Poursuivant sa série de réflexions sur les technologies numériques disruptives, qui ont évoqué précédemment « la mutation numérique des moyens de paiement » , le rapport entre la monnaie numérique et la souveraineté monétaire, Dr Kouassi Kouamé aborde dans cette partie l’impact d’une monnaie numérique de banque centrale sur les banques.
Avec la sécurité attachée à un compte ou un porte-monnaie numérique de banque centrale, des agents économiques pourraient être tentés d’y détenir tous leurs avoirs, au détriment des dépôts bancaires. Ils pourraient se détourner des banques et des frais élevés et autres coûts (transport, temps d’attente) qu’ils subissent pour effectuer leurs opérations bancaires. Ceux qui ne peuvent pas bénéficier de financement de leurs banques pourraient ne plus voir d’intérêt à y détenir leurs avoirs. Une transformation massive de dépôts bancaires en dépôts de monnaie numérique de banque centrale poserait un problème de survie des banques et de financement de l’économie. Le compte ou le porte-monnaie numérique de banque centrale ne doit pas être une alternative à la détention d’un compte auprès d’une banque, d’un établissement financier ou d’un établissement de paiement.
On peut relever également le risque qu’à la moindre incertitude sur certaines banques, les agents économiques soient tentés d’y retirer leurs fonds pour les transférer sur leurs comptes ou leurs portes-monnaies numériques de banque centrale. Mais, cette attitude ne serait pas spécifique à la monnaie numérique de banque centrale. Elle peut être aussi observée pour la monnaie scripturale, les agents économiques se comportant ainsi pour les dépôts bancaires lorsqu’il y a des rumeurs de difficultés d’une banque. Les banques devraient rester au cœur de l’écosystème financier numérisé, et devraient continuer à jouer leur rôle de facilitation des paiements, de gestion des avoirs et de distribution de prêts aux agents économiques. Le système monétaire à deux niveaux devrait être maintenu, avec les banques à un premier niveau et la banque centrale à un deuxième niveau. L’adoption d’une forme numérique de monnaie nationale appelée à être une composante importante de la liquidité globale ne devrait pas affecter la capacité de création monétaire des banques. L’activité de gestion des dépôts et le pouvoir de création monétaire des banques devraient être préservés, ainsi que leur capacité à financer l’économie. La distribution du crédit devrait toujours relever des banques et autres établissements financiers, y compris les établissements émetteurs de monnaie numérique. Plus que par le passé, l’offre de financement devrait être le principal argument des banques pour attirer ou maintenir la clientèle.
La création d’une monnaie numérique de banque centrale ne devrait pas mettre à mal l’offre de moyens de paiement par des entités privées. La monnaie numérique doit être créée autant par la banque centrale que par les banques et autres établissements, avec une supervision appropriée de leurs activités. Si les banques ne sont pas autorisées à émettre de la monnaie numérique, leur mutation vers le numérique serait incomplète face à la digitalisation croissante de l’économie et de la société. Si elles n’ont pas de pouvoir de création monétaire en matière de monnaie numérique, alors c’est leur activité et leur existence qui seraient menacées.
La monnaie numérique de banque centrale devrait coexister avec des monnaies numériques standards émises par des acteurs privés au profit de leurs clientèles. A l’instar des pièces et des billets de banque, la détention ou l’usage de monnaie numérique de banque centrale ne devrait pas être soumis à des frais. Les agents économiques devraient pouvoir transformer des dépôts bancaires et autres dépôts numériques en monnaie numérique de banque centrale, sans frais, comme c’est le cas pour la transformation de dépôts bancaires en espèces, et vice-versa. En revanche, la détention ou l’utilisation des monnaies numériques gérées par des acteurs privés pourrait être soumise à des frais.
La monnaie numérique privée existe déjà sous forme de carte bancaire prépayée, de ‘’mobile money’’ et de crypto-monnaies (notamment les ‘’stablecoins’’ adossés à des monnaies nationales). Les monnaies numériques privées fonctionnent aujourd’hui sur le modèle de produits bancaires, et leur émission est assujettie à la détention de niveaux de réserve équivalant aux montants en circulation. Cette exigence de détention de réserves en liquidités ne pourra pas être continuellement respectée. C’est le cas déjà du ‘’stablecoin’’ tether dont l’émetteur dispose de ressources couvrant les montants en circulation, mais non entièrement constituées de liquidités, et composées principalement d’obligations et autres divers placements. Dans le cadre de leurs activités, les banques ne détiennent pas toutes leurs réserves sous forme de liquidités, détenant (selon des ratios définis) des liquidités et différentes formes d’actifs couvrant les dépôts de leurs clientèles.
Il y a généralement deux déclinaisons de la monnaie scripturale : une première apparaissant dans les livres des banques au profit des particuliers et des entreprises, et une seconde apparaissant dans les livres de la banque centrale au profit des banques. La monnaie numérique devrait avoir également deux déclinaisons. La première concernerait la monnaie numérique de banque centrale, inscrite dans les livres de l’institut d’émission et détenue par les banques et les autres agents économiques. La deuxième déclinaison concernerait la monnaie numérique privée inscrite dans les livres des banques et autres établissements émetteurs au profit de particuliers et d’entreprises.
Les traitements de la monnaie numérique devraient être similaires à ceux de la monnaie fiduciaire ou de la monnaie scripturale. Le traitement de la monnaie numérique de banque centrale devrait être identique à celui de la monnaie fiduciaire, et le traitement de la monnaie numérique privée devrait aussi être similaire à celui de la monnaie scripturale. Les montants de monnaie numérique de banque centrale que les banques détiendraient devraient être traités comme le sont les espèces détenues dans leurs encaisses.
Les établissements émetteurs de monnaie numérique offrent des moyens de paiement numériques pour faciliter les transactions des usagers. Ils étendent ensuite leurs activités à des services de prêts aux usagers, ce qui leur confère alors un pouvoir de création monétaire numérique, même s’ils sont censés le faire en partenariat avec une banque. Dans plusieurs pays, l’offre des plates-formes numériques de paiement s’est étendue aux services de prêts, d’épargne, de gestion de patrimoine et d’assurance. Faut-il autoriser les établissements émetteurs de monnaie numérique à opérer et offrir des crédits uniquement en partenariat avec des banques ? Faut-il les autoriser à le faire sans adossement à des banques ? Il serait souhaitable de faire jouer pleinement la concurrence, en permettant aux établissements émetteurs de monnaie numérique d’offrir des services de prêts, sans exigence de partenariat avec une banque.
Règlementation et régulation des acteurs de monnaie numérique
La monnaie numérique privée apparait comme l’équivalent numérique de la monnaie scripturale émise par les banques. Des acteurs privés ne devraient être autorisés à créer et gérer de la monnaie numérique, que s’ils sont soumis à un dispositif prudentiel et à une surveillance par la banque centrale. Les ‘’fintechs’’ et les géants technologiques ont investi le terrain d’activités des banques, en profitant d’une absence ou d’une moindre règlementation à leur égard. Certaines autorités de régulation ont entrepris de soumettre désormais ces plates-formes à plus de règlementation, et les obliger à mener ces activités dans des structures dédiées.
Le pouvoir de création de monnaie scripturale par les banques est régulé par l’exigence de respect de règles prudentielles. C’est au travers d’un dispositif similaire que le pouvoir de création de monnaie numérique par les établissements de paiement et les banques devrait aussi être régulé. Les établissements de services financiers numériques devraient être soumis à un minimum de régulation et de contrôle, dès lors qu’ils collectent des dépôts et fournissent des prêts. L’offre de services de paiement et la gestion de dépôts constituent des pans de l’activité des banques. Lorsque des établissements émettent des moyens de paiement et gèrent des dépôts d’une clientèle, et se trouvent engagés en contrepartie des dépôts qu’ils reçoivent, ils se livrent à une activité de banquier.
La création monétaire par les banques doit-elle être faite sous forme de monnaie scripturale uniquement ou peut-elle aussi se faire en monnaie numérique ? Elle devrait pouvoir se faire en monnaie scripturale comme en monnaie numérique. Les particuliers et les entreprises devraient pouvoir détenir leurs avoirs auprès des banques sous forme de dépôts bancaires et de dépôts numériques. Les banques devraient continuer de créer de la monnaie scripturale, et elles pourraient offrir des comptes ou des portes-monnaies numériques à leurs clientèles. Si les établissements émetteurs de monnaie numérique sont autorisés à faire du crédit à leurs usagers, ils ne pourraient le faire que sous forme numérique. S’ils accordent des prêts, ils créent de la monnaie numérique, et ne peuvent créer de la monnaie que sous forme numérique. Leur accorder un pouvoir de création de monnaie numérique devrait conduire à en faire de même pour les banques.
Généralement, les banques accordent des prêts et créent de la monnaie scripturale sans aucune exigence de disponibilités de monnaie fiduciaire. C’est lorsque les bénéficiaires expriment une demande de cash que les banques se réfèrent à la banque centrale pour s’approvisionner, si elles n’en disposent pas suffisamment. Il devrait en être de même pour la monnaie numérique. Les banques et les établissements émetteurs de monnaie numérique pourraient accorder des prêts et créer de la monnaie numérique. Ils se tourneraient ensuite vers la banque centrale si leurs disponibilités ne leur permettent pas de faire face à leurs engagements et aux besoins de la clientèle en monnaie numérique de banque centrale ou de se conformer aux exigences réglementaires.
Plafonnement des comptes de monnaie numérique de banque centrale
Les comptes de monnaie numérique de banque centrale devraient être plafonnés et non-productifs d’intérêts, pour éviter une désaffection des banques. La non-rémunération et le plafonnement des dépôts de monnaie numérique de banque centrale devraient empêcher les usagers d’y détenir tous leurs avoirs, et permettre d’atténuer le risque de fuite vers cette monnaie. Contrairement aux transactions en monnaie numérique de banque centrale, qui devraient se faire sans frais, celles effectuées avec des monnaies numériques privées impliquant des commerces pourraient être soumises à des frais, comme c’est le cas des transactions par cartes bancaires. Ne pas soumettre le compte de monnaie numérique de banque centrale à un plafond fragiliserait les banques.
Certes, il n’y a pas de limite imposée à la détention d’espèces. Mais, les contraintes de logistique, de transport et de sécurité constituent des limites naturelles à la détention de gros volumes de pièces et de billets de banque. En revanche, des dispositions légales ou réglementaires fixent un plafond aux paiements en espèces dans les transactions économiques et financières, au-delà duquel des justificatifs doivent être fournis sur l’origine des fonds. Des limitations existent également pour certains types d’opérations. C’est notamment le cas des retraits d’espèces aux guichets automatiques et des règlements par cartes bancaires, soumis à des plafonnements quotidiens, hebdomadaires et mensuels. Le montant de l’alimentation des cartes prépayées est également limité.
La monnaie scripturale étant virtuelle, il n’y a pas de limites naturelles aux volumes pouvant être détenus. Il en est de même de la monnaie numérique qui est aussi virtuelle. Il n’y a également aucune limitation légale ou règlementaire à la détention et à l’utilisation de monnaie scripturale créée par les banques. Il devrait aussi en être de même pour la monnaie numérique privée ou standard. La monnaie numérique de banque centrale étant appelée à remplacer les espèces, un plafond devrait être aussi imposé aux transactions de monnaie numérique de banque centrale, comme c’est le cas pour les espèces.
Le plafond du compte ou du porte-monnaie numérique de banque centrale pourrait être différencié, selon qu’il s’agit de particuliers ou d’entreprises. Des montants différents pourraient être fixés pour le ‘’porte-monnaie particulier’’ et pour le ‘’porte-monnaie entreprise’’, et pour ce dernier, des catégorisations pourraient être établies, dont certaines pourraient être sans limitation (notamment pour le Trésor public et les autres institutions). Les transactions supérieures à la limite définie pourraient se faire à partir des comptes bancaires ou des comptes numériques privés non-plafonnés détenus auprès des banques ou autres établissements financiers. Il convient de souligner que les crypto-monnaies et autres monnaies numériques internationales ne sont pas soumises à des limitations, ce qui peut leur conférer un certain attrait auprès des usagers.
A propos de l’auteur
Ingénieur Statisticien Économiste, KOUASSI KOUAME a servi à plusieurs niveaux de responsabilité, en tant que Directeur Général du budget et des finances au ministère ivoirien de l’économie et finances, Directeur et Administrateur de la BCEAO, président de conseil dans différentes institutions publiques et privées.