Alors que les pourparlers entre ukrainiens et russes, conduits sous auspices Sénégal-turques, ont permis une première expédition de céréales depuis Odessa, l’Afrique retient son souffle et compte les jours. L’interruption des chaînes d’approvisionnement internationales, déjà fragilisée par la pandémie, a été aggravée par la guerre en Ukraine créant un effet boule de neige sur les marchés des aliments et des engrais, qui sont interdépendants. En juin 2022, le nombre de personnes en situation d’insécurité alimentaire aiguë – c’est-à-dire les personnes dont l’accès à la nourriture à court terme s’est réduit au point de mettre en péril leur vie et leurs moyens de subsistance – a atteint 345 millions répartis dans 82 pays, selon le Programme Alimentaire Mondial (PAM). Dans ce contexte, la France avec ses partenaires européens a lancé une initiative multilatérale appelée « Food & Agriculture Resilience Mission (FARM). Elle doit répondre à l’urgence alimentaire exacerbée par le conflit russo-ukrainien. Le Président sénégalais Macky Sall, qui préside l’Union Africaine, a par ailleurs appelé à plusieurs reprises les leaders occidentaux à trouver une solution immédiate pour débloquer les exportations de céréales ukrainiennes et russes. Dans la foulée, une réunion de haut niveau présidée par la Ministre française des affaires étrangères a eu lieu au Quai d’Orsay il y a deux semaines pour la mobilisation des acteurs du secteur privé français associés à l’initiative de l’Élysée. Pour en parler, Financial Afrik a reçu en exclusivité Karim Ait Talb, Directeur Général Délégué de Advens-Geocoton et initiateur de la coalition ALFA, un membre actif de FARM.
Monsieur Ait Talb, avant tout, rappelez-nous en quelques mots la genèse de FARM ainsi que ses objectifs ?
FARM est une initiative du Président de la République française, Emmanuel Macron qui veut répondre à l’urgence alimentaire mondiale, provoquée par la guerre en Ukraine. Cette crise était déjà latente depuis le choc pandémique. En effet, nous avons observé que les chaines d’approvisionnement étaient fortement perturbées à cause des confinements successifs, sans parler des pénuries et d’une flambée du cours du pétrole qui ont eu un impact direct sur les prix des denrées alimentaires de base. Les ferments de la crise étaient déjà là et la guerre en Ukraine a révélé les fragilités structurelles de la sécurité alimentaire du continent. Pour faire face à cette crise inédite, le chef de l’État a annoncé dès le 24 mars dernier le lancement de l’initiative européenne «Food and Agriculture Resilience Mission» (FARM). Cette initiative se décline en trois piliers : i) préserver la circulation des denrées agricoles à l’échelle mondiale, y compris en soutenant le secteur agricole ukrainien ; ii) garantir, avec l’aide du Programme Alimentaire Mondial (PAM), l’approvisionnement alimentaire des plus vulnérables ; iii) investir localement pour développer des systèmes alimentaires durables et résilients, notamment sur le continent africain. Et le 23 juin 2022, un premier groupe d’entreprises et d’acteurs privés, dont ALFA fait partie, est convenu de lancer une coalition pour la sécurité alimentaire – Global Business for Food Security coalition (GBFS), avec l’appui de la France, de la Commission européenne, de la Banque européenne d’investissement, du PAM et du Fonds international de développement agricole (FIDA).
À travers cette coalition, les entreprises s’engagent, chacune selon leur capacité et leur domaine d’activité, à soutenir la mise en œuvre d’un ou plusieurs des objectifs parmi les suivants :
- Soutenir le secteur agricole ukrainien dans ses capacités de production et d’exportation, en cohérence avec les efforts européens et notamment l’initiative des Corridors de solidarité (« Solidarity Lanes ») qui met en place des itinéraires logistiques pour rétablir la circulation des biens agricoles vers et depuis l’Ukraine ;
- Soutenir l’accès des pays les plus vulnérables à des denrées agricoles et alimentaires et aux intrants aux côtés du Programme alimentaire mondial (PAM) ;
- Soutenir le développement de capacités de production durables et de chaînes de valeur robustes dans les pays fragiles et notamment en Afrique (en synergie avec l’action du FIDA et sur la base de besoins identifiés conjointement avec le secteur privé local) ;
- Forts de cette feuille de route commune, la coalition appelle toutes les entreprises qui partagent ces objectifs à la rejoindre.
Les membres de la coalition sont convenus d’organiser un point d’étape au cours du second semestre de l’année 2022 afin de présenter les avancées concrètes de la coalition et d’identifier de nouveaux engagements de la part du secteur privé.
Vous-même étiez porteur depuis 3 ans, d’un plaidoyer pour reconsidérer l’agriculture comme un levier de développement fondamental en Afrique, notamment dans les zones sahéliennes. Aujourd’hui l’actualité vous donne raison. Cela va-t-il renforcer la coalition agricole ALFA que vous présidez ?
Absolument. L’agriculture a toujours été le parent pauvre des politiques publiques et des aides au développement dédiées au continent. Pourtant, l’on parle ici du premier employeur de la population active. En termes de contribution au PIB, le secteur primaire pèse pas moins de 23% en moyenne. Les défis africains, je les résumerai avec ce que j’appelle les 3G, pour les 3 géants : le défi environnemental, le défi social et le défi économique. Je m’attarderai sur ce dernier, car l’agriculture y est centrale et l’Europe est directement concernée. L’Afrique doit, bien sûr, nourrir ses populations. Mais elle aura aussi, tôt ou tard, la charge de nourrir d’autres régions du monde et, d’abord, le vieux continent. Pour cela aussi, nous appelons à un New Deal agricole pour l’Afrique.
Les Africains y sont-ils prêts ? Ce n’est pas sûr. D’un côté, en effet, le Fonds monétaire international (FMI) estime qu’ils auront besoin de 285 milliards de dollars de financements additionnels d’ici à 2025. Mais, de l’autre, il n’existe aucun plan de relance massif clairement identifié et permettant de faire face à cette échéance. En d’autres termes, alors que d’autres régions du monde entrevoient un relèvement rapide de leurs économies, l’Afrique est en retard ; elle ne lutte pas à armes égales ; et le risque existe qu’une crise économique et sociale ne lui permette pas d’offrir les opportunités notamment à sa jeunesse que celle-ci est en droit d’attendre. L’agriculture et l’élevage doivent être, en vérité, bien davantage au cœur des politiques publiques des pays africains. Elles doivent avoir une place centrale dans les stratégies d’aide au développement. La souveraineté alimentaire est la condition sine qua non de la sanctuarisation d’une classe moyenne sans laquelle il n’y a jamais, nulle part, d’émergence économique. Et elle ne pourrait se réaliser sans une implication forte du secteur privé.
C’est aussi la raison d’être d’ALFA pour AGRICUTURE LIVESTOCK & FISHERIES AFRICA. Quand nous l’avons lancée dans le cadre du dernier sommet Afrique France de 2021, j’avais l’intime conviction que les entreprises agricoles françaises avaient énormément à offrir à leurs partenaires africains pour la structuration de filières intégrées et pour mettre l’Afrique à l’abri des aléas géopolitiques régionaux ou globaux. Ainsi, nous construisons en quelque sorte un outil au plus près des réalités économiques françaises et africaines, au bénéfice de la diplomatie économique française. Aujourd’hui, l’actualité, hélas peu joyeuse, conforte notre vision. Concrètement, celle-ci consiste, d’une part, à encourager davantage le secteur privé français à valoriser les atouts du modèle agricole tricolore, qui est demandé à l’international et, d’autre part, à offrir à nos pairs africains un cadre partenarial pour accompagner la modernisation de l’agriculture du continent. Conscients que l’Afrique représente un levier de croissance exceptionnel et une opportunité de partenariats nouveaux, plus de 100 entreprises et institutions des secteurs de l’agriculture, de l’élevage et de la pêche ont décidé d’unir leurs forces, au sein d’ALFA. Aujourd’hui nous travaillons étroitement avec les autres acteurs de FARM pour répondre aux urgences posées par la guerre et réfléchir aussi, je sais que je l’ai souvent répété, à l’avenir pour placer définitivement l’agriculture africaine sur la voie du progrès et de la performance économique.
Vous avez accompagné Emmanuel Macron lors de son premier déplacement au Cameroun le 25 juillet dernier. Parlez-nous de la séquence qui a concerné justement le volet agricole dans le cadre des accords ou discussions entre les deux chefs d’État.
J’ai eu l’honneur de faire partie de la délégation officielle du Président de la République, qui s’est rendue Yaoundé, en tant qu’initiateur de la coalition ALFA. C’était un déplacement important, d’autant plus que le contexte d’activisme d’autres puissances en Afrique faisait craindre un recul économique français en Afrique centrale. L’agriculture a été donc l’un des sujets majeurs pour renforcer les liens économiques. Connaissant le potentiel agricole camerounais, il était donc naturel de rassembler nos partenaires du secteur privé, je pense notamment au Groupement Inter-Patronal du Cameroun (GICAM) représenté par son président, Célestin Tawamba. Le message à passer était clair, les aides, la solidarité internationale atténuent simplement les symptômes. Pour aller au-delà des actions de court terme, il fallait envisager un partenariat solide entre les deux secteurs privés pour développer des cultures clefs ainsi que l’élevage. Le Président français et ses conseillers étaient très sensibles à l’implication du secteur privé dans la réflexion globale. Ce n’est pas pour rien que FARM inclut l’action du privé dans un pilier spécifique pour garantir à terme la souveraineté alimentaire du continent.
Nous avons donc pu échanger pendant plus de 4 heures avec les différents acteurs : côté camerounais, le Ministre de l’Economie, le ministre de l’Agriculture et du Développement Rural, le Ministre de l’Elevage et le GICAM. Côté français, outre la coalition ALFA, le Mouvement des entreprises de France (MEDEF )international représenté par Francois BURGAUD, le Cercle d’affaires français au Cameroun (CAFCAM) ainsi que le ministre de l’Attractivité et du commerce Extérieur Olivier Becht. Après cette séquence de travail dense, nous avons présenté devant le Président de la République, Emmanuel Macron, les conclusions de nos travaux : détecter les opportunités d’investissements conjoints en particulier dans les filières des semences, des fruits et légumes, du maïs, du coton, de l’élevage, de la pomme de terre et proposer des solutions globales à mettre en œuvre, dont la structuration de schémas de financement adaptés à la réalité des activités agricoles et pastorales en Afrique.
Au-delà de la réponse à l’urgence actuelle, l’agriculture africaine a besoin d’un plan de développement massif et structurel. On l’entend souvent lors de conférences organisées sur les questions économiques liées au continent, mais les actions concrètes tardent à voir le jour ! Pourquoi selon vous ?
Comme je le disais plus haut, c’est dû avant tout à la faiblesse des politiques publiques en général et, de mon point de vue, à leur manque d’ambition. Il faut des stratégies davantage volontaristes pour produire beaucoup plus, dans le respect des ressources naturelles et du climat. Il faut impérativement améliorer la productivité pour accroître le revenu des producteurs et faire en sorte qu’ils vivent plus dignement qu’aujourd’hui de leurs revenus. Cela passe certainement par une professionnalisation des paysans africains. Bien entendu des sujets importants comme la recherche, la sécurisation foncière, le raccordement des zones de production à celles de consommation par des infrastructures adaptées doivent aussi être traités avec un engagement dans la durée.
Enfin, il y a non seulement un manque de coordination entre les pouvoirs publics et le secteur privé, mais il faut aussi regretter que les administrations comme les bailleurs de fonds ne s’appuient pas suffisamment sur les entreprises pour définir et mettre en œuvre les politiques énergiques de modernisation du secteur. De surcroît, les acteurs publics et leurs partenaires financiers n’accompagnent pas suffisamment au plan financier les projets privés qui concourent aux objectifs précités. Et cela concerne notamment les outils de financement. Ils sont soit inaccessibles ou tout simplement inadaptés.
Dans la plupart des pays africains, il n’existe pas, aujourd’hui, de banques spécialisées dans les secteurs de l’agriculture et de l’élevage ni de banques de développement. Les banques commerciales, au-delà des crédits de campagne à court terme, ne disposent pas des ressources longues nécessaires et ce secteur d’activité leur paraît beaucoup trop risqué. Si ces entreprises se tournent vers les institutions de financement du développement, comme Proparco, la Société financière internationale ou la Banque européenne d’investissement, leurs démarches n’aboutissent pas, car les montants sollicités sont jugés sont trop faibles pour rentabiliser les frais d’instruction des dossiers. Il est exigé en outre une antériorité de deux à trois ans pour prouver l’efficacité du business model.
Dans le même temps, les capitaux privés sont massivement disponibles aujourd’hui dans le monde et pourraient être mobilisés au service d’une grande ambition agricole africaine. Mais, en matière d’agriculture et d’élevage, il faut peut-être, davantage qu’ailleurs, les accompagner avec des ressources publiques. Les institutions financières internationales se sont toutes fixées pour mission de préserver les ressources naturelles et de contribuer à la limitation des effets du changement climatique. L’agriculture africaine représente précisément une occasion unique d’expérimenter des partenariats entre les pouvoirs publics, les bailleurs de fonds et les entreprises privées pour proposer des financements verts innovants, combinant ressources publiques et privées. Nous ne cessons jamais de le dire chez ALFA, nous appelons les pouvoirs publics français à accompagner la création d’un outil dédié à l’agriculture et à l’élevage africains. Cet instrument aura un effet de levier sur l’investissement privé en permettant d’atténuer une prise de risque malheureusement encore importante dans ce secteur et sur ce continent.
Dans une récente tribune que vous avez publié dans Le Monde Afrique, vous déclariez que l’une des solutions au retard du secteur agricole africain est de «dérisquer les investissements ». Pourtant des investissements, des aides et des prêts continuent d’être octroyées à l’Afrique. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
D’abord j’aimerais préciser que cette tribune a été co-écrite avec Jean Marc Gravellini, senior fellow pour la Fondation pour les études et recherches sur le développement international (Ferdi), ainsi que Pierre Arnaud, promoteur d’un projet de production fourragère en Mauritanie. Ensuite, au regard des retards considérables à rattraper en termes de développement agricole et des risques nombreux (climatique, sécuritaire, alimentaire notamment) inhérents à la géographie du continent, j’insiste sur notre conviction selon laquelle le soutien financier aux entreprises et exploitations privées du secteur constitue la voie à privilégier. Le mixage de subventions, de prêts concessionnels et de ressources privées devrait permettre de « dérisquer » partiellement les investissements de ces entreprises et couvrir les nécessaires dépenses d’accompagnement et de suivi des promoteurs. Pour répondre précisément à votre question, les concours financiers, qui sont aujourd’hui destinés à l’agriculture et à l’élevage africains, sont majoritairement mobilisés pour soutenir les structures et projets publics et pas suffisamment encore pour réellement accompagner le tissu économique privé de l’agriculteur ou l’éleveur individuel jusqu’à l’industrie de transformation. Pour conclure, le changement de paradigme se situe à ce niveau : il faut admettre que l’entreprise est un acteur central de l’agriculture et de l’élevage africains et qu’elle doit être massivement financée avec des outils adaptés aux spécificités du secteur.