Par Dr Abderrahmane Mebtoul, Professeur des universités et expert international.
Effectivement, nous avons assisté à plusieurs déclarations contradictoires entre 2020/2022, de différents responsables du Nigeria concernant le gazoduc Nigeria/Europe, une fois c’est avec l’Algérie, une autre fois avec le Maroc avec des protocoles d’ententes , protocoles qui ne sont pas des contrats définitifs, n’engageant nullement les partenaires. Le Nigeria doit une fois pour toute éclaircir sa position afin que e projet se réalise mais devant tenir compte de la faisabilité du projet pour évaluer sa rentabilité. Ce «parasitage» s’explique par le fait que cela dépasse le cadre strictement économique car comme le démontre une importante étude de l’IRIS du 19 août 2021, le gazoduc reliant le Nigeria à l’Europe, principal client, qui doit se prononcer également sur ce projet, est l’objet d’enjeux géostratégiques importants pour la région.
Le secteur de l’Energie au Nigeria est marqué par le poids dominant de l’industrie pétrolière et gazière, procurant 75 % des recettes du budget national et 95 % des revenus d’exportation et les réserves prouvées de gaz naturel sont estimées à 5.300 milliards de mètres cubes gazeux. Le gazoduc Maroc-Nigéria dont le coût est estimé par l’IRIS à environ 30 milliards de dollars, dont la durée de réalisation, entre 8/10 ans, devrait mesurer environ 5 660 kilomètres de long. Il longerait la côte Ouest Africaine en traversant ainsi 14 pays : Nigéria, Bénin, Togo, Ghana, Côte d’Ivoire, Liberia, Sierra Leone, les trois Guinée, la Gambie, le Sénégal, la Mauritanie et le Maroc. Ce projet a été annoncé en décembre 2016, lors de la visite d’État du souverain marocain au Nigéria. En Mai 2017, des accords de coopération ont été signés à Rabat pour engager les deux parties à parrainer une étude de faisabilité (terminée en Juillet 2018) ainsi qu’une pré-étude des détails (FEED) réalisée au 1er trimestre 2019.
Dans la phase de pré-études, il s’agit pour les États traversés et la CEDEAO de signer des accords relatifs à sa construction mais aussi de valider les volumes de gaz disponibles pour l’Europe et d’entamer les discussions avec les opérateurs du champ «Tortue» (ressources gazières) au large du Sénégal et de la Mauritanie (ces deux pays ont signé un accord en décembre 2018 afin d’exploiter en commun le champ gazier Tortue-Ahmeyim et approcher des clients européens). Ce projet a pour but de connecter les ressources gazières nigérianes à différents pays africains, existant déjà deux gazoducs dans la zone Afrique du Nord-Ouest, le «West African Gas Pipeline », qui relie le Nigéria au Ghana, en passant par le Bénin et le Togo, et le gazoduc Maghreb-Europe (également nommé « Pedro Duran Farell ») qui relie l’Algérie à l’Europe via l’Espagne (Cordoue) en passant par le Détroit de Gibraltar et le Maroc. Le tracé passe par les côtes du Sahara occidental.
Concernant le gazoduc Nigeria Algérie de 4128 km , d’un coût estimé par la commission européenne qui est passé de 5 milliards de dollars au début de l’entente à 19/20 milliards de dollars pour une durée de réalisation minimum de 5 année après le début du lancement, d’une capacité annuelle de trente milliards de mètres cubes devant partir de Warri au Nigeria pour aboutir à Hassi R’Mel, en passant par le Niger dont l’idée a germé dans les années 1980, l’accord d‘entente ayant été signé le 03 juillet 2009. Le 21 septembre 2021, le ministre nigérian de l’Énergie a déclaré dans une interview accordée à la chaîne de télévision CNBC Arabia en marge de la conférence Gastech que son pays a commencé à mettre en œuvre la construction d’un gazoduc pour transporter du gaz vers l’Europe via l’Algérie qui possède trois canalisations opérationnelles. Nous avons le TRANSMED, la plus grande canalisation d’un looping GO3 qui permet d’augmenter la capacité de 7 milliards de mètres cubes auxquels s’ajouteront aux 26,5 pour les GO1/GO2 permet une capacité de 33,5 milliards de mètres cubes gazeux, étant d’une longueur de 550 km sur le territoire algérien et 370 km sur le territoire tunisien, vers l’Italie. Nous avons le MEDGAZ directement vers l’Espagne à partir de Beni Saf au départ d’une capacité de 8 milliards de mètres cubes gazeux qui après extension la capacité a été portée à 10,5 milliards de mètres cubes gazeux. Nous avons le GME via le Maroc dont l’Algérie a décidé d’abandonner, le contrat s’étant achevé le 31 octobre 2021, d’une longueur de 1300 km, 520 km de tronçon marocain, la capacité initiale étant de 8,5 milliards de mètres cubes ayant été porté en 2005 à 13,5 de milliards de mètres cubes gazeux. Ce projet est stratégique pour l’Algérie selon différents rapports du Ministère de l’Energie afin de pouvoir honorer ses engagements internationaux en matière d’exportation de gaz les réserves de gaz traditionnel pour l’Algérie, pour une population dépassant 45 millions d’habitants ( pour le gaz de schiste troisième réservoir mondial 19.800 milliards de mètres cubes gazeux, selon un rapport US), mais pas pour demain pour différentes raisons techniques, financières et politiques sont évaluées selon la déclaration du ministre algérien de l’Energie début 2020 entre 2200 et 2500 milliards de mètres cubes gazeux, du fait du bas prix (politiques de subventions généralisées) la consommation intérieure est en 2022 presque équivalente aux exportations.
-La rentabilité du projet Nigeria Europe, suppose trois conditions. Premièrement, la mobilisation du financement, alors que les réserves de change sont fin 2022, pour l’Algérie de 55 milliards de dollars avec un endettement extérieur faible, ne pas confondre avec le niveau de l’endettement public, de 6/7 milliards de dollars, et selon le FMI, le Maroc, 32 milliards de dollars avec un endettement extérieur élevé 22 milliards de dollars fin 2022 et le Nigeria 37 milliards de dollars de réserves de change avec un endettement élevé plus de 76 milliards de dollars fin 2021, devant donc impliquer des groupes financiers internationaux, l’Europe principal client et sans son accord et son apport financier il sera difficile voire, impossible de lancer ce projet.
Deuxièmement, ce projet doit tenir compte de la concurrence internationale qui influe sur sa rentabilité. Les réserves avec de bas coûts, sont de 45.000 milliards de mètres cubes gazeux pour la Russie, 30.000 pour l’Iran et 20. 000 pour le Qatar. Ne pouvant contourner toute la corniche de l’Afrique, outre le coût élevé par rapport à ses concurrents, le fameux gazoduc Sibérie-Chine, le Qatar et l’Iran, proches de l’Asie, avec des contrats avantageux pour la Chine et l’Inde, le gazoduc Israël-Europe en activité vers 2025, les importants gisements de gaz en Méditerranée (20.000 milliards de mètres cubes gazeux) expliquant les tensions entre la Grèce et la Turquie. Et l’Algérie est concurrencée même en Afrique, avec l’entrée en Libye, réserves d’environ 2000 milliards de mètres cubes non exploitées, et les grands gisements au Mozambique (plus de 4.500 milliards de mètres cubes gazeux), sans compter le Nigeria avec ses GNL.
Il y a lieu de ne pas renouveler l’expérience malheureuse du projet GALSI, Gazoduc Algérie–Sardaigne–Italie, qui devait être mis en service en 2012, d’un coût initial de 3 milliards de dollars ( en 2023 le coût a certainement doublé ) , d’une capacité de 8 milliards de mètres cubes gazeux, devant approvisionner également la Corse, projet que j’avais défendu lors d’une mission en Italie ( conférence à la chambre de commerce en Corse A.Mebtoul en 2012 sur le projet Galsi reproduite à la télévision France 3 Corse) . Il a abandonné suite au refus des élus de la Sardaigne , Sonatrach ayant consacré d’importants montants en devises et dinars pour les études de faisabilité. Sans compter le gaz de schiste américain, cela étant lié à l’étude du marché qui influe sur la prise de décision de lancer un tel investissement”, d’où la démarche de lancer une étude du marché pour déterminer la demande sur le gaz avant de trancher sur l’opportunité de s’engager dans ce projet.
Cette faisabilité implique la détermination du seuil de rentabilité en fonction de la concurrence d’autres producteurs, du coût et de l’évolution du prix du gaz et en prenant en compte la récente décision européenne où à compter de février 2023, la commission européenne a prévu des mécanismes de correction des marchés , activés dès que les prix observés sur le TTF (indice de référence européen) atteindront 180 euros par mégawattheure (MWh) durant trois jours, avec certaines conditions : les prix relevés sur le TTF devant être au moins supérieur de 35 euros au prix moyen du GNL (gaz naturel liquéfié) au niveau mondial, durant ces mêmes trois jours et que le mécanisme sera activé pour des périodes de vingt jours et désactivé automatiquement une fois ce laps de temps écoulé et si la demande de gaz augmente de 15 % en un mois ou de 10 % en deux mois, les importations de GNL diminuent significativement.
Or ce projet est essentiellement orientées vers l’Europe, les canalisations liant d’une manière rigide l’exportateur à une zone géographique donnée, existant des marges de manœuvres et donc plus de flexibilité pour le GNL et donc tout dépendra de l’évolution la fois du coût d’exploitation et du prix international, horizon 2025/2027.Et Dans le contrat qui la liera à l’Europe , les clauses doivent spécifier, si on privilégie des prix fixes avec des contrats moyen et long terme ou une partie des exportations sera –elle négociable selon le prix du sur le marché spot ? Troisièmement, la sécurité et des accords avec certains pays, le projet traverse plusieurs zones alors instables et qui mettent en péril sa fiabilité avec les groupes de militants armés du Delta du Niger qui arrivent à déstabiliser la fourniture et l’approvisionnement en gaz, les conséquences d’une telle action, si elle se reproduit, pourraient être remettre en cause la rentabilité de ce projet. Il faudra impliquer les États traversés où il faudra négocier pour le droit de passage (paiement de royalties) donc évaluer les risques d’ordre économique, politique, juridique et sécuritaire.
En conclusion, fortement dépendante des hydrocarbures, l’Algérie est avant tout un pays gazier, le gaz avec ses dérivés, lui procurant environ 40% de ses recettes en devises, devant donc, être attentif aux mutations gazières mondiales ( voir analyse développée par Pr A. Mebtoul dans la revue internationale gaz d’aujourd’hui Paris 2015 sur les mutations mondiales du marché gazier ). La part du GNL représentant en 2020 plus de 40 % de ce commerce mondial contre 23 % à la fin des années 1990, n’est pas un marché mondial mais un marché segmenté par zones géographiques alors que le marché pétrolier est homogène, du fait de la prépondérance des canalisations, étant impossible qu’il réponde aux mêmes critères.
Pour arriver un jour à un marché du gaz qui réponde aux normes boursières du pétrole (cotation journalière), il faudrait que la part du GNL passe à plus de 80%. D’ici là, car les investissements sont très lourds, tout dépendra de l’évolution entre 202122030/2040, de la demande en GNL qui sera fonction du nouveau modèle consommation énergétique mondial qui s’oriente vers la transition numérique et énergétique avec un accroissement de la part du renouvelable, de l’efficacité énergétique et entre 2030/2040 de l’hydrogène qui déclassera une grande part de l’énergie transitionnelle. Le monde s’oriente en 2023/2030, inéluctablement, vers un nouveau modèle de consommation énergétique fondé sur la transition énergétique. L’énergie, autant que l’eau, est au cœur de la souveraineté des États et de leurs politiques de sécurité. Les nouvelles dynamiques économiques modifieront les rapports de force à l’échelle mondiale et affectent également les recompositions politiques à l’intérieur des États comme à l’échelle des espaces régionaux’. La stratégie gazière de l’Algérie notamment en Méditerranée, principal marché de l’Algérie, dit tenir compte de la concurrence acerbe, ne devant jamais oublier que dans la pratique des affaires et des relations internationales n’existent pas de sentiments mais, que des intérêts, chaque pays défendant ses intérêts propres.