Par Mme Déborah GNAGNE, Directeur Général de ASK Gras Savoye Bénin, Sierra-Leone, Libéria.
Cet article aborde la problématique de la perception réelle du risque en Afrique. Il s’agit d’un sujet multidimensionnel qui fait appel à la conscience et à l’inconscient des populations africaines, aux stratégies mises en œuvre par les organisations africaines pour appréhender la notion de risque et y faire face. L’article s’ouvre d’abord sur une réflexion philosophique et est ensuite étayé par les opinions de divers auteurs et des résultats de recherche obtenus par divers experts. Enfin, il nous propose une qualification précise et objective de la perception réelle de risque en Afrique.
Introduction
L’humanité évolue au rythme des innovations et des progrès scientifiques qui contribuent à lui apporter davantage d’assurance, notamment l’assurance du respect des droits fondamentaux de l’Homme que je résume ici en trois notions : la vie, la liberté et la sureté de la personne. Dans un monde récemment touché par une pandémie face à laquelle les populations du monde n’étaient pas vraiment préparées, la notion de risque suggère davantage de questionnement. La pandémie du Covid-19 a touché tous les continents, sans distinction « de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation ».[1] Sans vouloir être sardonique, je peux affirmer que la pandémie du Covid-19 a eu le mérite de respecter l’universalité de la condition humaine. Face à cette crise mondiale, le continent africain a réagi à sa manière ou, devrais-je dire, une variété de stratégies tenant compte des réalités de chacun de ses peuples. Le confinement que certains pays occidentaux ont par moment suivi avec une obéissance remarquable, a été difficilement imposé à la plupart des populations africaines. Pendant la période au cours de laquelle la Covid-19 était pour le monde une équation avec une infinité d’inconnues et le confinement était la solution prônée par tous les organismes internationaux, les populations africaines ont continué de sortir pour gagner leur vie, avec un peu plus de précaution pour certaines ou tout à fait comme d’habitude pour d’autres. Selon les chiffres officiels publiés par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), l’Afrique, malgré ses conditions sanitaires à priori défavorables comparativement au reste du monde et la certitude de certains experts que là surviendrait la pire des hécatombes, s’en est plutôt bien sortie sur plusieurs aspects, notamment le nombre de pertes en vies humaines dues à la Covid-19. D’ailleurs, ces experts du monde entier se sont questionnés sur les raisons de ce faible impact de la Covid-19 en Afrique.
La réaction que nous avons face à un risque qu’il soit important ou non est corrélée à l’idée préalable que nous nous faisons de ce risque. Les moyens à notre disposition jouent également un rôle dans le choix de cette réaction et le moment où nous décidons de réagir effectivement, soit dans une démarche préventive, soit dans une démarche curative.
Cerner la perception réelle du risque en Afrique, en d’autres termes, la qualifier dans un langage précis et objectif participe inéluctablement à une meilleure compréhension des nuances du continent africain d’aujourd’hui et de demain.
Dans cette optique, la question de savoir quelle est la perception réelle du risque en Afrique sera d’abord abordée ici dans sa représentation abstraite, c’est-à-dire sous un angle philosophique. Ensuite, nous chercherons à qualifier l’attitude des populations africaines face aux risques quotidiens pouvant impacter la vie de l’individu, de sa famille et de sa communauté. Enfin, nous nous intéresserons aux organisations africaines dans leur conceptualisation des risques et leur approche de solutions pour y faire face.
Etant africaine et résidant en Afrique, dans cet écrit, il m’arrivera d’utiliser le pronom « nous » pour parler des africains et pour faire référence à l’Afrique, je dirai par moment « notre » continent sans que ces termes ne soient dénués d’un brin d’affection.
Les populations africaines face au risque certain qu’est la mort
Avant de présenter des statistiques assurantielles ou d’autres données techniques permettant d’apprécier la perception réelle du risque en Afrique, j’ai souhaité aborder ce sujet sous un angle philosophique car il fait resonner des notions existentielles à savoir notre humanité de façon générale et plus spécifiquement le lien que nous avons avec le continent africain. Ce lien est multidimensionnel, car il est la connexion spirituelle qui existe entre nous et nos ancêtres ; il est l’éducation que nous avons reçue et qui est fondée sur des valeurs historiques et des traditions ; il est ce que le continent africain nous apporte en termes d’espaces et d’outils de travail, et ce que nous lui apportons par le fruit de nos efforts physiques et intellectuels.
L’ignorance primitive de l’Homme sur l’avenir et sur les évènements futurs est une capacité consubstantielle, une caractéristique universelle et intrinsèque de notre condition d’être humain. Cette incertitude qui en découle m’amène à me poser la question de la certitude. La seule certitude que nous avons sur l’avenir en tant qu’être humain est notre avancée inéluctable vers la fin de notre vie physique. En d’autres termes, la seule chose dont nous pouvons être sûrs est la survenance un jour ou l’autre de la mort.
La mort met fin à notre existence physique terrestre, nous arrachant ainsi à nos proches et aux projets que nous nourrissions pendant notre vie. Si nous définissons le risque comme étant un évènement pouvant survenir et impacter négativement le cours de notre vie alors la mort peut être vue comme un risque certain.
Une première question principale me vient à l’esprit. Quelle idée ont les africains de ce risque certain qu’est la mort ?
« Pour la majorité des africains, seul Dieu qui donne la vie peut donner la mort ». Cet extrait de la Revue française de sociologie octobre-décembre 1963, élaboré sur la base d’un millier de questionnaires recueillis par des ethnologues auprès de populations d’Afrique de l’Ouest, du Centre, du Sud et de l’Est, décrit un fatalisme que les africains auraient vis-à-vis de la mort.
La manière dont nous concevons la mort en Afrique se traduit dans notre préparation de l’après soi. Bien qu’il n’existe pas de données chiffrées sur les modes de successions en Afrique, il convient de constater que, dans notre environnement familial ou communautaire immédiat, les successions pour lesquelles le défunt avait soigneusement préparé la répartition de son héritage sont assez rares. Le paradoxe est que plus le défunt n’a laissé de biens, moins la succession est méticuleusement anticipée. Par ailleurs, parler d’héritage en famille pendant que le Chef de famille est encore vivant peut créer des tensions insoutenables dans les familles. L’après soi revêt des notions encore taboues sur notre continent.
L’Assurance-Vie est un mécanisme par lequel un Assureur verse un capital à un bénéficiaire en cas de vie ou de décès d’une personne à un moment donné. C’est donc un moyen d’atténuer les impacts pécuniers qui pourraient survenir suite à la disparition d’une personne. Cependant, en Afrique les chiffres relatifs aux Assurances sur la Vie restent assez faibles comparativement à d’autres endroits du monde. Dans un article intitulé L’Assurance-Vie en Afrique subsaharienne francophone : état de développement et défis à relever et rédigé par Relwendé SAWADOGO, Doctorant en Sciences économiques aux Université de Clermont et d’Auverge (France) et le Professeur Samuel GUERINEAU, professeur associé aux Universités de Clermont et d’Auvergne parue dans la revue Epargne sans frontière, nous apprenons que le niveau de développement de l’Assurance-Vie en Afrique est en dessous du niveau mondial. A titre d’exemple illustré dans l’article cité, le taux de pénétration de l’Assurance-Vie en Afrique Subsaharienne est presqu’égal à la moitié du taux mondial. Certains pays d’Afrique de l’Ouest ont des taux au-dessus de la moyenne régionale. Ce sont le Bénin, le Burkina-Faso, le Cameroun, la Côte d’Ivoire, le Sénégal et le Togo. Les autres pays se situent ainsi en dessous de la moyenne régionale.
De façon générale, la faible pénétration de l’Assurance-Vie en Afrique s’explique par deux facteurs clés : le faible niveau des conditions de vie des populations et un certain manque de culture d’assurance. Ce manque de culture d’assurance n’est, en fait, qu’une conséquence de facteurs socioculturels et plus précisément la conséquence directe de la perception que les africains ont de la mort et de son impact sur la famille et sur la communauté.
Pour répondre à ma première question principale, à savoir : quelle idée ont les africains de ce risque certain qu’est la mort, je dirai que notre perception métaphysique du risque certain qu’est la mort est empreinte d’un fatalisme et que de façon plus ou moins évidente l’africain refuse d’admettre la mort comme une réalité certaine en la refoulant dans son subconscient. Le célèbre neurologue autrichien et fondateur de la psychanalyse, Sigmund FREUD affirmait que : « personne au fond ne croit à sa propre mort ou, ce qui revient au même : dans l’inconscient, chacun de nous est persuadé de son immortalité ». Cette pensée reflète avec justesse comment la mort, risque certain, est perçue en Afrique.
Qu’en est-t-il de notre perception d’un risque qui peut survenir ou ne pas survenir ? En d’autres termes, si nous refoulons un risque certain, quelle sera notre attitude face à un risque probable ? Ainsi, émerge ma deuxième question principale.
Les populations africaines face aux risques probables du quotidien
L’idée que nous nous faisons d’un risque se ressent dans les dispositions que nous prenons pour éviter la survenance de ce risque ou au moins en atténuer les effets s’il venait à survenir. Prenons le cas de la visite technique des véhicules à moteur. La visite technique est l’ensemble des vérifications et contrôles, d’ordre administratif et technique, auxquels sont soumis les véhicules automobiles en circulation. Ces visites techniques permettent de détecter des pannes techniques pouvant être à l’origine d’accidents routiers. Elles sont ainsi un moyen d’éviter ou d’atténuer les risques d’accidents sur les routes.
En novembre 2017, la République de Guinée a rendu obligatoire la visite technique sur les véhicules à moteur. Avant cette disposition, la Guinée a été pendant plusieurs années, une exception parmi les pays du monde dans lesquels la visite technique des véhicules à moteur est obligatoire. Les statistiques établies par les gendarmeries guinéennes ont placé le phénomène des pannes techniques au troisième rang des causes d’accident en rase campagne, comme le souligne Barry SAIKOU du Centre d’environnement et de sécurité automobile (CESA) dans une interview donnée au magazine Guinéenews et réalisée par Diao DIALLO en 2020.
Entre 2014 et 2018, la Guinée a enregistré 11.843 victimes des accidents de la route, d’après l’annuaire des Transports élaboré en 2018 par la Direction Générale du Bureau de Stratégie et de Développement du Ministère guinéen des Transports. Sur ces cinq années d’observation, en moyenne 2.369 personnes ont été blessées ou tuées. Les raisons de l’accroissement des accidents de circulation en République de Guinée se résument aux comportements peu préventifs relativement aux risques routiers.
A l’instar de la Guinée, face à un manque ou une insuffisance de prise de conscience de certains risques, les Etats africains sont amenés à instaurer des obligations règlementaires. Par exemple, l’obligation des visites techniques et l’obligation de souscrire à une assurance automobile. Au Libéria, dans la période allant de février à mars de chaque année, les autorités intensifient les contrôles des attestations d’assurance automobile. Au cours de cette période, une bonne partie des usagers de la route changent leurs habitudes. Certains évitent de sortir avec leurs véhicules non assurés. D’autres, modifient leurs horaires de sortie pour éviter de rencontrer les contrôleurs d’attestation. Il est à croire que le risque inhérent à la conduite routière est relayé au second plan. Les usagers de la route achèteraient l’assurance non pas pour se protéger face aux risques mais pour respecter une règlementation. Le port du casque sur les véhicules à deux roues au Bénin fait également partie de ces dispositions règlementaires que certaines populations respectent sans vraiment avoir la pleine conscience de la nécessité sécuritaire qui sous-tend ces obligations règlementaires et des risques auxquels elles s’abandonnent.
Depuis le 1er janvier 2022, le port du casque est devenu obligatoire pour tous les conducteurs et les passagers de véhicule moteur à deux roues dans le département du littoral (Bénin). Cependant, il suffit d’observer pendant quelques minutes la circulation routière pour s’apercevoir de l’ampleur du non-respect de cette règlementation ; constat qui prend une certaine gravité quand il s’agit de jeunes enfants qui sont incapables de se protéger en cas de chute.
L’image d’enfants transportés sur un véhicule moteur à deux roues avec tous les risques que cela implique, me suggère un questionnement sur le lien qui pourrait exister entre le niveau d’éducation des personnes adultes qui conçoivent cela et leur perception du risque. Cette question acquiert toute sa pertinence quand nous regardons de plus près les chiffres et commentaires publiés dans le rapport économique sur l’Afrique – Lutte contre la pauvreté et la vulnérabilité en Afrique pendant la pandémie de Covid-19. Une des principales conclusions établies dans ce rapport est que « les ménages pauvres entrent dans la pauvreté et en sortent à cause de chocs exogènes comme la pandémie de COVID-19 et que leur incapacité à gérer les risques non assurés ne fait qu’accroître leur vulnérabilité. Pour parvenir à une réduction durable de la pauvreté, il faut donc bien comprendre le lien entre la pauvreté, les risques et la vulnérabilité. »
86% des personnes vivant dans l’extrême pauvreté se trouveront en Afrique d’ici 2030. Plus de la moitié de ces personnes pauvres seront au Nigéria et en République Démocratique du Congo. La pauvreté d’un individu transparait sur sa santé, son niveau de vie et son niveau d’éducation. Or l’éducation est la meilleure arme qu’un homme puisse avoir pour faire face à la vulnérabilité. Par vulnérabilité, j’entends l’exposition aux risques de la vie dans son entièreté. L’éducation permet à l’homme de prendre la pleine mesure de lui-même et de participer aux progrès de sa communauté à petite, moyenne ou grande échelle selon ses propres ambitions librement choisies et assumées.
Cependant, la question de savoir quelles sont les priorités d’une personne pauvre se pose. 37% des pauvres en Afrique vivent dans des foyers où au moins une personne est mal nourrie. Une personne qui peine à se nourrir ne serait ce qu’une fois par jour aura-t-elle une perception avertie et éclairée des risques qui l’entourent ? Aura-t-elle le souci de se protéger face aux risques de la vie ? Ou sera-t-elle prête à braver tous les risques pour assurer ses besoins primaires ?
La pauvreté a un impact direct sur le niveau d’éducation. En effet, le parcours scolaire des jeunes africains en général s’arrête prématurément. D’après les chiffres de l’UNICEF, le taux de scolarisation dans le premier cycle du secondaire était de 32% en 2019 et est passé à 22% dans le second cycle.
Il y a certes des différences d’un pays à un autre dues à des politiques gouvernementales plus ou moins efficaces, mais de façon générale, les taux d’achèvement des études secondaires sont faibles en Afrique. Les statistiques de scolarisation se dégradent encore plus quand il s’agit des populations pauvres. En effet, « les principaux bénéficiaires de l’enseignement secondaire sont les garçons urbains, plus aisés. Les ruraux, les femmes et les groupes à faible revenu ont un accès qui est limité par des considérations de partage des coûts : la part du budget des ménages consacrée aux dépenses liées à l’école primaire (transport, livres et uniformes) peut atteindre 30 %, ce qui est hors de portée pour de nombreuses familles des quintiles de revenus les plus bas. » [1] La pauvreté entraine un déficit d’éducation qui pourrait justifier une perception limitée du risque. En d’autres termes, les populations pauvres par insuffisance d’éducation ont une perception réduite des risques qui les entourent et des risques découlant de certains de leurs comportements. Jean-Jacques ROUSSEAU écrivait en 1762 dans Emile ou De l’éducation : « on façonne les plantes par la culture et les hommes par l’éducation ».
La perception du risque est liée au niveau de vie de la personne humaine. Les chiffres sur la pauvreté et l’éducation en Afrique sont encore mauvais et cela explique pourquoi les populations africaines pauvres ne peuvent avoir à l’esprit une juste représentation du risque.
La conceptualisation des risques par les organisations africaines
Une troisième question principale concerne la perception du risque dans les entreprises africaines. L’Afrique est le continent du présent et du futur. De nombreuses rencontres regroupant des investisseurs internationaux de divers horizons y sont régulièrement organisées. Les gouvernements africains, pour la plupart, initient à juste titre des réformes pour faciliter l’installation d’investisseurs privés et pour également favoriser la création d’entreprises locales. Tout ceci permet de lutter considérablement et avec efficacité contre le chômage dans des populations africaines très jeunes comparativement au reste du monde.
De sa création à son âge de maturité et même au-delà, une entreprise fera toujours face à des situations difficiles. Certaines situations difficiles viendront de causes internes à l’entreprise. D’autres auront des causes externes avec des degrés de complexité et de gravité divers. Dans cet environnement incertain, l’entreprise nait et évolue. La durée de vie des entreprises varie selon le contexte économique et les dispositions dynamiques qu’elles prennent pour surmonter les difficultés qu’elles rencontrent.
Le Centre d’Analyse et de Recherche sur les Politiques Economiques et Sociales du Cameroun (CAMERCAP-PARC) est une organisation qui au nombre de ses missions assiste « le gouvernement en matière de formulation et d’analyse des politiques économiques et sociales ». Cette organisation a effectué des travaux d’analyse des performances de la réforme des Centres de Formalités de Création des Entreprises (CFCE). Au 31 décembre 2015, le CAMERCAP-PARC a compté 40.502 entreprises créées via les 8 CFCE que comptait le Cameroun à cette époque. Sur ces 40.502 entreprises créées entre 2010 et 2015, environ 70% n’ont pas passé le cap de l’année 2016.
Le CAMERCAP-PARC a expliqué ce constat à travers quatre causes. La première est que certaines entreprises sont créées de façon spécifique pour répondre à des appels d’offres de marché public. Après la finalisation des marchés publics, ces entreprises cessent d’opérer. D’autres raisons qui se rapprochent d’autant plus de notre sujet sont également évoquées, notamment l’absence d’assistance, la recherche du gain facile et le mauvais encadrement des jeunes entrepreneurs.
De nombreuses entreprises en Afrique ferment faute de préparation suffisante face à l’imprévu. Par préparation suffisante, il faut comprendre la capacité d’une entreprise à faire face aux évènements plus ou moins prévisibles et à anticiper sur la recherche de solutions permettant de garantir la survie de l’entreprise face à ces évènements. Les notions d’identification, de quantification et de gestion du risque sont donc centrales pour la vie d’une entreprise.
Dans un ouvrage intitulé « La création d’entreprise en Afrique » paru aux éditions EDICEF/AUPELF sous la direction de Claude ALBAGLI, Secrétaire général de l’Institut Cedimes de l’Université Panthéon-Assas (Paris II) et Georges HENAULT, Membre du Comité du Réseau Entrepreneuriat de l’Université d’Ottawa, nous comprenons aisément que « La durée pendant laquelle une entreprise peut survivre dans un environnement défavorable dépend évidemment de l’importance de ses « réserves ». Il semble préférable que la survie soit plutôt une attitude à court terme, car elle est la conséquence d’une situation très défavorable entraînant des attitudes de désarroi que personne ne souhaite voir perdurer. (…) Notons cependant que la capacité de réaction de l’entreprise aux attaques de l’environnement va
aller diminuant au fur et à mesure de la consommation de ses réserves et que le jour où elle n’aura plus aucune flexibilité, il suffira d’un rien pour l’abattre définitivement. » (AGBALI, HENAULT et al. 1996)
Les professions d’identification, de quantification et de gestion des risques telles que les fonctions actuarielles, les Risk Managers se développent et s’organisent de plus en plus sur le continent africain. Des associations de Risk Managers sont actives dans plusieurs pays d’Afrique. Des forums d’échanges sont régulièrement organisés pour aborder des problématiques de gestion de risques. Les Associations actuarielles ne sont pas en reste.
Dans cet écosystème favorable à l’émergence des professions d’identification, de quantification et de gestion des risques, de nombreuses entreprises, n’ont pas encore mis au cœur de leurs priorités la maitrise et la gestion des risques. En effet, dans une interview donnée en 2021 au magazine Business Africa, Monsieur Aristide OUATTARA, Associé responsable de l’activité Risk Advisory de Deloitte Afrique Francophone, affirme que les institutions financières sont en train de prendre du retard sur certains risques émergents tels que les risques de cyber sécurité et les risques liés à la criminalité financière (blanchiment, fraude, corruption). Pour ce qui est du secteur non financier, il note « un retard dans la diffusion de la culture risque au sein de ces organisations dans la mesure où la perception du risque comme vecteur de performance est faible. »
Ces constats sont renforcés par le manque de données chiffrées sur les risques émergents tels que la cybercriminalité. La participation aux sondages et enquêtes sur le sujet – en vue de constituer des bases de données et d’effectuer des recherches scientifiques – est insuffisante ou de mauvaise qualité. Pour avoir une juste perception des risques inhérents aux activités des entreprises et aux environnements dans lesquels elles évoluent, des compétences techniques sont indispensables. Une enquête réalisée par l’entreprise Dataprotect sur la fraude bancaire en Afrique Subsaharienne et mise en lumière par le magazine Jeune Afrique en janvier 2020, a consisté à interroger 148 banques de l’espace UEMOA et trois pays d’Afrique centrale (le Gabon, le Congo et la République Démocratique du Congo). Seules 21 banques avaient répondu à l’enquête. Sans données, l’identification et la quantification des risques sont impossibles. De ce fait, le manque de données s’oppose à la pertinence et la robustesse des modèles de gestion des risques. La cartographie et la modélisation des risques n’ont pas encore trouvé leur place dans les processus constituant les outils décisionnels et stratégiques indispensables à la viabilité des organisations africaines.
Il est vrai que l’émergence assez récente de la fonction de Risk Manager s’est faite à la suite des attaques terroristes qui ont touché les Etats Unis d’Amérique le 9 septembre 2001.
Cependant, il convient de remarquer que les méthodologies proposées pour identifier, quantifier et gérer les risques s’inspirent fortement des modèles occidentaux qui ne s’adaptent pas forcément aux réalités africaines. A l’occasion du cycle inaugural de son master en gestion des risques de l’Institut Interafricain de Formation en Assurance et Gestion des Entreprises (IFAGE) Monsieur DEME, Directeur National des Assurances au Sénégal a affirmé : « Ce n’est pas l’Afrique qui refuse le risk manager, c’est ce dernier qui ne parvient pas à s’implanter en Afrique».[1]
Ce décalage de la profession par rapport aux réalités africaines, se constate avec évidence dans certains secteurs d’activités tels que l’agriculture.
Le Produit Intérieur Brut (PIB) de la Côte d’Ivoire est portée à 22% par le secteur primaire, principalement axé sur l’agriculture. Au Bénin, l’activité agricole contribue au PIB à hauteur de 23%. L’agriculture rwandaise contribue pour 33% au PIB du pays.
Dans la plupart des pays africains, l’agriculture contribue fortement au PIB. Cependant, les risques inhérents à cette activité, ne sont pas suffisamment abordés par les professions d’identification, de quantification et de gestion des risques. Ainsi, dans le secteur des Assurances, rares sont les compagnies d’assurance africaines qui proposent des couvertures d’assurance permettant aux acteurs, surtout les plus fragiles, de faire face aux risques de pertes pécuniaires pouvant impacter l’activité agricole. Malheureusement, les africains ne se sont pas encore suffisamment approprié leurs risques pour y apporter des réponses adéquates et efficaces. Ce défaut de maitrise du risque est une conséquence de la pénurie de données scientifiquement recueillies et organisées qui serviraient avec succès à l’analyse du risque. Prévenir, c’est anticiper. Anticiper, c’est savoir à priori et agir à l’avance.
Conclusion
A travers les trois questions abordées dans cet article à savoir d’abord l’idée que les populations ont du risque certain qu’est la mort, ensuite leur comportement face à des risques probables du quotidien et enfin, la conceptualisation du risque par les organisations africaines, la perception du risque apparait comme quelque chose qui n’est pas encore suffisamment abouti mais qui évolue vers une certaine prise de conscience de la nécessité existentielle d’anticiper sur les évènements futurs. Chaque risque étant unique dans ses causes, dans sa représentation et dans ses impacts sur la vie des personnes et des organisations, il revient aux intelligences africaines de se questionner et d’agir pour une prise de conscience inclusive des risques propres à notre continent.
A propos de l’auteur
Mère de deux garçons, Mme Déborah GNAGNE est Directeur Général de ASK Gras Savoye Bénin, Sierra-Leone, Libéria. Egalement Directeur de la Stratégie et du Développement Commercial Groupe ASK Gras Savoye, cette professionnelle du secteur de l’assurance, membre de l’Institut Luxembourgeois des Actuaires, est titulaire d’un Master en Mathématiques Appliquées, spécialité Actuariat.
Exploitante agricole (Cacao)
[1] Extrait de la déclaration universelle des droits de l’Homme, article 2.
[1] Extrait du Rapport économique sur l’Afrique – Lutte contre la pauvreté et la vulnérabilité en Afrique pendant la pandémie de Covid-19, ERA 2021, Nations Unies Commission économique pour l’Afrique, premier tirage 2022, page 30.
Références bibliographiques
Thomas LOUIS-VINCENT, Remarques sur quelques attitudes négro-africaines devant la mort, Revue française de sociologie, octobre-décembre 1963, 4-4, Problèmes noirs, pp.395-410
Relwendé SAWADOGO et Professeur Samuel GUERINEAU (2016) L’Assurance-Vie en Afrique Subsaharienne francophone : état de développement et défis à relever, Epargne sans frontière n°122, pages 23 à 31, ISSN 1250-4165
Nations Unies Commission économique pour l’Afrique, Rapport économique sur l’Afrique – Lutte contre la pauvreté et la vulnérabilité en Afrique pendant la pandémie de Covid-19, ERA 2021, premier tirage 2022
Centre d’Analyse et de Recherche sur les Politiques Economiques et Sociales du Cameroun (CAMERCAP-PARC), Suivi de la démographie des petites et moyennes entreprises au Cameroun, une Analyse des performances de la réforme des CFCE 2010-2015, septembre 2016, 40 pages.
Claude ALBAGLI, Georges HENAULT, La création d’entreprise en Afrique, 1996, 212 pages
Interview de Barry SAIKOU réalisée par Diao DIALLO, magazine Guinéenews, lien : africabusinessmag.com, 2021
Interview de Aristide OUATTARA réalisé par A.C. DIALLO, magazine Business Africa, lien : guineenews.org, 2022
[1] Source : financialafrik.com, Sénégal : le risk manager en assurance, article de Adama WADE, 12 mars 2018