Les technologies numériques disruptives ont affecté profondément l’évolution de nombreux secteurs d’activités. L’avènement d’Amazon a bouleversé l’activité de distribution et de logistique, tout comme Airbnb dans le domaine du tourisme et Uber dans le secteur du transport. Ce bouleversement numérique disruptif touche également plusieurs autres secteurs, notamment le secteur financier. La présente tribune décrypte différents aspects et implications de cette mutation numérique sur les moyens de paiement.
Digitalisation de la société
Le monde vit une numérisation croissante de la société, marquée par une digitalisation des supports et des moyens servant à animer la vie économique et sociale. Il en est ainsi du billet d’avion électronique, du carnet de santé numérique, du carnet de vaccination électronique, de l’extrait d’acte d’état civil numérique, des contrats électroniques, des salles de classe virtuelles et des réunions virtuelles. La mutation numérique de la société bouleverse tous les secteurs d’activités, affectant aussi le secteur financier dans ses différentes composantes (moyens de paiement et autres activités bancaires). Cette mutation s’est déjà traduite par une dématérialisation des titres financiers (actions et obligations) et par un accroissement des paiements par carte bancaire à travers un terminal électronique. Les moyens et les habitudes de paiement évoluent dans le temps, et la nature de la monnaie est également amenée à changer au fil du temps. Plusieurs changements ont jalonné l’histoire monétaire de l’humanité, passant des objets matériels à l’argent métal, aux billets, aux chèques et aux cartes bancaires. Au début, la monnaie scripturale était retracée par des écritures dans des livres-registres. Aujourd’hui, elle est retracée dans des livres-électroniques. Les transactions financières sont aujourd’hui largement exécutées avec de la monnaie virtuelle sous forme de dépôts bancaires, et opérée par des moyens électroniques (virement, carte bancaire via un terminal électronique). La majeure partie de la monnaie en circulation est détenue sur des supports électroniques et les dépôts bancaires peuvent être considérés comme des dépôts numériques, ayant fait entrer le monde dans l’univers de la monnaie virtuelle.
La mutation numérique du secteur financier a fait apparaître de nouveaux acteurs dans divers segments des activités bancaires. Elle a fait émerger également de nouveaux moyens de paiement numériques (portes-monnaies électroniques) et de nouveaux supports (téléphones mobiles). L’usage des moyens de paiement dématérialisés dans les transactions économiques s’est renforcé dans le paysage financier, avec le confinement des populations lié à la pandémie de la COVID-19. Les paiements électroniques mobiles sont appelés à devenir la forme prédominante de règlement des transactions, vers lesquels de plus en plus de personnes se tournent dans leurs modes de consommation et de détention de leurs avoirs.
Essor des crypto-monnaies
La mutation numérique des moyens de paiement voit aussi la société et le monde de la finance embrasser l’univers des crypto-monnaies. L’absence d’une monnaie épousant à la fois la mondialisation et la numérisation de la vie économique laisse le champ libre aux crypto-monnaies. Certains pays ou acteurs ne considèrent plus le dollar idéal pour leurs opérations et réduisent son usage, en raison des sanctions auxquelles ils s’exposent avec l’application normative de l’extra-territorialité de la loi américaine sur les transactions en dollar. Le bitcoin, la plus connue des crypto-monnaies, apparait aux yeux de ses nombreux adeptes comme une alternative aux monnaies existantes et à l’absence d’une monnaie mondiale. Il a inspiré la création de plusieurs autres crypto-monnaies, et continue de susciter intérêt et méfiance plus d’une décennie après sa création.
Les banquiers centraux et les économistes ne reconnaissent pas au bitcoin un statut de monnaie, n’étant adossé à aucune institution et n’étant ni une unité de compte, ni un moyen de paiement, ni une réserve de valeur en raison de sa forte volatilité. Ils ne lui reconnaissent au mieux qu’un statut de crypto-actif très spéculatif. L’or et l’argent ne sont également pas considérés comme des monnaies et ne sont adossés à aucune institution. Mais, cela n’empêche pas certains Etats américains (Utah, Wyoming, Oklahoma, South Carolina, Kansas) de leur donner cours légal pour payer des impôts et des dettes.
Bien qu’il ne soit pas considéré comme une unité de compte, une réserve de valeur et un moyen de paiement, le bitcoin est de plus en plus présent sur certaines de ces fonctions. Même si plusieurs facteurs peuvent limiter une utilisation généralisée du bitcoin, de nombreux acteurs l’acceptent et plusieurs pays ne l’interdisent pas ou le reconnaissent comme moyen de paiement. Il est largement accepté au Japon, a cours légal au Salvador et est coté sur le marché à terme de Chicago. On compte également des pays en développement aux premiers rangs des usagers du bitcoin. D’importantes transactions sont enregistrées dans plusieurs pays africains, notamment le Nigéria qui occupait le troisième rang mondial en termes de volumes de transaction en 2020.
Dans plusieurs pays en développement, la monnaie nationale est caractérisée par une instabilité chronique. La forte volatilité du bitcoin ne peut y être perçue comme un inconvénient. Et malgré cette forte volatilité, on ne peut parier sur un horizon de dix à vingt ans, à un affaiblissement plus important du pouvoir d’achat du bitcoin par rapport aux monnaies des pays en développement et même par rapport aux grandes devises.
La monnaie est une question de confiance. La crédibilité d’une monnaie ne se décrète pas. Elle se matérialise par la confiance que lui portent ses usagers. Le dollar zimbabwéen et le bolivar vénézuélien, émis par des banques centrales, ont cours légal et sont soutenus par des pouvoirs publics. Mais, la confiance du public dans ces monnaies a disparu, et elles n’ont pratiquement plus de valeur. Ce qui compte pour une monnaie, c’est la crédibilité de l’institution qui en est l’émettrice et la confiance du public dans cette monnaie. Ce qui est déterminant pour le bitcoin ou pour tout actif monétaire, c’est la confiance qu’il peut inspirer aux usagers. Le bitcoin pourrait être solidement implanté dans le paysage financier, tant qu’il bénéficiera de la confiance d’un large public.
A la menace du bitcoin s’ajoute celle des géants technologiques. Avec leur portée planétaire, les crypto-monnaies et les moyens de paiement numériques des géants technologiques devraient évoluer sur les plates-bandes des monnaies émises par les banques centrales, y compris les grandes devises. Ces menaces ont eu l’effet d’un électrochoc et accéléré la réflexion sur la monnaie numérique et sa matérialisation au niveau des banques centrales.
Nouvelle forme numérique de la monnaie
Face à la révolution numérique du monde financier, les cadres légaux et règlementaires nationaux ne déclinent généralement que deux formes de la monnaie : la monnaie fiduciaire et la monnaie scripturale. Plusieurs modalités de paiement sont attachées à l’une ou à l’autre de ces deux formes. Il en est ainsi des pièces et des billets de banque, des chèques, des virements et des cartes bancaires. Les transactions réglées avec des espèces correspondent à un usage de la monnaie fiduciaire, et celles effectuées par chèques, virements ou cartes bancaires se rapportent à la monnaie scripturale.
Les transactions par carte bancaire effectuées en ligne ou par un terminal de paiement électronique sont devenues courantes et donnent lieu à des mouvements des dépôts bancaires représentant la monnaie scripturale. Elles impactent les comptes bancaires de leurs détenteurs et ceux des commerçants impliqués dans ces transactions. Ces opérations apparaissent quasi-instantanées, mais elles nécessitent des traitements ex-post. De même, des paiements par chèques impactent les comptes bancaires et donnent lieu à des traitements ultérieurs par les banques. Ces opérations s’accompagnent souvent de règlements interbancaires, notamment lorsque les acteurs concernés ne sont pas dans la même banque.
Contrairement aux cartes bancaires traditionnelles, les opérations effectuées avec les nouveaux moyens de paiement numériques n’induisent pas toujours de mouvements de dépôts bancaires. Elles affectent majoritairement des dépôts autres que les dépôts bancaires, et ne sont adossées ni à la monnaie fiduciaire ni à la monnaie scripturale (sauf s’il s’agit d’une carte bancaire virtuelle). Ces opérations sont associées à des mouvements de dépôts mettant en évidence une nouvelle forme numérique de la monnaie. Il ne s’agit plus de monnaie fiduciaire ni de monnaie scripturale, mais d’une troisième forme de monnaie, qu’il conviendrait de formaliser à travers une modification du cadre légal et réglementaire adéquat.
Avec les nouveaux moyens de paiement numériques, les transferts de fonds sont concomitants aux opérations de paiement. Les transactions effectuées sont comptabilisées dans les comptes ou portes-monnaies numériques des acteurs concernés. Elles n’exigent pas de traitements ultérieurs par des tiers de confiance, et n’impliquent pas nécessairement de règlements interbancaires. Un porte-monnaie ordinaire sert principalement à ranger des pièces et des billets de banque (monnaie fiduciaire) ou des cartes bancaires donnant accès à un compte bancaire (monnaie scripturale). De même, un porte-monnaie électronique ou numérique sert à ranger de la monnaie numérique ou une carte virtuelle donnant accès à un compte bancaire.
La monnaie numérique peut être définie comme une valeur monétaire stockée sous une forme électronique, permettant d’effectuer des transactions. Elle existe sous une forme virtuelle, matérialisée dans des comptes ou des portes-monnaies numériques (y compris ce qui est communément appelé ‘’mobile money’’). Elle est détenue sur un terminal électronique (ordinateur, tablette, téléphone) servant de support de paiement, et est transférable en usant de moyens électroniques. La monnaie numérique et le terme de ‘’mobile money’’ qui l’accompagne souvent se réfèrent davantage au téléphone mobile servant de support, plutôt qu’à la portabilité de la monnaie. Les autres formes de monnaie ont également une caractéristique de portabilité. La mobilité est aussi attachée aux pièces et aux billets de banque que l’on peut détenir dans un porte-monnaie ordinaire et se déplacer avec. Les chèques et les cartes bancaires classiques confèrent également une portabilité à la monnaie scripturale que l’on peut utiliser partout.
A suivre.
A propos de l’auteur
Ingénieur Statisticien Économiste, KOUASSI KOUAME a servi à plusieurs niveaux de responsabilité, en tant que Directeur Général du budget et des finances au ministère ivoirien de l’économie et finances, Directeur et Administrateur de la BCEAO, président de conseil dans différentes institutions publiques et privées.
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