L’économiste togolais Kako Nubukpo, 54 ans, vient de sortir un nouveau livre. Intitulé « Une solution pour l’Afrique : du néoprotectionnisme aux biens communs », l’ouvrage de 300 pages paru le 12 octobre 2022 aux éditions Odile Jacob à Paris, aux antipodes de la néomondialisation des institutions de Bretton Woods, prône un protectionnisme écologique à même d’encourager la transformation locale. Entretien.
Dans votre livre, il est question de l’intensification agroécologique des agricultures paysannes familiales. En quoi cela pourrait-il faire partie des solutions pour l’Afrique ?
Au sud comme au nord, en Afrique comme ailleurs, c’est le choix de la souveraineté agricole et alimentaire, le choix de la préservation de notre environnement comme de notre santé, le choix de l’emploi dans des sociétés qui peinent aujourd’hui à donner une activité digne aux humains qui les composent.
Pour éradiquer la faim et la malnutrition, il faut par tous moyens lutter contre la pauvreté car la production mondiale agricole est suffisante aujourd’hui, mais mal répartie. Mais pour suivre la croissance démographique et faire face sur tous les territoires aux besoins de la population en 2050 sans dépendances et sans prédations écologiques mortifères, il s’agit bien, là où elle est faible, d’augmenter la productivité du sol, les rendements des cultures -pour faire simple-, donc la production globale de ce que nous consommons pour vivre de ce que nous mangeons comme de ce que nous utilisons en énergie, en matériaux, en habitats, en paysages et en beauté.
Nous avons besoin de faire mieux partout, et, en Afrique subsaharienne, mieux et plus car la productivité agricole de ses paysanneries, si ces dernières occupent encore la moitié de la population (souvent plus) et alimentent encore près de 80 % de la population, reste globalement faible et ne fait pas vivre ses actifs, hommes et femmes. La production n’a cessé d’augmenter avec la population, le défrichement (inquiétant) de nouveaux espaces et la capacité des agriculteurs et éleveurs à évoluer techniquement, mais la productivité brute reste le plus souvent faible (500 kg à 1 tonne par hectare en cultures sèches quand il faut minimum 200 à 250 kg par an de céréales pour survivre). Car la plupart des paysans et éleveurs n’ont toujours pas accès aux produits agrochimiques et à la motomécanisation de « l’agriculture conventionnelle », et ce dans un contexte de fragilité des sols tropicaux, d’accès hétérogène à l’eau, d’insécurité foncière, de dérèglement climatique menaçant, mais …d’abondance de soleil, vital avec l’eau pour la photosynthèse.
Y auraient-ils aujourd’hui accès qu’ils affronteraient rapidement encore davantage les problèmes graves de dégradation massive de la fertilité observée aujourd’hui partout, plus ou moins intensément, et donc de plafonnements et de chutes des rendements.. Y auront-ils accès, alors qu’il faut du pétrole et du gaz en quantité pour fabriquer et utiliser engrais chimiques et pesticides, tracteurs et matériels agricoles, alors que tous les pays comprennent aujourd’hui, en accéléré avec la guerre russe en Ukraine, le chacun pour soi énergétique, la cherté croissante inéluctable de nos « facteurs de production » tous issus d’énergies fossiles et la nécessité économique et environnementale de la sobriété ?
Cette fois, au lieu de considérer le sol, la terre, comme un simple support –devenant par-là inerte, mort – pour une poignée de variétés sélectionnées (au nord) qui répondent sans intermédiaire aux produits de l’industrie chimique comme à de l’eau et du soleil en quantités supposées standards, il va falloir produire du vivant avec du vivant et des ressources locales, partout faire un usage intensif du soleil (énergie de la photosynthèse qui produit le carbone, « le sucre », des plantes) et de l’air (de l’azote qui produit les protéines nécessaires) , soleil et air qui , comme le répète inlassablement Marc Dufumier, professeur émérite d’AgroParisTech, dans ses ouvrages et innombrables conférences , ne sont pas prêts de disparaître et restent gratuits. Et il va falloir faire un usage intensif, et chaque fois différent, de l’eau (de pluie, la plus accessible, mais pas la seule), du vivant du sol et de l’air, à retrouver (humus, microorganismes et mycorhizes des arbres fouillant les minéraux du sol en profondeur, vers de terre, insectes pollinisateurs ou régulateurs etc…), et de la biodiversité faussement inutile de chaque territoire qui préserve la richesse et la stabilité de chaque climato-écosystème que l’on cherche –indéfiniment- à rendre comestible et utilisable par notre espèce.
Comme il le répète aussi, ces nouveaux usages sont et seront fondés sur l’agroécologie, la science agroéecologique. Elle inspirera et alimentera les pratiques paysannes doublement vertes, low et high tech, qui appréhendent la production et la valorisation de biens dans le système complexe biodivers et socio-technico-économique de chaque territoire. Les avancées étonnantes aujourd’hui des sciences du vivant sont mises au service de la compréhension des pratiques agricoles traditionnelles issues de millénaires d’observations et d’actions et évidemment au service de la recherche-développement en matière de fertilisations organiques croisées, de cultures et élevages et microorganismes associés mutuellement bénéfiques, de luttes biologiques contre les « ravageurs » et les « mauvaises herbes » (reconsidérés..), de matériels non énergivores, de régulations anti-dérèglements climatiques… Des pluriels, fondés sur des processus biologiques en fait simples, pour des solutions appropriées à chaque lieu dans une approche toujours « systémique » des interactions complexes du vivant. Un vivant tellement plus producteur de biomasse et capteur de CO2 (le fameux carbone stocké dans l’air et le sol et qui construit les plantes) que l‘agriculture conventionnelle chimisée et motorisée, comme nous le montrent les forêts.
Ainsi (par exemple, rien qu’avec une agroforesterie à acacias Faidherbia albida), et comme le dit le Rapporteur spécial sur le droit à l’alimentation l’analyse à l’ONU dès 2011, l’on double au moins les rendements céréaliers de la plupart des paysans et paysannes de pays africains, l’on nourrit en qualité la population qui doublera d’ici 2050 et l’on préserve nos communs. L’on éduque et l’on emploie dans des métiers qualifiés et qualifiants des jeunes en si grande attente, face à des villes saturées. L’on apaise les tensions croissantes entre agriculteurs et éleveurs, sources d’instabilités destructrices. Et l’on préserve le climat mondial qui compte sur nous, africains et africaines, et notre sobriété, mais tarde à nous indemniser pour les services environnementaux non marchands que nous rendons au monde en ne rasant pas nos forêts pour produire plus et souvent survivre…
Il y faut et volonté politique résolue et investissement public résolu et massif dans l’éducation, la formation, le crédit agricole, la transformation locale…Et protection commerciale des productions paysannes, et donc des revenus paysans, contre les importations massives, ainsi qu’un filet de protection alimentaire transitoire des habitants pauvres des villes… Il y faut la conscience des intérêts bien compris de la communauté internationale.
Ayons conscience aussi que la crise mondiale que nous traversons dans nos relations au vivant ouvre à nos sociétés et à leurs fondements de nouvelles perspectives où pactiseront naturalistes et animistes, individus et communautés…
Vous êtes le Commissaire de l’UEMOA chargé du département de l’Agriculture, des Ressources en eau et de l’Environnement. En ramenant votre diagnostic à l’UEMOA, quels seraient les facteurs d’une souveraineté alimentaire réussie ?
Dans le droit fil de ma réponse sur le développement agricole agroécologique qui concerne le monde entier et sur l’intensification agroécologique qui concerne l’Afrique subsaharienne en particulier, la souveraineté alimentaire de la zone UEMOA et de l’Afrique de l’ouest dans son ensemble commence naturellement par le développement de pratiques agroécologiques. Elles fonderont notre indépendance technique et financière en facteurs de production et la reproductibilité environnementale de notre capacité à produire des aliments et des biens.
« La révolution verte » agrochimique tentée en Afrique de l’est est non seulement un échec coûteux mais aussi, l’utilisation d’engrais chimiques et de produits phytosanitaires, pourtant subventionnés lourdement, est manifestement limitée quand il s’agit d’approvisionner la paysannerie familiale sur tout le territoire, qui n’en a pas de plus généralement les moyens.
L’Afrique subsaharienne a peut-être eu la chance finalement de ne pas totalement basculer dans « l’agriculture conventionnelle ». De nombreux agriculteurs ont même déjà approfondi des pratiques relevant de l’agroécologie (associations agriculture-élevage, utilisation du fumier et composts, cultures associées en lutte biologique, variétés locales adaptées préservées, traction animale, rétention d’eau par aménagements du sol, cacaoyères et sorgho en agroforesterie, prévisions météo par téléphone, pompes solaires, etc…). Il est temps, comme pour la téléphonie mobile en Afrique, de passer directement à l’avenir de l’agriculture mondiale.
Mais effectivement les contraintes ont été trop grandes jusqu’alors pour un développement agroécologique rapide : des prix de vente trop bas écrasés par les importations sans barrières tarifaires ; plus de crédit agricole depuis l’ajustement structurel pourtant fondamental en agriculture ; pas de capacités de stockage et de réfrigération ; et une alimentation de plus en plus extravertie qui fait fi de notre capacité pourtant à intégrer les céréales locales dans la consommation (rapide) des ménages notamment urbains.
Le foncier mérite d’autre part d’être sécurisé dans une gestion partout particulière négociée entre les parties prenantes du territoire, notamment entre agriculteurs sédentaires et éleveurs sédentaires ou nomades, ce qu’on appelle la gestion des « communs », théorisée par le prix Nobel d’économie Elinor Ostrom, qui doit rendre complémentaires et paisibles les divers usages du sol, de l’eau et de l’air aux différentes échelles territoriales.
Quant à l’éducation nécessaire au savoir agronomique de nos actuels et futurs paysans et paysannes (réhabilitons ce mot qui embrasse le territoire qu’ils et elles travaillent), nous savons que les Objectifs du Millénaire et maintenant les ODD 2015-2030 ont été et sont piètrement satisfaits car aux dépens de la qualité de l’enseignement, à commencer par celui des filles et des femmes. On peut rappeler à cet égard qu’elles sont la plupart du temps tout autant cultivatrices que les hommes, comme au centre de l’alimentation familiale.
Les facteurs de notre indépendance alimentaire en découlent. Et la volonté politique et le déploiement de politiques publiques ad hoc, au niveau national et régional –car l’intégration régionale économique… et monétaire est indispensable- sont évidemment surdéterminantes face au biais urbain que nous avons pris depuis 30 ans. Car les périphéries se réinvitent dans le débat à juste titre – pour accéder à la modernité de l’éducation et de la santé notamment- et les solutions seront nécessairement communes.
Dans votre livre, vous présentez des solutions aux antipodes de la néo-mondialisation prônée par les institutions de Bretton Woods. Doit-on vous ranger en tant qu’économiste parmi les disciples de Samir Amin qui prônait la croissance autocentrée et la déconnexion, ou dans le camp de la démondialisation heureuse ?
Samir Amin attaché à « l’internationalisme » n’a cessé d’affirmer le rapport fondamentalement inégal entre « la triade impérialiste historique (USA, Europe, Japon) », tout en espérant encore en 2017 que les pays émergents n’en feraient pas de même. Il a défendu en 2017 avant sa disparition la souveraineté, dont la souveraineté alimentaire, entendue comme servant à « un développement national bénéficiant aux majorités populaires et s’articul[ant] dans la même direction dans d’autres pays ». Et il accepte une mondialisation, non pas « dite libérale », « imposée par les plus forts », mais une mondialisation « négociée entre tous les partenaires du système mondial ».
En ce sens, je peux me définir comme « altermondialiste » plutôt qu’ « anti-mondialiste », ce qui n’exclut ni développement autocentré, à court ou moyen terme nécessairement régional, ni mondialisation fondée sur un juste échange, négocié aux intérêts réciproques réels des parties, réels et non fantasmés –et imposés- comme les « accords de partenariat économique » entre l’Union européenne et les régions africaines (APE). Ce que j’ai appelé « néoprotectionnisme » dans mon livre.
Pour citer à nouveau Samir Amin que vous avez invoqué, « ce qui est considéré comme impossible à un moment donné de l’histoire apparait comme une évidence plus tard. »
Vous préconisez un protectionnisme écologique à même d’encourager la transformation locale. Comment ce mécanisme devrait-il fonctionner dans un contexte où les pays africains ont beaucoup de mal à capter les fonds de la finance verte ?
J’ai parlé plus haut de souverainetés agricoles, alimentaires et productives, et donc de politiques publiques, notamment commerciales à l’importation, pouvant protéger des investissements privés et publics dans la transformation et l’industrialisation locales des matériaux et productions du territoire. Comme d’ailleurs dans le déploiement des énergies renouvelables et accessibles à toutes et tous sur tous les territoires, EnR dont on sait qu’elles sont rentables.
Si les capitaux abondants des classes moyennes peuvent enfin s’investir dans le développement technique -nous avons besoin à cet égard d’une agence régionale qui encadre et garantisse dans un cadre multilatéral -, « la finance verte » ne sera pas un passage obligé, en tout cas dans les termes de l’agrobusiness ou du business tout court extravertis et prédateurs aux dépens de la reproduction écologique des milieux, de l’emploi et de la valeur ajoutée locale.
Les transformations artisanales et industrielles locales deviendront des investissements rentables, banquables, attractifs, soutenables, quelle que soit la finance concernée, avec la croissance des revenus paysans, l’intérêt comparatif de leurs productions au regard des prix cette fois dissuasifs de produits importés, l’aide aux populations urbaines très pauvres pour qu’ils s’alimentent localement. Elles deviendront rentables aussi car elles valoriseront localement nos ressources minières dans le souci enfin des populations et des territoires concernés, ainsi que les denrées dites exotiques que nous continuerons d’exporter pour autant que « les avantages comparatifs » répétés / martelés à tous par le FMI et la Banque Mondiale / les institutions de Breton Woods ne soient pas écrasés par la concurrence mondiale des pays du sud (café, cacao…)
En tout état de cause, les fonds verts en particulier et les capitaux en général devraient apprécier un programme solide, cohérent, adossé à une prospective à horizon 2030 puis 2050, comme à une volonté politique affirmée fondée sur la démocratisation, le débat public, des services publics pour tous et la lutte contre la pauvreté, pauvreté et manque d’avenir dont on voit aujourd’hui les effets dévastateurs mondialisés, au sud comme au nord.