Par Cedric MBENG, économiste et spécialiste des systèmes financiers et Mays MOUISSI, Analyste économique.
Les chamboulements macroéconomiques qu’ont connu les pays du G20 lors des trois dernières années affectent les conditions de marché pour les émetteurs émergents et frontières, notamment ceux d’Afrique Subsaharienne.
10 ans de politique monétaire accommodante au profit des pays développés
Les conditions d’accès aux financements sur les marchés financiers ont changé après plus d’une décennie de politiques monétaires ultra-accommodantes. En effet, c’est en réponse à la Grande Crise financière de 2008 que les principales banques centrales des pays industrialisés avaient adopté ces politiques, notamment l’assouplissement monétaire quantitatif (QE), pour éviter les faillites et les récessions. Le QE consiste pour la banque centrale à acheter massivement des obligations d’État ou d’autres actifs financiers (obligations d’entreprise, actions, etc.) afin d’injecter des liquidités dans l’économie pour relancer l’activité économique. Il a souvent été prescrit lorsque l’inflation était très faible et que les instruments de politique monétaire conventionnels étaient devenus inefficaces (trappe à la liquidité, Keynes). Le terme consacré pour désigner cet environnement financier était « the new normal ».
Une conséquence directe de cette politique dans les grands pays développés fut la réduction des rendements des obligations d’Etats et d’entreprises, pour atteindre des niveaux proches de zéro voire négatifs. Cette situation a poussé les investisseurs à chercher de meilleurs rendements dans les actifs des pays émergents et en développement, favorisant ainsi le recours aux eurobonds par les pays africains.
Alors que 2019 marquait la fin de ce cycle, la gestion de la situation induite par l’irruption de la pandémie du covid-19 en 2020 a favorisé la poursuite de ces politiques via une action coordonnée des banques centrales et des gouvernements afin de prévenir une forte augmentation des faillites. Des mesures budgétaires et monétaires furent prises pour contrer la dépression économique mondiale. C’est la crise engendrée par le Covid-19 qui est à l’origine de la dépression mondiale observée. L’Afrique a ainsi connu sa première récession économique depuis près de 25 ans.
L’année 2022 a été marquée par la fin de la période du « Quoi qu’il en coûte » qui aura en réalité duré plus de 10 ans. Les investisseurs affinent davantage leurs analyses sur le profil de risque des emprunteurs. Par conséquent, sur les marchés les plus avancés, la dynamique obligataire montre des disparités entre les pays industrialisés. Le rendement de l’obligation du trésor américain à 10 ans est passé de 0,57% en août 2020 à plus de 3,9% en mars 2023, le taux italien à 10 ans est 4,44%, celui de la France à 3,14% et le taux allemand à 2,65%. On assiste donc à une fragmentation financière en zone euro.
Par ailleurs, l’indice Bloomberg Barclays Global Negative Yielding Debt qui comptait 4500 obligations en 2021, n’en comptait plus que 100 en mai 2022, puis zéro obligation en janvier 2023. Sa valorisation qui avait atteint 19 mille milliards de dollars E.U en 2019 est désormais nulle depuis janvier 2023. En d’autres termes, il y a quelques mois encore, des détenteurs de capitaux acceptaient d’investir dans des titres qui avaient des rendements négatifs mais uniquement dans des marchés réputés plus sûrs. Cette situation où le créancier acceptait de recevoir à l’échéance de son prêt une somme inférieure à celle qu’il avait prêtée au départ a favorisé les pays les plus avancés et certaines de leurs entreprises, en Europe, au Japon, et en Amérique du Nord sur de longues maturités, allant de 10 ans à 50 ans. D’où une hausse vertigineuse des niveaux d’endettement. Depuis janvier 2023, la donne a changé. Les obligations à taux négatif à échéance ont quasiment disparu presque dix ans après leur apparition.
La dette des pays africains impactée
Ces changements de politiques monétaires ne seront pas sans conséquence pour les pays africains, notamment ceux qui ont recours aux marchés financiers occidentaux pour financer ou refinancer leur dette obligataire. Les gouvernements doivent désormais une part plus élevée de leurs revenus pour servir la dette.
D’abord parce que cette situation entraine une fuite de capitaux hors du continent depuis 2022. On parle de « flight to quality ». Cette tendance a vu une sortie de près de 100 milliards de dollars en dehors des marchés émergents. Cet assèchement de la liquidité a entraîné une hausse des primes de risques pour les pays concernés et dans certains cas cela a généré des effets boule de neige. Il apparaît que 60% des pays à revenus faibles sont aujourd’hui dans des situations de détresse en ce qui concerne leur niveau d’endettement (données FMI, Banque Mondiale, BAD). Aussi, si on se réfère aux données de la CNUCED (2022), le montant total des sorties nettes des investissements directs serait de l’ordre de 22,5 milliards de dollars E.U. pour l’ensemble des pays d’Afrique.
Outre ces comportements des investisseurs, il convient aussi de considérer les hausses des taux directeurs des banques centrales dans de nombreux pays africains pour lutter contre l’inflation (souvent importée) se traduisant par un resserrement des conditions d’emprunts sur les marchés locaux.
Enfin, les effets de la dépréciation de plusieurs monnaies et le renchérissement des coûts de financement sur les marchés internationaux sont déjà perceptibles. A fin juillet 2022, les primes de risque (spread) ont dépassé 4000 points de base (c’est-à-dire 40%) pour la Zambie, environ 3800 pdb en Ethiopie, plus de 3000 en Tunisie, et bien au-dessus des 1000 pdb pour le Ghana, le Kenya, l’Egypte, le Gabon, l’Angola, etc. Une situation qui engendre un risque de refinancement élevé pour ces économies.
Quelles solutions à court/moyen terme ?
Pour reprendre les propos de l’investisseur et homme d’affaire américain Warren Buffett, «c’est quand la mer se retire qu’on voit ceux qui se baignent sans maillot ». La résilience des Etats africains dans ce contexte de resserrement des conditions d’accès aux marchés d’une part et de hausse des coûts du crédit d’autre part sera fonction des politiques macroéconomiques qui ont été mises en place durant la dernière décennie, notamment en termes de politiques industrielles pour stimuler la production locale, de développement des marchés financiers domestiques ou régionaux, de politique d’endettement prudente et de gestion orthodoxe des finances publiques.
Dans ce nouveau contexte sur les marchés obligataires et pour mieux se prémunir des conséquences néfastes que pourraient engendrer sur leurs économies une charge de la dette trop élevée, les 5 actions suivantes peuvent-être envisagées par les Etats :
1) Accélérer les solutions de reprofilage et de restructurations de la dette obligataire publique afin d’en limiter la charge des proportions supportables par les finances publiques.
2) Mobiliser les crédits et les instruments de de-risking des partenaires au développement.
3) Accélérer les discussions pour la mise en place d’une facilité africaine de soutenabilité et liquidité à l’image du mécanisme européen de stabilité qui permettre de disposer enfin d’un instrument africain spécialisé en la matière.
4) Favoriser le renforcement des institutions régionales de développement (DTS, recapitalisation, etc.)
5) Densifier les marchés financiers locaux ou régionaux avec pour objectif d’avoir une proportion de plus en plus importante de la dette souveraine des pays d’Afrique détenue par les investisseurs locaux.
Un commentaire
Cet article n’est qu’une information et des explications sur des faits économiques, monétaires et financiers. Dans cette narration des faits, l’Afrique ne fait que subir les effets des politiques monétaires et des arbitrages sur l’orientation des choix de la gestion des portefeuilles. J’ai toujours défendu que les transactions, quelles qu’en soient leur ampleur, quelles que soient les moyens d’échanges et les stratégies utilisées, vont toujours ressembler plus à des scénarios improductifs tant qu’ils n’accouchent pas de valeur ajoutée palpable au niveau micro ou macroéconomique. Comment l’Afrique peut-elle tirer profits dans une configuration ou elle n’a d’emprise sur aucune variable du marché ? Les économistes africains devraient réfléchir sur des stratégies ou l’Afrique puisse d’abord disposer d’instruments, de politiques monétaires la permettant de participer activement et de pouvoir influer sur le cours des événements des sphère financiers et monétaires.