Tribune de Julien Barba et Hamidou Dramé, avocats, associés respectivement des cabinets Diamantis & Partners et de Guilex Avocats, spécialisés dans l’accompagnement des opérateurs miniers et énergéticiens sur le continent Africain, et tout particulièrement en République Démocratique du Congo et République de Guinée.
Jamais les obligations de contenu local en Afrique n’ont connu un tel succès et n’ont été d’une telle actualité. Cette effervescence tient en grande partie à la mise en œuvre ces dernières années d’obligations de contenu local désormais transectorielles, contraignantes et supervisées par une autorité de régulation, et non plus seulement incitatives et dispersées.
C’est en particulier le cas avec la République démocratique du Congo qui a posé, dès février 2017 (loi n°17-001 relative à la sous-traitance du 8 février 2017), le principe d’une sous-traitance – entendue au sens large – réservée aux « entreprises à capitaux congolais ». Ce faisant, elle a devancé la République de Guinée de quelques années, celle-ci s’étant dotée en septembre 2022 (loi n°2022-0010 portant contenu local du 22 septembre 2022) d’une loi relative au contenu local. Devancement tout relatif de la République Démocratique du Congo puisque certains textes d’application fondamentaux n’ont commencé à être publiés qu’à partir de 2020, soit 3 ans après la publication de la loi.
C’est là en effet un phénomène très (trop) répandu que de voir l’application d’une loi être retardée de plusieurs années, ou devenir caduque, faute de ses textes d’application. On dit alors que « le décret tient la loi en l’état », ce qui n’est pas sans poser de problèmes dans l’analyse et l’interprétation des lois sur le contenu local.
(i) Sur l’approche du législateur dans le choix de l’instrument juridique
On relève une différence d’approche entre la République démocratique du Congo, dotée d’un régime sur le contenu local inscrite de manière incidente dans une loi relative, non pas au contenu local, mais à la sous-traitance, et la République de Guinée, dotée au contraire d’un dispositif législatif complet et cohérent.
En République de Guinée, le législateur a fait le choix de recourir à une loi spécifique sur le contenu local dont les obligations étaient auparavant dispersées dans le code pétrolier, le code minier et un décret de 2019 relatif au contenu local pour les projets publics et privés. La loi guinéenne sur le contenu local vient donc généraliser les obligations relatives au contenu local et harmoniser le cadre légal à la fois pour les projets publics et les projets privés quel que soit le secteur d’activité.
En République démocratique du Congo, le législateur a été minimaliste en insérant au détour d’un article le principe de l’obligation de contenu local, laissant au pouvoir réglementaire l’immense effort d’élaborer les textes d’application nécessaires – quitte à le laisser parfois empiéter illégalement sur la compétence du législateur.
Cette différence d’approche entre deux grands pays de culture civiliste se distingue de l’approche remarquablement uniformisée des pays membres du commonwealth dans la rédaction de leurs lois et régulations (Ghana, Tanzanie et Nigéria ont des textes sur le contenu local très similaires). Cela tient certainement au fait que ces pays bénéficient d’une culture plus élaborée de la légistique et d’organismes dont la vocation première est la rédaction des textes normatifs, comme l’office of the Chief Parliementary Counsel Tanzanien ou le Directorate of Legislative Drafting Nigérian (bâtis sur le modèle de l’Office of the Parliementary Counsel anglais).
Le Secrétariat Général du Gouvernement (en République de Guinée) ou la Commission des Lois rattachée à la Primature (en RDC) n’assument que très partiellement ce rôle (essentiellement de « toilettage »), la rédaction initiale des textes juridiques restant le fait des différents ministères et de leurs départements juridiques, lorsqu’elle n’est pas sous-traitée à des consultants privés pour des raisons de célérité.
(ii) Le risque d’entrée en vigueur différée du dispositif relatif au contenu local
L’entrée en vigueur d’un texte détermine la date à partir de laquelle la norme sera à la fois opposable aux administrés et invocable par eux comme par l’administration. Le principe est que la date d’entrée en vigueur d’une loi ou d’un acte administratif est fixée par le texte lui-même ou, à défaut, pour la République démocratique du Congo au 30e jour suivant publication au journal officiel et, pour la République de Guinée, au lendemain de la publication au journal officiel.
Cependant, indépendamment de dispositions d’entrée en vigueur particulières, certaines dispositions d’une loi ou d’un acte réglementaire (plus rarement) peuvent ne pas pouvoir entrer en vigueur, faute des textes d’application qui lui sont nécessaires. Or, rappelons qu’en République démocratique du Congo comme en République de Guinée, c’est le Premier Ministre (conjointement avec le Président de la République en République de Guinée) qui doit assurer l’exécution des lois et qui dispose pour ce faire du pouvoir réglementaire.
Le retard ou l’absence des textes d’application ne manque hélas pas de se produire quelques soient les pays. Ces pratiques nuisent à la cohérence d’une réglementation, sa mise en œuvre et son efficacité. Cela engendre des situations juridiques confuses et il est fréquent qu’une législation nouvelle n’entre que pour partie en vigueur et doive se combiner avec la législation ancienne dans des conditions imprévisibles. Elles peuvent parfois même conduire au maintien d’une réglementation pourtant abrogée.
En l’absence de lignes directrices claires, il incombe donc aux opérateurs et à leurs conseils juridiques d’opérer cette appréciation fastidieuse, disposition par disposition, dans un climat d’insécurité juridique.
Par exemple, entrée en vigueur dès février 2017, la loi sur la sous-traitance de la République démocratique du Congo a vu certaines de ses dispositions entrer en vigueur de manière différée dans l’attente de la publication des textes d’application nécessaires. La publication de ces textes s’est étalée sur plusieurs années (l’arrêté relatif aux modalités de gestion des dérogations ayant été publié le 15 janvier 2021 seulement). Certains de ces textes, pourtant rédigés et signés dans un délai raisonnable, n’ont été publiés au journal officiel que plusieurs années après (tel celui sur la création de l’ARSP, les modalités liées à la mise en œuvre des sanctions ou celui sur les conditions de mise en œuvre de la loi).
La question se pose également pour la loi sur le contenu local de la République de Guinée : récemment publiée, elle contient plus de 7 renvois à des textes d’application, sans compter les dispositions que pourrait prendre le pouvoir exécutif, en dehors de ces habilitations législatives, sur la base de son pouvoir réglementaire autonome. A ce jour, aucun de ces textes d’application n’a été signé – ce qui n’est pas étonnant compte tenu du caractère récent de la loi -, et même si on peut noter les déclarations des hautes autorités du pays pour la publication rapide des textes d’application. La question de l’entrée en vigueur de certaines de ses obligations se pose aussi : par exemple, l’obligation pour les opérateurs économiques de s’approvisionner en biens et services guinéens peut-elle être considérée comme leur étant opposable, alors que la liste de biens et services concernés n’a pas fait l’objet de l’arrêté du ministre prévu par la loi. Qu’en est-il également de l’entrée en vigueur des sanctions fixées à l’article 28, et dont la disposition renvoi aux textes d’application ? Si celle-ci est suffisamment claire et précise, et même en présence d’un renvoi à un texte d’application, elle pourrait être considérée comme entrée en vigueur.
(iii) Le risque de conflit du dispositif relatif au contenu local avec les normes supérieures
Aussi, une fois publiés, il est possible que certaines des dispositions d’application de nature réglementaire ne respectent pas la règle de droit fixée par la loi, la constitution ou toute autre norme de valeur supérieure, posant de fait la question de leur légalité.
Si de nombreux juristes ont souligné la potentielle illégalité de ces obligations de contenu local au regard des règles constitutionnelles ou internationales, ces normes sur le contenu local bénéficient d’une présomption de légalité et n’en constituent pas moins le droit en vigueur de ces Etats, tant qu’elles n’ont pas été retirées, abrogées ou annulées.
En outre, passé le délai de recours contentieux, les textes d’application deviennent définitifs et leur illégalité ne peut être excipée qu’à l’occasion de l’exécution d’une mesure prise pour son application.
Par exemple, en République démocratique du Congo, l’ajout au niveau réglementaire d’une dérogation sans limite de temps – par arrêté ministériel – qui n’était pas prévue par la loi, norme hiérarchiquement supérieure, pose la question de sa légalité. Il en est de même pour le principe d‘une imposition fixée par l’exécutif congolais à 1,2% sur le montant facturé de chaque contrat de sous-traitance qui semble contrevenir à la règle fixée par la constitution qui la réserve expressément au législateur.
A cet égard, la République de Guinée, en fixant au niveau de la loi l’ensemble du dispositif relatif au contenu local, semble ainsi s’épargner le problème de contrariété avec les normes inférieures quitte à empiéter sur le pouvoir réglementaire, ce qui n’est ni illégal ni inconstitutionnel. Cela a le mérite de la lisibilité et contribue, parfois, à accélérer l’entrée en vigueur d’un dispositif en se passant des textes d’application.
Nous ne mentionnerons pas ici les risques de conflit avec les normes équivalentes (lois ordinaires) et les normes inférieures (contrats) des lois sur le contenu local, qui nécessitent elles aussi un examen juridique précis et un travail de conformité de la part des opérateurs.
(iv) L‘effectivité et la dissuasion des sanctions envisagées
Enfin, l’effectivité d‘une norme dépend généralement de l’existence et la nature des sanctions que la violation de cette norme peut déclencher. Il faut que cette norme fixe les éléments constitutifs de l’infraction en des termes clairs et précis, pour exclure l’arbitraire, même pour des sanctions administratives.
Pour le cas de la République démocratique du Congo, il est prévu trois (3) sanctions, deux d’ordre administratif et une d’ordre civil : une amende comprise entre 22 000 et 70 000 euros environ, une fermeture administrative et la nullité de contrat de sous-traitance en infraction. Toutefois, ces sanctions ont été fortement modulées par le pouvoir réglementaire en 2020, qui en a dessaisi l’ARSP au profit des agents de police judiciaire, à tel point qu’il est permis de se demander si ces sanctions seront réellement dissuasives voire effectives. Si un tel dessaisissement au profit d’une autorité de police est une garantie de sécurité, elle annule l’avantage de la sanction administrative qui réside dans le fait que la constatation de l’infraction, la poursuite et la sanction sont entre les mains de l’autorité indépendante, autorité la mieux à même de constater la violation contractuelle (à titre d’exemple, les agents assermentés de l’Autorité de Régulation de l’Electricité de la RDC ont le droit de procéder à la recherche et la constatation d’infractions à la loi sur l’électricité).
La loi sur le contenu local en République de Guinée, dans l’attente des textes d’application fixant les modalités pratiques, ne donne qu‘à ce stade que les grandes catégories de sanction, qui se répartissent entre sanctions administratives et civiles (sans préjudice évidemment des peines pénales déjà existantes) : amendes, résiliation du contrat, retrait du permis/autorisation/licence, refus du renouvellement du permis/autorisation/licence voire même suspension de tout projet d’une durée de 2 à 5 ans et suspension définitive en cas de récidive. Cette dernière sanction, très lourde pour un opérateur, doit être déterminée par un texte d’application pour entrer effectivement en vigueur. Cette sanction devra être appropriée à l’infraction et réservée à ceux qui fraudent volontairement, afin qu’elle ne paraisse pas disproportionnée et n’encoure pas l’annulation ou la reformation par le juge dans le cadre d’un recours pour excès de pouvoir ou d’un recours plein contentieux. Il ressort de la loi que seule la sanction pécuniaire est la seule sanction que puisse infliger l’ARCCL, les autres sanctions devant être prononcée par des autorités distinctes, ce qui pose là aussi la question de l’effectivité de ces sanctions.
En tout état de cause, ces sanctions de nature administratives infligées au titre de la réglementation congolaise ou guinéenne pourront faire l’objet d’une contestation devant les juridictions compétentes. En outre, rien ne semble s’opposer à ce que les sanctions frappent simultanément les deux cocontractants, tous deux passibles de la violation de la loi : l’entreprise principale et le sous-traitant. La question du cumul de sanction mérite aussi d’être posée le moment venu.
Ces éléments constituent autant de points d’attention dont doivent se saisir les opérateurs dans l’examen et dans l’application de la loi sur le contenu local.