Pour faire sauter l’imposition de certains revenus, notamment les dividendes, les investisseurs ont longtemps pratiqué le chalandage fiscal. Cette utilisation abusive mais légale des conventions de non double imposition n’épargne aucun secteur. Beaucoup d’accords ont été dénoncés par le Maroc, tandis que l’accord BEPS (ndlr : lutte contre l’érosion de la base imposable) négocié à l’OCDE, resserre encore plus l’étau.
L’utilisation abusive des conventions fiscales par les investisseurs est un cauchemar pour le Trésor, au Maroc comme partout d’ailleurs. Chez les « Big Four » installés au Maroc, comme chez le plus petits cabinets ou fiduciaires, le « chalandage fiscal » est un montage courant que les conseils prescrivent aux investisseurs qui les consultent. Libre à ces derniers de choisir «la boutique qui affiche la meilleure offre ».
Pour faire sauter la taxation de certaines catégories de revenus (les dividendes surtout) visés dans les conventions fiscales, la manœuvre consiste pour un investisseur, à se mettre sous le parapluie de la convention la « plus avantageuse fiscalement » liant le Maroc à un Etat tiers en y logeant le véhicule qui porte son investissement dans le Royaume. Rien à voir avec le pays d’origine de l’investisseur. S’il a toujours existé (cas de l’actionnaire de référence de l’’ex-Samir), ce phénomène s’est accéléré au tout début des années 2000 au plus fort de l’explosion du secteur immobilier et du boom de l’hôtellerie. D’ailleurs, la majorité des grands projets d’investissement dans les murs hôteliers empruntent ce canal.
De Tanger à Casablanca, les praticiens qui accompagnent les investisseurs étrangers jurent la main sur le cœur « qu’il n’y a rien d’illégal et qu’il s’agit d’une pratique courante d’optimisation ». Mais à l’administration fiscale, on ne l’entend pas de cette oreille. Depuis plusieurs années, la Direction Générale des Impôts (DGI) surveille comme de l’huile sur le feu les pays d’où partent les virements des fonds des opérateurs sous régime conventionnel, une option réservée aux projets de 100 millions de dirhams minimum. Elle releva une étonnante concentration de la Suède dont la convention de non double imposition avec le Maroc prévoyait une exonération totale des dividendes. « Pour préserver les intérêts du Trésor », la décision politique de dénoncer cette convention fut prise. Et c’est à la suite de cet épisode que fut amendée toute la doctrine conventionnelle du Royaume dont le portefeuille compte une soixantaine d’accords de non double-imposition. Par ailleurs, certaines provenances comme les Iles Maurice ou Dubaï, sont particulièrement passées au peigne fin.
Un fléau international
Contre un fléau international, il fallait une réponse internationale. La contre-attaque est déjà en marche. Le projet « BEPS » de lutte contre l’érosion de la base d’imposition et de transfert de bénéfices que le Maroc a ratifié en 2019 est la première grande réponse. A travers ses quinze actions, il propose plusieurs pistes pour lutter contre les pratiques d’évitement de l’impôt auxquelles se livrent les entreprises.
Sous l’impulsion du G20, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), s’est engagée dans le projet « BEPS » (pour « base erosion and profit shifting », soit « érosion de la base imposable et transfert de bénéfices ») afin de renforcer les instruments et les moyens des États contre ce phénomène mondialement nuisible. La signature d’une Convention multilatérale inédite en 2017 devrait conduire à la modification d’un coup plus de 1 200 conventions fiscales en les enrichissant de dispositifs anti-abus plus adaptés. C’est un travail de fourni dans lequel se sont engagés plus de 120 Etats signataires de ce traité. Ce qui est certain, c’est qu’il va donner aux administrations fiscales des outils juridiques pour lutter contre l’abus de droit tout en réduisant les « trous dans la raquette » qui existaient dans les conventions fiscales bilatérales.
Les clauses anti-abus prévue dans la Convention OCDE s’appliquent dès lors que les considérations fiscales constituent l’objet principal d’une opération ou l’un de ses objets principaux. Lorsque le motif fiscal est l’un des « objets principaux » de l’opération, peut-on réellement sanctionner cette dernière par un redressement ou la privation d’un avantage, alors qu’il est tout à fait envisageable que les motifs non fiscaux soient majoritaires.
Deux variants de l’abus de droit
L’abus de droit se décompose en deux branches, explique un conseil fiscal : l’abus de droit par simulation, incluant les actes fictifs et les actes déguisés ainsi que l’interposition de personnes (par recours à un prête-nom par exemple). Cette branche est bien identifiée et s’apparente à la fraude puisqu’il y a dissimulation et manœuvres ;
Deuxième variant, l’abus de droit par fraude à la loi, contrairement à son nom, ne relève pas stricto sensu de la fraude fiscale. Ce variant de l’abus de droit suppose la satisfaction de deux conditions : une condition subjective, reposant sur la motivation exclusivement fiscale de l’opération et une condition objective, tenant à ce que l’application littérale du texte par le contribuable est contraire à l’intention de ses auteurs.
L’abus de droit par fraude à la loi a donc non seulement l’apparence de la légalité mais est théoriquement légal puisque la lettre de la norme est parfaitement respectée. En revanche, l’esprit de cette norme est méconnu, et ce à des fins purement fiscales.
L’abus de droit est, par ses effets, un outil puissant : les actes ou qualifications réalisés par le contribuable ne sont pas opposables à l’administration, qui dispose ainsi de la faculté de tout requalifier, ce qui peut entraîner des conséquences lourdes sur le plan fiscal (par exemple, la perte du bénéfice d’un régime fiscal préférentiel, etc.) ; en plus de la requalification, l’abus de droit entraîne l’application de majorations particulièrement lourdes. Ce que beaucoup de contribuables constatent d’ailleurs bien souvent dans les chefs de redressements qui leur sont notifiés au terme d’un contrôle fiscal.
ENCADRÉ
Evasion, évitement, fraude : Quelle frontière ?
Dans son glossaire des termes fiscaux, le Centre de politique et d’administration fiscales de l’OCDE définit les notions de fraude, d’évasion et d’optimisation comme suit : « Fraude (« fraud ») : la fraude fiscale est une forme délibérée d’évasion qui revêt généralement un caractère pénal. Le terme inclut des situations au titre desquelles des déclarations délibérément erronées, de faux documents sont transmis (aux administrations fiscales), etc.
« Évasion (« evasion ») : un terme difficile à définir mais que l’on utilise généralement pour caractériser les dispositions illégales grâce auxquelles les obligations fiscales sont occultées ou ignorées. Le contribuable acquitte un impôt moins élevé qu’il ne le devrait juridiquement en dissimulant des revenus ou des informations aux administrations fiscales.
« Évitement (« avoidance ») : un terme difficile à définir mais que l’on utilise généralement pour caractériser les dispositions prises par un contribuable dans le but de réduire sa charge fiscale et qui, bien qu’elles puissent être strictement légales, sont généralement en contradiction avec l’esprit des législations qu’elles prétendent respecter. « Optimisation fiscale (« tax planning ») : dispositions prises par le contribuable dans la conduite de ses affaires fiscales professionnelles ou privées dans le but de minimiser sa charge fiscale. »