Ce feuilleton judiciaire montre que le développement des échanges et des investissements intra-africains doit être accompagné d’une entraide judiciaire exemplaire entre pays africains, de tribunaux de commerce et de centres d’arbitrage et de règlements de différends. Sans sécurité juridique, aucun investissement n’est à l’abri.
L’affaire opposant d’une part la société Fenie Brosette Côte d’Ivoire, filiale de Fenie Brossette, société marocaine cotée à la Bourse de Casablanca et, d’autre part, à la société burkinabé Cotradis, active dans les véhicules de transport des minerais, connaît de nouveaux développements. A la genèse de cet imbroglio judiciaire, la livraison en juin 2015 de 20 camions de transport de minerais de marque Iveco à la société Cotradis par Fenie Brossette Côte d’Ivoire. Mis en circulation en juillet de la même année, les véhicules ont été affectés au transport de clinker et du minerai de zinc entre Abidjan et Ouagadougou. Deux mois plus tard, des accidents sont enregistrés entraînant morts et amputations. Cotradis ouvre une enquête. Des anomalies techniques sont détectées par les experts diligentés. En fait, détaille l’expertise, «les véhicules livrés n’étaient pas des camions tracteurs comme spécifiés mais plutôt des porteurs modifiés en camions tracteurs. Ces modifications n’auraient pas respecté la directive pour la transformation et le carrossage des véhicules prescrite par le constructeur IVECO». S’estimant lésée, Cotradis saisit alors le tribunal de commerce d’Abidjan en Côte d’Ivoire. Cette action en justice était aux fins d’annulation du contrat de vente des 20 camions pour dol et de condamnation de Fenie Brossette Côte d’Ivoire et de Fenie Brossette Maroc à lui payer des dommages et intérêts en réparation du préjudice subi. Fenie Brossette CI et Maroc ont été solidairement condamnées pour manœuvre dolosive et contraintes à indemniser COTRADIS à hauteur de 1,5 milliard de FCFA. Fenie Brossette CI et Maroc ont interjeté appel et ont été de nouveau condamnées. En effet, la Cour d’appel de commerce d’Abidjan a rendu un jugement, le 12 juillet 2018, condamnant Fenie Brossette Côte d’Ivoire solidairement avec Fenie Brossette Maroc. Dans son délibéré, le tribunal a fixé le montant du préjudice à 1,7 milliard de Franc CFA sans détailler les différentes rubriques des préjudices. Les deux sociétés ont introduit un pourvoi en cassation dont le rejet a été notifié le 21 janvier 2021. La condamnation devient dès lors définitive et non susceptible de recours.
Contactées par nos soins, des sources proches de Fenie Brossette, tout en refusant de commenter le jugement rendu en leur défaveur, rappellent que le contrat commercial ne concerne pas Fenie Brossette Maroc mais plutôt et uniquement sa filiale, Fenie Brosette Côte d’Ivoire. «Les camions ont été réceptionnés sans anomalie constatée. Ce n’est qu’au bout de deux ans, après accident » que le client s’est retourné contre nous.
De son coté, un ténor du barreau marocain, également contacté par Financial Afrik, s’étonne que le montant de la condamnation (2,5 millions d’euros) soit nettement supérieur au prix d’achat des camions concernés (1,5 millions d’euros).
«Tout à fait normal d’arriver à une telle configuration intégrant mort d’homme, amputations, blessures graves et préjudices moral et commercial », explique la partie burkinabé. Qui rappelle que la condamnation n’est pas liée au contrat commercial, « mais à des pratiques dolosives portant sur le maquillage des châssis et des modifications qui n’ont même pas été décelées lors de la visite technique des véhicules ».
Le dossier est complexe. A la suite de la condamnation des sociétés Fenie Brossette par la justice ivoirienne, les dirigeants sociaux de Fenie Brossette Maroc Marouane Tarafa et Fenie Brossette CI Haitam Aboshibi ont été régulièrement convoqués par la justice du Burkina Faso au pénal pour coups et blessures et homicide involontaire à la suite d’une plainte des victimes. Ils n’ont pas daigné se présenter.
Si la société marocaine et sa filiale ont été bel et bien condamnées, l’exécution du jugement est, quant à elle, bloquée. En effet Fenie Brossette Côte d’Ivoire serait en faillite, le conditionnel étant de rigueur car, selon la partie burkinabé, ce serait «une faillite volontaire faite pour empêcher l’exécution d’une décision de justice». Une thèse réfutée avec force par les sources proches de Fenie Brossette. Afin de ne pas s’exécuter et indemniser COTRADIS , Fenie Brossette CI aurait-elle organisé son insolvabilité ? “Fenie Brosette CI est toujours active même si entravée dans son fonctionnement par cette affaire et ne pouvant même pas émettre une garantie”.
Face à la situation, les avocats de Cotradis se sont adressés à la justice marocaine considérant que Fenie Brossette Maroc, cotée en Bourse, solidaire du jugement, est solvable. Ainsi, en mai 2021, une première décision favorable à COTRADIS et après une non objection du parquet de Casablanca, a autorisé l’exéquatur. Fenie Brossette a alors interjeté appel, “hors délais” selon les avocats de la partie adverse. « L’appel a été interjeté alors que COTRADIS avait déjà obtenu le certificat de non appel et s’apprêtait à exécuter la décision ».
Au final, la procédure d’appel a été favorable à Fenie Brossette au motif que le curateur désigné par le juge n’aurait pas fourni tous les efforts pour les rechercher. Ledit curateur n’avait pas retrouvé Fenie Brossette à l’adresse figurant sur le registre de commerce.
Le dossier est revenu au même tribunal qui avait autorisé une première fois l’exéquatur et a été cette fois réjeté au motif qu’une loi marocaine ne permet pas que la maison mère basée au Maroc soit condamnée pour le fait de sa filiale et cela constituait un trouble à l’ordre public.
Les deux décisions rendues, d’une part celle du tribunal de commerce d’Abidjan, d’autre part celle du tribunal de commerce de Casablanca, sont contradictoires et, à notre sens, préjudiciables aux deux sociétés. Depuis Abidjan, un avocat qui a suivi le dossier depuis sa genèse estime que le jugement rendu à Casablanca est d’autant plus surprenant que Fenie Brossette Maroc n’avait pas été condamnée du fait de sa filiale, « mais pour participation à une manœuvre dolosive en maquillant les camions qui ont causé mort d’homme». Au moins 3 rapports d’expertise commandités par le tribunal ont attesté le lien de causalité entre le maquillage et les accidents. « Ils ont accepté leur expertise mais n’ont jamais voulu accepter la contre-expertise commandée par Fenie Brosette » , regrette la partie marocaine.
Pour Abidjan, Fenie Brossette Maroc a été une partie au procès, a été représentée par son avocat, s’est défendue et a été condamnée solidairement avec sa filiale. Pour Casablanca, Fenie Brossette Maroc ne peut être condamnée du fait des manquements de sa filiale.
L’entraide judicaire entre le Maroc et la Côte d’Ivoire pourrait-elle trouver une voie de sortie à cet imbroglio ? En tout cas, en l’absence de structures supranationales pour arbitrer de tels différents, le dossier est dans l’impasse avec des dommages aux différentes parties du dossier. Ainsi, Fenie Brossette Maroc avait déjà passé dans ses résultats 2019 un profit warning lié à cette affaire.
Furieux face à notre suggestion d’une solution à l’amiable, l’avocat de Cotradis demande l’application de la loi dans toute sa rigueur. « Cette affaire dramatique a mis en difficulté une société Burkinabè qui emploie plus de 300 personnes, causé la mort d’un chauffeur, l’amputation d’une main d’un autre et enfin le pied d’un troisième chauffeur ».
Selon des sources proches du dossier, le constructeur Iveco Italie, mis hors de cause par le tribunal, a sanctionné les sociétés Fenie Brossette pour cette faute lourde en leur retirant la licence de représentation. Une thèse balayée du revers de la main côté Fenie Brossette. « Nous avons décidé d’arrêter la vente des camions au Maroc et ailleurs car le modèle économique ne fonctionne pas. Il ne s’agit nullement d’un retrait de licence ».
Cotradis compte interjeter appel de la décision de même qu’elle va initier une action pénale contre les dirigeants de Fenie Brossette CI pour avoir organiser son insolvabilité.