDD ?
La Convention de Lutte contre la Désertification (la CNULCD) est le seul cadre global de l’ONU dédié à la gestion des terres. Les terres dégradées existent dans tous le se pays du monde et sous toutes les latitudes. La dégradation est plus forte dans les zones vulnérables comme le Sahara et les zones sèches mais elle est aussi une réalité dans les zones forestières. C’est le cas au Gabon, en RDC, au Cameroun ou encore au Brésil et dans les forêts boréales de Russie. La terre est notre patrimoine en commun qui touche directement à l’Agriculture, la production cotonnière, l’eau, l’élevage et l’économie rurale. L’UNCCD est donc la convention en charge au niveau mondial de la protection de la terre et de la prévention de la dégradation des sols.
Le projet de le «Grande Muraille verte» a été lancée en 2008. Quid de son état d’avancement ?
La Grande Muraille Verte est effectivement un projet magnifique, imaginé par les africains pour l’Afrique. L’Agence panafricaine de la Grande Muraille Verte a été lancée dans ce sens. Des progrès importants ont été réalisés sur le plan technique, scientifique et sur le plan de la faisabilité. Le démarrage a été lent, essentiellement lié à un manque de financement. Nous avons maintenant atteint la phase de la mise en œuvre à grande échelle. Nous avons ainsi restauré 100 millions d’hectares à travers le continent africain pour restaurer la capacité de production alimentaire, énergétique, agricole et d’élevage de 11 pays, allant de la Côte Atlantique à Djibouti. C’est extraordinaire que l’Afrique ait imaginé un tel programme. C’est le seul continent ayant un tel programme élargi où les États ont accepté de fédérer leurs efforts. Si l’on considère le nombre d’hectares réalisés par rapport aux ambitions, on peut convenir qu’on a été extrêmement lents sur les dix premières années. Maintenant, on a atteint une phase où il y a un tel engouement permettant une reformulation du projet et un nouveau visage. Au départ, il s’agissait beaucoup plus d’un programme environnemental de restauration des terres par le reboisement. Aujourd’hui, on a un programme avec cinq piliers incluant l’énergie, l’employabilité des jeunes, la création des chaînes de valeur, la promotion de la femme rurale. Donc, c’est un programme beaucoup plus intégré parce qu’au Sahel, l’on ne peut restaurer le milieu naturel si les populations n’arrivent pas à subvenir à un minimum de leurs besoins.
Quelle est la part qui revient au secteur privé africain, institutions financières et opérateurs économiques ?
Quand on parle de milieu rural et d’économie rurale , on parle d’économie en Afrique. Le secteur primaire constitue le premier secteur productif du continent et toute perte de productivité des terres est une perte économique. On le voit d’ailleurs sur la corrélation entre les années de sécheresse et les années de baisse de la production économique. Selon les études, chaque dollar investi sur la restauration des terres peut rapporter jusqu’à 4,4 dollars dans les pays du Sahel. Quand on parle de restauration des terres, on parle de l’économie d’une population en croissance, qui a besoin d’autre chose que des promesses et d’une population dont la jeunesse a besoin d’assurer son avenir. Dans cette optique, le secteur privé est important, pas seulement en termes d’exploitation mais aussi de valorisation. Par exemple, la restauration des terres est un formidable facteur pour promouvoir l’éco tourisme dans certaines zones dotées de faune et flore avec des savanes. On peut améliorer la production de protéines animales et végétales par le biais de la restauration de la terre. De même, ce programme de restauration des terres permet de valoriser les produits naturels du Sahel comme le fonio, les produits cosmétiques. On peut envisager non seulement l’explication mais aussi la valorisation de tous ces produits dans une dynamique créatrice d’emplois. D’où l’idée des chaînes de valeur de manière à ce que les produits locaux ne soit pas transportés à des milliers de kilomètres transformés et exportés par la suite en Afrique sous forme de produits finis. C’est une autre façon de voir le développement.
En outre, la gestion des ressources naturelles c’est de valoriser tout le potentiel du Sahel. L’énergie constitue le premier potentiel du Sahel, une région où l’accès à l’énergie est faible. L’idée c’est de valoriser cette énergie thermique pour transformer et valoriser la production agricole. Dans le contexte actuel, la région perd jusqu’à la moitié de sa production agricole faute de moyens de conservation. D’où l’idée des nigériens et des mauritaniens de faire du Kilishi et du Tisha, moyens de conserver de la viande.
Comment articuler les besoins de financement de la muraille verte avec les instruments de la finance verte et les mécanismes de réduction des émissions de gaz à effet de serre ?
Au niveau des changements climatiques, il y a deux grands secteurs source d’émission: le secteur énergétique et le secteur agricole. Or le Sahel a une grande opportunité en valorisant son potentiel énergétique, une énergie négative, qui doit être transformée en une énergie positive permettant de valoriser la production agricole africaine et répondre aux besoins de transformation et d’industrialisation. Ensuite, il faut réduire les émissions de carbone sur la chaîne de valeur. Jusque-là l’Afrique n’était pas competitive dans la transformation locale. Aujourd’hui la donne a changé. L’énergie solaire est moins coûteuse que certaines énergies fossiles. La question est de savoir comment transformer localement avec une énergie propre. La finance verte doit aider l’Afrique et le Sahel a transformer son potentiel solaire, à promouvoir l’hydrogène verte et à aider à la decarbonisation de la production économique. Les pays du Moyen-Orient ont bien su tirer profit des énergies fossiles il y a quelques décennies. Le Sahel doit prendre son épingle du jeu dans l’énergie propre, l’énergie du futur.
Abidjan abritera en mai prochain la COP 15 sur la gestion des terres. Quelles sont les attentes liées à cet événement ?
Je parlerai de trois choses : le potentiel de la restauration des terres. Aujourd’hui, il y a un milliard de terres dans le monde qui peuvent être facilement restaurées et générer des productions agricoles nécessaires. Il y a un effet Grande Muraille Verte qui se diffuse à travers le monde, en Afrique Australe, en Asie et en Amérique Latine. La deuxième question est la sécheresse qui n’épargne aucun pays dans le monde. Lors du Super Bowl, il faisait 30 degrés. Les feux de forêts ont commencé cette année dés le mois de février. En Espagne et au Maroc, les niveaux de barrage sont bas. La sécheresse pose des problèmes d’énergie, d’agriculture et d’économie. La troisième question est liée aux enjeux mêmes de la Côte d’Ivoire, premier producteur mondial de cacao, troisième producteur de l’acajou. La question est de savoir comment la Côte d’Ivoire va continuer à assurer ce leadership dans 30 ans si elle continue à deforester et à dégrader ses terres. La COP sera l’occasion d’un examen approfondi. Jusqu’à 90% des forêts primaires ivoiriennes ont disparu. Un pays comme la Côte d’Ivoire a besoin de stress test pour pouvoir produire durablement et transformer localement.
Y-a-t-il un volet durant la COP15 qui va traiter de l’équilibre entre capital financier et capital foncier dans la gestion des terres, et notamment des terres rurales souvent régies par le droit coutumier ?
A la dernière COP, à New Delhi, une décision avait été prise sur le foncier, c’était une première. Évidemment, l’on ne peut investir sur du foncier à long terme si celui-ci n’est pas sécurisé. Le groupe de travail doit d’ailleurs rendre son rapport en marge de la COP 15. Ce volet inclut également l’approche genre puisque dans de nombreux pays, jusqu’à 80% du commerce des produits agricoles est assuré par des femmes et elles n’ont souvent pas accès à la propriété foncière et donc pas au financement. Il s’agit dans l’ensemble de concilier le droit coutumier et le droit moderne pour une production durable.