Par *Mamadou Séne.
Je viens de refermer le livre de Paul Derreumaux, La Saga Bank of Africa. Je l’ai lu avec beaucoup d’intérêt et d’avidité. Avec intérêt, parce que Paul Derreumaux, jetant cette fois-ci aux orties son légendaire culte du secret, livre aux lecteurs, des origines jusqu’en 2010, année où il passe le relais à la Banque Marocaine du Commerce Extérieur (BMCE), dans le détail et avec clarté et précision, les visions, les stratégies, les politiques, les plans d’actions et les résultats de Bank of Africa, qui sont presque toujours au-delà des espérances. Avec avidité, parce qu’il a su tout du long du livre donner, dans le fond, un texte riche, dense et fourmillant d’informations ; dans la forme, le style, toujours tonique et roboratif, tient en haleine le lecteur. Mais à cet égard, je ne suis pas surpris, l’obsession de la clarté et de la précision de Paul Derreumaux ne m’est pas inconnue ; l’homme goûte peu à l’imprécision et l’à-peu-près. La qualité de son écriture ne m’est pas étrangère ; Paul Derreumaux aime écrire et sait écrire.
Lorsque j’ai refermé La Saga Bank of Africa, je me suis demandé dans quel rayon de ma bibliothèque je vais le ranger. Sa place, est-elle parmi ceux traitant de la banque et de la finance ? ceux des grands mémorialistes ? ceux portant surl’histoire de l’entreprise ? ceux relatifs à l’entreprenariat ? ceux ayant trait à la sociologie des organisations ? pour ma part, je suis convaincu que l’ouvrage de Paul Derreumaux est tous ces livres. En cela réside une de ses particularités.
Ce livre est évidemment un ouvrage de banque et finance. Il est écrit par un banquier d’élite, à la fois entrepreneur et manager, qui a conçu, bâti et dirigé un groupe bancaire s’étendant de Dakar à Djibouti et Tananarive. Les théoriciens et les praticiens de la banque et de la finance, les étudiants, ainsi que tous ceux qui s’intéressent à l’activité bancaire y trouveront les informations et les analyses qui enrichiront leurs réflexions éclaireront leurs actions. Ils découvrirontcomment d’une petite banque de détail née dans un des pays les plus pauvres du monde, le Mali, on est arrivé une vingtaine d’années plus tard à un groupe bancaire global, grâce à l’ambition d’hommes et de femmes menés par Paul Derreumaux et ayant pour seul viatique leur courage et leur foi en eux et en l’Afrique ; un groupe bancaire global impliqué dans divers métiers de la finance : banque, assurance, bourse, institutions de financement du développement etc.
Ce livre constitue sans conteste les mémoires de Paul Derreumaux ou une partie importante de ses futurs mémoires, si on entend par mémoires le récit de tout ou partie de la vie publique ou privée de celui qui les écrit, l’évocation de souvenirs et d’évènements marquants de cette vie, ainsi quel’analyse et l’interprétation qu’il en fait lui-même. A ce titre, La Saga Bank of Africa, peut et doit être rangée parmi les quelques mémoires de grands banquiers. Dans La Saga Bank of Africa, on découvre à la fois Paul Derreumaux le banquier et Paul Derreumaux l’homme. Armé de son intelligence, de sa capacité de travail hors du commun, de la confiance sans réserve de ses actionnaires et de l’engagement de ses collaborateurs, le banquier nous montre, comment, à la fois architecte et maçon — comme il se voit lui-même — il poseméthodiquement brique après brique l’édifice de ce qui sera vingt ans plus tard un grand groupe panafricain. Au même moment, l’homme, qui se rêvait haut-fonctionnaire français et qui devient jeune coopérant dans les cabinets ministériels ivoiriens des années 1970, se mue en banquier à succès. L’homme, tel qu’il nous apparaît dans le livre et tel qu’il est réellement, n’est ni démonstratif, ni expansif, il est peu bavard. Les gens du Nord le sont peu. Il est également sérieux, appliqué et même un brin perfectionniste. Il ne manque pas de talent. Il est aussi attaché aux détails qu’à l’essentiel. Pour lui, l’attention ne se partage pas, elle est sur tout, le détail et l’essentiel. Il est pur esprit analytique et croit à la force de l’argumentation. Ces traits de caractère expliquent sans doute en partie son style de management, tel qu’il apparaît de la narration qu’il fait tout au long du livre : un style de management directif, peut-être même quelque peu autoritaire, reposant sur sa forte implication personnelle, son ascendantsur ses collègues administrateurs, son autorité sur les dirigeants des banques, sa compétence technique incontestée, sa capacité à décider clairement et fermement au bon moment et in fine sur des résultats financiers dépassant toutes les espérances. Chez lui, tout est cadenassé, mais eu égard à la faiblesse des moyens et au niveau élevé des ambitions, y avait-il moyen de faire autrement ? Il ne le croit pas et les faits, c’est-à-dire les résultats atteints avec si peu de moyens et en si peu de temps, semblent lui donner raison.
Ce livre est également un ouvrage d’histoire de l’entreprise, parce qu’il y est question du groupe Bank of Africa, sur une période allant, à partir de 1979, des premières réunions préparatoires à la création effective de la première entité du groupe en 1982, à la date à laquelle le groupe est passé sous le giron de la BMCE en 2010. Paul Derreumaux nous raconte l’histoire du groupe Bank of Africa, avec talent, précision et objectivité, autant qu’il puisse en avoir en sa qualité de principal dirigeant. Cette narration embrasse divers domaines : les visites des communautés Soninké dans les foyers de la région parisienne par le trio formé par l’ancien ministreivoirien du Président Félix Houphouët-Boigny, Mohamed Tiécoura Diawara, le grand notable et commerçant Soninké, Boureima Sylla et le scribe et expert, Paul Derreumaux, chargé de noter, analyser et synthétiser tout ce qui se dit et rendre opérationnel tout ce qui se décide ; la gestation et la naissance de BOA-MALI, première entité du Groupe ; les turbulences et secousses qu’elle a connues dès les premières années ; la création de BOA-BENIN, la naissance du Groupe et son expansion ininterrompue en Afrique ; sa sortie de sa zone de confort et l’exploration d’autres métiers de la finance ;son organisation et sa structuration ; le recours aux actionnaires institutionnels et les relations par moments tumultueuses avec l’un d’entre eux ; les coups de canif dans lemanagement directif ; la nécessaire recherche d’un partenaire bancaire stratégique.
Même écrite par un des acteurs de l’histoire et non par un universitaire ou un historien, cette part d’histoire de l’entreprise dans l’ouvrage est à mon avis l’une des plus importantes. Comme toute société ou toute communauté, les organisations en général et les entreprises en particulier ont une histoire et bien la connaître aide mieux construire le présent et le futur. Aujourd’hui et depuis plusieurs décennies, l’histoire de l’entreprise, la business history, joue un rôle central dans l’enseignement et la recherche en matière degestion dans les universités et business schools américaines. Il m’apparaît souhaitable qu’elle devienne également un centre d’intérêt dans les universités et écoles de gestion africaines.
Ce livre est évidemment un ouvrage sur l’entreprenariat, si on entend par entreprenariat le fait de concevoir soi-même une activité — en général, économique —, de la mettre en place et de la mener. Le professeur Howard Stevenson de Harvard Business School, qui a forgé le terme de entrepreneurship — entreprenariat — le définit comme « la poursuite d’une opportunité au-delà des ressources que vous contrôlez en ce moment ». Paul Derreumaux m’apparaît comme un entrepreneur accompli, à l’aune de l’une et l’autre définition. Si on sait de sa narration que l’idée de créer une banque au Mali et ensuite ailleurs en Afrique et de l’appeler Bank of Africa est du Ministre Mohamed Tiécoura Diawara, si la création effective de cette banque est aussi de lui, avec, d’une part, l’appui décisif de Boureima Sylla pour constituer l’actionnariat et le fonds de commerce et, d’autre part, la contribution technique et intellectuelle de Paul Derreumauxpour la mise en œuvre effective, on sait aussi que l’idée de création et la création effective d’une deuxième Bank of Africa au Bénin et de toutes les entités qui ont suivi sont de Paul Derreumaux ; et la conduite de l’ensemble également. Dans le livre, Paul Derreumaux nous raconte la création méticuleuse de chacune des entités du Groupe ; un véritable travail de bénédictin, mais aussi une véritable œuvred’entrepreneur avec une ambition folle, une énergie débordante, mais des ressources rares ! Cet ouvrage peut être une source d’inspiration pour tous les entrepreneurs du monde, petit ou grand, dans quelque secteur que ce soit.
La Saga Bank of Africa interpelle les spécialistes des sciences humaines, qui pourront se pencher sur les ressorts de la relation de confiance nouée entre un ancien Ministre du plan diplômé des meilleures universités françaises et plus familier des couloirs des institutions financières internationales que de ceux des foyers de travailleurs africains à Paris, un jeune français à la tête bien faite, mais ne découvrant l’Afrique que récemment et la diaspora Soninké de Côte d’Ivoire et d’Europe. La naissance originale de BOA-MALI n’a pas révélé tous ses secrets. La narration faite par Paul Derreumauxest une mine d’informations pour les spécialistes de ressources humaines.
Bref, La Saga Bank of Africa raconte une belle aventure industrielle et humaine. C’est l’histoire d’une banque et d’un homme. C’est la rencontre d’un homme avec un continent qui est devenu le sien ; un homme devenu banquier avec le succès que l’on connaît grâce à ses qualités intrinsèques, mais aussi grâce à une des ruses du destin et à la confiance que lui accorde Mohamed Tiécoura Diawara, ancien Ministre du Plan de Côte d’Ivoire de 1966 à 1977 et un des ministres les plus prestigieux du Président Félix Houphouët-Boigny.
En le refermant, me vient à l’esprit cette phrase de Antoine de Saint-Exupéry parlant des hommes dans Citadelle : « Force-les de bâtir ensemble une tour et tu les changeras en frères ». Sans aucun doute, Paul Derreumaux a entraîné, parfois avec vigueur, des hommes et des femmes à bâtir ensemble avec luiune tour, c’est Bank of Africa. Aujourd’hui, au bord du Djoliba où il passe une retraite active, il peut légitiment être fier d’avoir laissé sa trace dans le secteur bancaire et financier africain.
J’ai espoir que d’autres géants de la banque africaine raconteront aussi leur saga bancaire à l’Afrique et au monde, à la jeunesse d’Afrique en particulier, le moment venu, lorsqu’ils auront quitté leur harnais. Je pense notamment à Arnold Epke, Othman Benjelloun, Mohamed el-Kettani, Idrissa Nassa et à bien d’autres.
*Mamadou SENE est un ancien Directeur Général dans le groupe Bank of Africa. il est auteur de la “Banque expliquée à tous – Focus sur l’Afrique”, RB Edition.