Une illustration parfaite de la nécessité des pouvoirs africains de s’investir dans le négoce et l’achat groupé pour vaincre la vie chère.
Une photo solennelle prise le 1er août sous les clichés des caméras du monde entier et une cause humanitaire mise en avant. Mais le cargo Razoni, l’un des 5 premiers à sortir du port d’Odessa à la faveur du traité Russo-ukrainien obtenu sous les auspices Sénégalo-turques, n’a toujours pas rallié le port de Beyrouth. L’ambassadeur ukrainien en poste au pays des cèdres avait pourtant convié la presse et apprêté les petits fours mais a dû décommander à la dernière minute, renvoyant les confrères à une date ultérieure. La représentation d’Ukraine a plutôt publié lundi 8 une photo du navire en question, le Razoni. « Selon les informations du skipper, l’acheteur final a refusé la cargaison en raison d’un retard dans les délais de livraison (plus de cinq mois). Le capitaine est maintenant à la recherche d’un autre acheteur, soit au Liban, soit dans un autre pays », a-t-elle expliqué sur Twitter. Une explication qui ne convainc pas dans les milieux maritimes. Le client est informé de tous les détails et doit donner son accord avant tout mouvement du navire.
Pour sa part, Philippe Chalmin, historien et économiste à l’université Paris Dauphine et président-fondateur de la revue Cyclope, estime que le revirement du Razoni est tout à fait logique ». En effet, l’acheteur libanais avait conclu cette transaction six mois auparavant, mais la livraison des céréales a été retardée à cause de la guerre. Il se peut donc que l’acheteur libanais a eu des doutes concernant la qualité de la cargaison», déclare-t-il à RTL. «Il est tout à fait en droit de dire ‘ça ne m’intéresse plus, de toute manière, nous avions déjà un cas de force majeure (la guerre) donc je ne suis pas obligé de prendre la cargaison », explique Philippe Chalmin. « Cette cargaison se trouve sur le marché et probablement, avec une remise substantielle, elle trouvera son destin quelque part », poursuit-il.
Vente ferme ou optionnelle ?
Dans le fond, le Cargo Razoni et sa cargaison de 26 500 tonnes de maïs, localisées lundi au large d’Alexandrette, dans le sud de la Turquie selon le le Washington Post, participaient à une double opération d’affrètement maritime et de négoce. Le fournisseur de la cargaison a-t-il livré son produit contre une lettre de crédit ouverte par le biais d’une correspondance entre sa banque et celle de son client? Le client a t-il réellement invoqué le retard de la cargaison sensée être livrée en février ? La vente était-elle ferme au départ ou plutôt optionnelle, payable sous certaines conditions de fluctuation du marché et à la livraison comme c’est parfois le cas dans le négoce international ? Ce premier chargement aurait-il été plutôt politique et exécuté en urgence avec le support des autorités Ukrainiennes et la communauté internationale afin de tester la faisabilité des exportations de céréales et autres denrées alimentaires ? Qui a affrété le navire battant pavillon de la Sierra Leone opéré par la Razoni Shipping LTD, société enregistrée à Monrovia, la capitale du Liberia ? Des questions subsistent.
Pour sûr, le cargo est désormais en attente d’ordre, ce qui est plutôt banal puisque beaucoup de traders ne spécifient pas un port de débarquement mais des zones de débarquement. La marchandise change plusieurs fois de mains avant son destinataire final. Aujourd’hui plusieurs cas de figures peuvent se présenter. Une maison de négoce pourrait parfaitement intervenir en voyant que le statut du navire a changé de «vers le port de, » à « en attente d’ordre »Dans ce cas, les négociants rodés à la manœuvre doivent surveiller un certain nombre de facteurs dont la variation du cours international des céréales concernées. En fonction du nouveau prix de vente, le négociant pourrait s’engager et serait gagnant en orientant sa cargaison vers le lieu et le temps où sa valeur sera cotée au maximum.
Agir sur les trois leviers de la vie chère
Cet exemple du Razoni est assez illustrateur du commerce maritime moderne qui ne repose pas sur des considérations humanitaires mais plutôt sur des techniques de commerce, de la finance et du droit. Les États africains engagés à l’unisson dans la vie chère en renonçant, chacun dans son territoire, au paiement des taxes et en recourant à la subvention, n’agissent que sur la courte chaîne de valeur du produit importé entre sa sortie du port et l’assiette du consommateur. À notre sens, les États se tirent une balle dans le pied en renonçant à des entrées précieuses et en mobilisant de l’argent de subventions pour un résultat somme toute hypothétique. Car les vrais déterminants de l’inflation importée sont à rechercher dans la longue chaîne logistique du départ, au niveau de l’achat auprès du fournisseur, du fret et de l’efficience du port. Des achats groupés des États africains confiés à un consortium de traders patentés permettront d’économiser des milliards de dollars. Les traders sauront exercer les options nécessaires et choisir les périodes d’achat de marchandises et d’affrètement des navires. C’est connu, le fret à destination du continent noir est parmi les plus élevés du monde non pas parce qu’il y a un complot quelconque ourdi contre la Terre de Lucie mais plutôt parce que les africains achètent comptant la marchandise et le transport là où il aurait fallu de la gestion dynamique des stocks (silos) associés à des maisons de courtage maritime et de négociants qui sauront gérer le fret à l’année.
Grande importatrice de grains et disposant d’une politique de sécurité alimentaire, la CEDEAO ne devrait-elle pas envisager de faciliter une approche commune qui prendrait une option sur une partie des 20 millions de tonnes de céréales ukrainiennes disponibles en ce moment à des prix compétitifs et convenus avec la communauté internationale ? Cette approche n’a t-elle pas été valablement initiée par le Président en exercice de l’ Union Africaine, Macky Sall, lors de son voyage en Russie et concrétisée sous les auspices de la Turquie et de son Président Erdogan ?
A l’échelle africaine, Afreximbank connue pour son expertise dans les instruments de commerce, pourrait parfaitement mettre à disposition les lignes de crédit nécessaires en y associant un pool de banques privées. L ‘ avantage serait également de pouvoir intégrer un mécanisme momentané de subventions lisibles et confortables. Par les achats groupés et les négociations en amont des céréales à exporter, l’on économisera de l’argent à l’achat et dans le transport. Il restera encore un dernier bastion de la vie chère à faire sauter: les ports africains. Ces portes d’entrées et de sortie des marchandises disposent de peu de moyens de manutention et sont surchargées de procédures souvent répétitives, inutiles et sources de corruption. Une simple mise à jour des paperasses à fournir et du planning des quais pourraient faire économiser aux clients des millions de dollars de surestaries (pénalités de retard) fréquents dans les ports africains. Si ces trois facteurs (achat, fret et ports ) sont maîtrisés, l’on aura réduit les coûts des céréales et autres produits alimentaires importés sans obliger l’Etat de s’estropier en renonçant à ses taxes et en puisant dans son budget pour soutenir le pouvoir d’achat.
Les exportations prévues de céréales d’Ukraine et de Russie ne sont elles pas une formidable occasion pour nos pays d’ avoir accès à des céréales bon marché pour lutter contre la vie chère en attendant cette fois-ci de réellement développer nos productions locales de maïs, de tournesol et de riz pour notre propre sécurité alimentaire au delà des slogans habituels ?