Depuis 2015, le patron de la société de sécurité Fort Roche Ltd dont le siège est à Londres et d’Abshir Advisers à Mogadiscio se bat pour faire juger des faits de corruption dans l’attribution d’un marché par l’Union européenne en Somalie portant sur la construction d’un compound sécurisé à l’aéroport. Le scandale du « Qatargate » impliquant des députés européens – révélé par la presse belge le 9 décembre 2022- a montré combien les institutions européennes sont gangrénées, particulièrement en Afrique. Plus que jamais, l’entrepreneur somalien est déterminé à poursuivre son combat auprès des juridictions compétentes en France, en Belgique mais aussi dans son propre pays pour qu’éclate au grand jour la vérité sur le scandale du « Somaligate » . C’est à Bruxelles, au cœur de la capitale européenne, qu’il l’a réaffirmé en présence de ses deux avocats Me Xavier Argenton et Me Etienne Arnaud.
Propos recueillis par Christine Holzbauer, envoyée spéciale à Bruxelles
Avez-vous été surpris par les révélations du Qatargate impliquant des trafics d’influence répétés de la part d’eurodéputés?
Ces révélations m’ont conforté quant à l’ampleur de la corruption que j’ai expérimentée au sein des institutions européennes et de la nécessité d’une réforme des procédures de transparence et d’influence à l’échelle de l’ensemble du système européen. C’est-à-dire tant au niveau des élus que de l’administration européenne. Ce qui est en cause ici, c’est la confiance dans l’idée européenne en laquelle, personnellement, je crois sans parler de la protection des contribuables européens qui sont, par définition, les premiers financiers de l’action extérieure de l’institution. Quant aux préjudices subis par les gouvernements et les populations africaines, ils sont incommensurables…
Il y a huit ans, j’ai moi-même pâti de la collusion et de la corruption d’agents européens associés à des pratiques déloyales de mes partenaires après que ma société, Abshir Advisors, a été sollicitée pour constituer un consortium. Le but était de répondre à un appel d’offre de l’Union européenne d’un montant de 98 950 278 € HT pour la construction d’un compound sécurisé dans la zone aéroportuaire de Mogadiscio. Dès que j’ai su que des rétro-commissions à hauteur de 2% seraient payées sur ce contrat -qui a bel et bien été attribué et signé par l’Union européenne en décembre 2015-, je me suis retiré du projet. Depuis, je n’ai eu de cesse de le dénoncer sans avoir eu gain de cause, pour l’instant, puisque l’affaire n’a toujours pas été jugée.
Avez-vous espoir maintenant que le scandale du Qatargate a éclaté après celui du Moroccogate et, sans doute, d’autres à venir, que vous serez un peu mieux entendu ?
Après l’arrêt d’un tribunal somalien en faveur d’Abshir Advisors et contre l’avis de mes anciens partenaires qui ont dénié jusqu’à notre existence, nous avons saisi l’Office européen de lutte antifraude (OLAF) ainsi que le tribunal de commerce de Paris. Dès avril 2016, nous avons également saisi le Parquet national financier (PNF), à Paris, qui a ouvert une enquête donnant lieu à des commissions rogatoires internationales dans de nombreux pays ainsi qu’à plusieurs perquisitions. Nous comptons maintenant porter l’affaire auprès d’un juge belge réputé pour son dynamisme sur les cas avérés de corruption. D’autant que l’OLAF refuse de communiquer ses conclusions, arguant qu’il s’agit d’une affaire interne aux institutions européennes. Nous espérons que l’intervention de ce juge permettra de convaincre les autres juridictions compétentes de se mobiliser sur ce qui est en train d’apparaitre comme une immense lessiveuse.
Concrètement, à ce jour, êtes-vous en mesure de faire « casser » ce contrat dont vous vous êtes vous-même exclu ?
Nous gardons bon espoir que les procédures au civil et au pénal en cours finissent par aboutir, d’autant que ce contrat est par ailleurs entaché de clauses douteuses telles que, je cite : «le contractant ne doit pas employer de ressortissants somaliens ou du personnel d’origine somalienne pour la fourniture des services sur place, sauf pour la phase de construction. » C’est-à-dire que mes parents qui se sont battus pour sauver l’Europe du nazisme et leurs descendants sont, aujourd’hui, empêchés de travailler sur ce compound ! Nous allons en informer Joseph Borrell, le Haut représentant pour l’action extérieure de l’UE, -s’il ne l’est pas déjà-, car il y a là tous les ingrédients d’un nouveau « Somaligate. »Si l’on en croit les sommes énormes engagées sur le papier depuis une dizaine d’année et qu’on les compare avec les faibles résultats obtenus sur le terrain, il ne serait pas étonnant qu’une vaste opération de blanchiment de l’argent de la coopération européenne se cache en Somalie ! En tous cas, cela mérite une enquête sérieuse. L’Union européenne investit trois milliards d’euros, chaque année, sur le continent. Pour que cet argent ait un véritable impact, il est temps qu’un pays fragile comme la Somalie devienne un partenaire à part entière et ne soit plus traitée en vassal.
Certes, mais vu d’Europe, la Somalie jouit d’une très mauvaise réputation à cause de la mainmise des shebabs sur le pays, alors qu’elle regorge de richesses. Comment changer ce narratif ?
Effectivement, la Somalie regorge de richesses et occupe une position stratégique entre Djibouti, l’Ethiopie et le Kenya. Tout y est abondant et ne demande qu’à être développé : la ressource halieutique, l’eau, l’air, le soleil qui sont autant de ressources infinies pour de l’énergie verte à moindre coût. Des plages magnifiques, dignes de celles des Maldives, ou devrait pouvoir s’implanter un tourisme local et international florissant. Le défi sécuritaire est réel, mais justement il ne faut pas laisser le pays aux mains des Shebabs qui nous terrorisent depuis des décennies et représentent un vrai danger pour l’ensemble de la région et au-delà. Je crois davantage en l’impact de la diaspora pour faire évoluer le pays. Les Européens, de leur côté, devraient avoir une vision moins à courte vue et réaliser que c’est eux qui ont besoin de la Somalie plus que la Somalie n’a besoin d’eux.
Ce combat contre la corruption, vous en avez fait le credo de la campagne présidentielle que vous avez menée en Somalie en 2020, avant de vous retirer. Est-ce votre façon à vous de vous démarquer politiquement ?
Je déteste la politique mais, malheureusement, c’est le seul moyen de faire bouger les choses ! Si je me suis retiré avant les Présidentielles de 2021 en Somalie, c’est parce que les conditions pour voter et se faire élire dignement dans cette élection n’étaient pas réunies. L’achat des consciences continue à être encouragé et il est généralisé. Quand je vois tout l’argent qui est dépensé pour notre sécurité et qui disparait pour alimenter une corruption orchestrée au plus haut niveau de l’Etat, avec parfois la complicité des bailleurs de fonds, cela me donne encore plus envie d’y mettre fin par tous les moyens. C’est pourquoi j’ai décidé d’être à nouveau candidat en 2026 en m’employant, pour commencer, à pourfendre les corrupteurs.
Donc, vous êtes décidé à continuer votre combat quoi qu’il en coûte ?
Etre un lanceur d’alerte n’est pas une position confortable, croyez-moi ! Moi et ma famille avons été menacés à plusieurs reprises et jusque dans notre propre maison. Heureusement, la sécurité, c’est mon business… Cela dit, pour répondre à votre question, oui je continuerai à me battre, sur ce dossier en particulier. Même si cela devait durer vingt ans et qu’il m’arrivait quelque chose entre temps, mes enfants prendraient la relève.