Qu’est ce que l’autocrate Kaci Saïd est différent de Habib Bourguiba. L’auteur de la théorie du grand remplacement des tunisiens blancs, arabes et musulmans par les subsahariens vient d’opérer une cassure profonde entre son pays, l’antique Ifriqia, et une Union Africaine dont, l’on s’en souvient, son illustre devancier fut l’un des chefs d’orchestre.
C’est que, entre Kaci Saïed et Habib Bourguiba, il y a un gouffre aussi profond que le déclassement du plus petit pays du Maghreb entre 2011 et 2023. Parvenu au sommet de l’Etat à la faveur de plusieurs filtres de méritocratie qui, naguère, sélectionnaient les élites, le père de l’indépendance avait eu le temps d’embrasser la dimension africaine et méditerranéenne de son pays et d’assimiler les trois ismes (panafricanisme, panarabisme et panislamisme) constitutifs de l’identité tunisienne.
Le continent se souvient de Bourguiba l’africain et le titre de Combattant Suprême à lui attribué par l’Institut Mandela en 2017, à titre posthume, exprime la grande différence entre les élites tunisiennes avant gardistes et tiers mondistes d’hier et l’étonnant confetti d’aujourd’hui constitué d’un concentré de leaders tentés par une sorte d’islamo-fascisme qui va à l’encontre des intérêts stratégiques d’un pays où les cliniques, les écoles, les universités et les entreprises espèrent en l’Afrique trouver une échappatoire à la crise qui les ronge depuis une décennie.
A l’inverse de Bourguiba l’africaniste, Kaci Saïd porté au pouvoir par le populisme d’une Tunisie post révolutionnaire à la dérive avant de verrouiller les institutions à son avantage en suspendant le parlement en juillet 2021, s’est hissé au sommet de la hiérarchie par l’exaltation du sentiment national à outrance. Les hordes de migrants clandestins » associées à ses yeux à un « plan criminel » visant à « modifier la composition démographique » du pays en rupture avec son « appartenance arabo-islamique », rappellent étrangement Éric Zemmour, candidat aux dernières présidentielles françaises.
Si le chef du Néo -Destour avait libéré la femme tunisienne des entraves socio-culturelles typiques du monde arabe, le nouvel homme fort de l’ancienne province romaine, a réveillé les bas instincts de la foule en tirant sur la corde du racisme.
Le pogrom anti-noir qui se déroule aujourd’hui dans ce pays autrefois modèle exige de l’Union Africaine une réponse structurée sans passion et sans flammes. Au delà de la mobilisation des fonds pour le rapatriement des leurs, les pays africains doivent surtout se livrer à une profonde introspection sur l’utilité d’une organisation qui ne permet pas aux citoyens, 60 ans après sa création, de jouir de la liberté de circuler et de s’établir où ils veulent. Quant aux tunisiens, ils doivent bien regretter les temps heureux du Bourguibisme voire, osons-le dire, la dictature scientifique du Benalisme économique lequel, à défaut de leur avoir accordé le droit du vote leur garantissait le droit du pain, l’ordre et la quiétude.
Qui aurait dit que douze ans après la révolution du Jasmin que ce pays longtemps “investment grade” dans l’échelle des agences de notation tomberait de Charybde en Scylla avec une notation financière en catégorie ultra spéculative et, une notation sociale , diplomatique et humaine qui donne une nouvelle fois raison à Tocqueville sur la propension de la démocratie à installer la médiocrité au sommet.
La Tunisie de mars 2023 expose à la face du monde l’exemple de la tyrannie d’une pseudo-majorité (l’on a relevé un taux d’abstention de 88% aux dernières législatives) au pouvoir et l’absence flagrante de la liberté intellectuelle.
En réalité, derrière ce discours du président maghrébin qui ferait passer le hongrois Viktor Orbán comme un parangon du vivre ensemble, se cache l’échec tragique d’une révolution partie de principes moraux justes et de frustrations économiques légitimes. Osons le dire, le printemps arabe a brisé les fondements de l’administration tunisienne et vilipendé ses acquis sociaux.
Avec la chasse aux noirs décrétée par la voix la plus officielle et relayée par des foules décomplexées, l’on en oublie que ce pays, alors colonie turque, avait aboli l’esclavage en 1841 bien avant la France. Certes, en dépit de cette précocité, un voile de pudeur a toujours recouvert la question de l’identité de ce peuple dont la composante noire, reléguée aux seconds rôles, est rarement représentée au sommet.
Au delà des indignations qui vont bon train, au delà du silence européen qui sous traite sa phobie anti-migratoire sur la rive sud de la Méditerranée, que cette malheureuse parenthèse tunisienne pousse l’Union Africaine à mettre à jour ses textes. Y en a marre des traités signés et non appliqués.