« L’Afrique a besoin de plus de liquidités moins chères pour suppléer les ressources des marchés devenues inaccessibles et pour financer son développement »
La question de l’endettement des pays africains, notamment les taux pratiqués sur ces derniers, ont largement occupé les débats lors du week-end annuel organisé par la Fondation Mo Ibrahim, du 28 au 30 avril 2023 à Nairobi, au Kenya. A l’instar des autres pénalistes, l’ex-ministre de l’Economie, du Plan et de la Coopération du Sénégal, Amadou Hott, par ailleurs Envoyé spécial du président de la Banque africaine de développement (BAD) pour l’Alliance pour l’infrastructure verte en Afrique, s’est penché sur la question du mode de financement des économies africaines.
Dans cet entretien accordé à Financial Afrik, M. Hott aborde le sujet, notamment les Droits de tirage spéciaux, mais aussi le financement de l’initiative dont il est le champion mondial.
Pour rappel, l’économiste et banquier d’affaires sénégalais a été ministre dans le quatrième gouvernement de Macky Sall d’avril 2019 à septembre 2022. Il a occupé, auparavant, le poste de vice-président du Complexe de l’énergie, de la croissance verte et du changement climatique de la BAD de novembre 2016 jusqu’à sa nomination au gouvernement. La carrière d’Amadou Hott s’étend sur plus de 20 ans dans des domaines tels que le financement structuré, la gestion de fonds souverains, la banque d’investissement, la collecte de fonds, les infrastructures et le développement de solutions énergétiques intégrées.
Propose recueillis à Nairobi par Amadjiguene Ndoye
Pouvez-vous revenir sur votre participation à ce week-end annuel de la Fondation Mo Ibrahim ?
Le Mo Ibrahim Governance Weekend est une plateforme unique qui regroupe les acteurs africains, décideurs publics ou privés, ceux des pays partenaires, des personnalités de la société civile, sans oublier les dirigeants des banques de développement et des fonds d’investissement pour se pencher sur les sujets cruciaux pour le continent. Pour moi, il était important de participer à ce forum pour faire la promotion de l’Alliance pour l’infrastructure verte en Afrique (AGIA) auprès des partenaires présents mais aussi, pour partager mon expérience et mon point de vue en tant qu’ancien ministre de l’Economie, du Plan et de la Coopération du Sénégal, ayant traité avec pratiquement tous les bailleurs internationaux, le secteur privé ainsi que des fondations, sur les questions abordées.
C’était ainsi une bonne opportunité de contribuer aux débats sur les sujets cruciaux qui ont été soulevés, notamment le financement des économies africaines, la place de l’Afrique dans le monde, sa voix dans le système de gouvernance mondiale et la réforme du système multilatéral. Il s’agissait également pour moi de rencontrer les acteurs majeurs sur les questions de climat et du financement des infrastructures vertes, notamment sur le continent, afin d’avancer dans nos discussions concernant l’AGIA que nous avons commencées, pour la plupart, depuis ma nomination auprès du président Adesina pour cette initiative visant à mobiliser 500 millions de dollars pour accélérer la préparation et le développement d’un portefeuille de 10 milliards de dollars de projets d’infrastructures vertes et bancables sur le continent. Une partie de ces ressources, soit 100 millions de dollars en dons, sera destinée à la préparation de projets et les 400 millions de dollars restants au développement de projets et sous forme de financements mixtes.
Cet événement s’est tenu dans un contexte où le continent fait face à beaucoup de crises, avec notamment les conséquences de la pandémie de la Covid-19, la guerre en Ukraine, l’inflation, l’augmentation brusque et sévère des taux d’intérêt sur le marché financier mondial et évidemment le changement climatique. Il est important de reconnaître que le continent n’a pas contribué au déclenchement de ces crises. Cependant, nos États ont dû faire beaucoup d’efforts, avec le soutien de la communauté internationale, pour les atténuer et faire face à leurs conséquences néfastes sur les ménages, les entreprises et l’économie de manière générale. Toutefois, ces efforts sont limités par le manque d’accès à de la liquidité abordable, contrairement aux pays développés qui ont pu dépenser des trillions de dollars pour faire face à la Covid-19, soutenir l’Ukraine et financer leurs efforts pour la transition verte.
Quelle a été votre réflexion personnelle, en tant qu’ex-ministre sénégalais, économiste, financier et spécialiste du développement lors de ces débats ?
Cinq points sont essentiels à mon avis pour la poursuite des efforts de nos pays, notamment l’accélération des réformes en cours pour significativement augmenter la mobilisation de ressources internes et pour faciliter davantage l’investissement privé domestique, notamment l’entrepreneuriat avec les investissements directs étrangers (IDE) même si le contexte actuel de hausse généralisée des taux d’intérêt, est un obstacle. Nous devons compter d’abord sur nous-mêmes et l’ambition est de ne plus, à l’avenir, avoir besoin du concours financier de nos partenaires en allant sur les marchés régionaux et mondiaux comme eux. D’ailleurs, l’augmentation de capital récente de la BOAD, arrivée à point nommé, est à saluer car elle permet d’appuyer davantage, en monnaie locale, les pays de la zone UEMOA et leurs entreprises. Aussi une meilleure valorisation des actifs des États leur permettrait également de générer plus de revenus, la réallocation des Droits de tirages spéciaux (DTS) des pays riches aux pays africains conformément aux engagements, la révision des règles de quotas du Fonds monétaire international (FMI) pour permettre à l’Afrique d’avoir rapidement accès à de la liquidité pendant les crises, le renforcement de la place de l’Afrique dans le système de gouvernance mondiale, notamment celle des institutions de Bretton Woods et la bonne prise en compte des préoccupations de l’Afrique et de ses besoins dans les discussions en cours pour la réforme du système financier mondial avec plus d’équité dans la notation de nos pays et de nos entreprises ainsi que dans la transposition de cette notation en prime de risque car souvent, les pays africains payent plus pour la même notation qu’un pays dans d’autres régions du monde. Aussi est- il important de s’assurer que cette réforme conduise à une augmentation des ressources concessionnelles et semi-concessionnelles disponibles pour les pays à revenu faible et même pour les pays à revenu moyen pour leurs projets de biens publics mondiaux.
Concernant les DTS, lors du Sommet de Paris sur le financement des économies africaines en juin 2021, organisé par la France et coparrainé par les présidents Macky Sall et Emmanuel Macron, les discussions avaient permis de s’accorder sur le principe d’une réallocation des DTS des pays riches aux pays pauvres. Par la suite, les pays du G20 ont accepté de réallouer au minimum 20% de leurs DTS. Nous saluons cet effort important de nos partenaires même s’il est possible, pour eux tous, de suivre les exemples de certains pays qui se sont engagés sur 30 à 40% de leurs DTS même si d’autres n’ont pas encore atteint les 20% promis.
Pour rappel, c’était dans le contexte de la crise de la Covid-19 et de la relance des économies africaines que les leaders du continent et certains leaders internationaux ont mené un plaidoyer fort pour l’émission de DTS par le FMI afin de permettre notamment à l’Afrique d’avoir de la liquidité concessionnelle pour faire face aux défis de l’époque. Ainsi, un montant de 650 milliards de dollars avait été approuvé, dont 33 milliards de dollars pour l’Afrique qui en avait le plus besoin, soit environ 5% du montant global du fait de son quota au FMI. Compte tenu de cette faible part pour le continent, nous avions convenu avec nos partenaires du G20 de procéder à une réallocation d’une part de leurs DTS aux pays africains, à travers les facilité du FMI : la PRGT (Poverty Reduction and Growth Trust) dédiée aux pays les plus pauvres et la RST (Resilience and Sustainaibility Trust) nouvellement créée pour contribuer à financer, avec des conditions intéressantes, la riposte du continent face aux défis sur le long terme, en particulier la résilience climatique de nos pays, notamment leur adaptation aux changements climatiques et la transition verte dans les différents secteurs économiques.
« Ce n’est pas juste que l’on utilise nos ressources pour payer des intérêts élevés au détriment d’investissements sociaux ou dans les infrastructures dont nous avons tant besoin. »
Initialement, l’objectif de cette réallocation était principalement de permettre que les 33 milliards de dollars de l’Afrique deviennent 100 milliards de dollars. Aujourd’hui, la RST a été étendue aux pays en développement dans les autres régions du monde, notamment les Caraïbes, l’Amérique Latine et l’Asie. Ceci réduit encore la part de l’Afrique à moins que nos partenaires augmentent leur niveau de réallocation à l’instar du Japon, de la Chine et de la France. Or, sur ces engagements, le FMI a reçu des confirmations pour moins de la moitié. A ce jour, près de deux ans après le sommet, seul le Rwanda a reçu 319 millions de dollars. Un travail colossal est train d’être effectué à tous les niveaux, notamment au FMI pour s’assurer que d’ici la fin de l’année, d’autres pays africains recevront des financements à partir de ces facilités et que tous les pays qui s’étaient engagés contribueront effectivement, d’une manière ou d’une autre, à hauteur de leurs engagements, voire plus idéalement. Quoi qu’il en soit, il y a urgence et le Sommet de Paris de juin prochain pourrait permettre d’accélérer les choses.
Est-ce assez pour l’Afrique ?
Ce n’était pas assez, l’Afrique a besoin de plus de ressources. Comme je l’indiquais, ces décisions ont été prises dans le contexte de la crise de la Covid-19. A l’époque, le FMI estimait à 285 milliards de dollars nos besoins de financements supplémentaires sur la période 2021 – 2025 pour renforcer nos réponses à la pandémie. Depuis, la guerre en Ukraine a entraîné une forte inflation dans tous les pays du monde, provoquant la dévalorisation de certaines monnaies africaines et le creusement du déficit budgétaire dans plusieurs États. En particulier, les taux d’intérêt sur les marchés financiers ont explosé. A titre d’exemple, le taux de référence pratiqué par les banques pour se refinancer sur les marchés internationaux en dollars sur 6 mois, est passé de 0,3% au mois de mai 2022 à 4,8% aujourd’hui, pratiquement de 0% à presque 5%. Dans la foulée, la prime de risque a également augmenté pour certains pays. C’est un gros problème pour nos pays qui sont obligés de consommer de l’espace budgétaire pour faire face à cette augmentation des taux d’intérêts et par conséquent, ont moins de ressources pour d’autres dépenses prioritaires. Par ailleurs, le marché des capitaux s’est refermé pour certains pays, et pour ceux qui y ont toujours accès, les taux prohibitifs appliqués les dissuadent de choisir cette option.
C’est pour cela qu’il est important que le système multilatéral puisse mettre à la disposition de nos États des financements plus abordables d’autant plus que l’Afrique n’est encore une fois pas responsable de ces différentes crises. Ce n’est donc pas juste que l’on utilise nos ressources pour payer des intérêts élevés au détriment d’investissements sociaux ou dans les infrastructures dont nous avons tant besoin. Les pays du G20 devraient donc revoir à la hausse leurs réallocations de DTS au profit de l’Afrique sachant que c’est sans impact sur leurs déficits. Mais surtout, il est plus qu’urgent qu’ils mettent en œuvre leurs engagements déjà pris sur la réallocation de leurs DTS et que le FMI puisse les décaisser rapidement au profit de nos pays. Il est également important que cette réallocation se fasse, en partie, à travers les banques de développement, notamment régionales, pour qu’elles puissent augmenter leur capacité de se financer sur les marchés internationaux à des taux plus faibles grâce à leur notation et qu’elles prêtent, en retour, cet argent aux pays africains à des termes moins onéreux sur les bonnes maturités.
C’est un fort plaidoyer du président de la BAD, Dr. Akinwumi Adesina. La banque a effectué un travail colossal pour démontrer que si elle reçoit les DTS venant des pays riches, elle pourra lever 3 à 4 fois plus de ressources sur les marchés et prêter à des taux intéressants aux pays membres tout en maintenant le statut de réserve de change des DTS. Ainsi, au lieu que nos États aillent s’endetter à hauteur de 10 ou 12% sur le marché financier international en dollar ou en euro, la BAD pourra, par exemple, leur prêter à des taux beaucoup plus intéressants sur les maturités requises. La BAD pourra également mettre à la disposition de certaines de nos banques régionales de développement des ressources leur permettant aussi de faire des prêts en monnaie locale et à des taux avantageux.
« Il est important d’attirer davantage d’investissements privés sur le continent, en particulier dans les infrastructures vertes. »
Il me semble que c’est cela l’urgence concernant les DTS même si émettre, en parallèle, de nouveaux DTS pourrait aider l’Afrique et surtout les pays qui ont vu leurs réserves de change se réduire drastiquement, quand bien même la part du continent ne serait que 5% du montant alloué. Évidemment, il faut réformer le système des quotas, mais cela prendra un peu plus de temps car tous les pays membres du FMI vont devoir valider cette réforme. Toutefois, il faut en décider dès à présent et entamer les discussions.
Qu’est-ce que ces réallocations représentent pour l’Afrique
Initialement, l’Afrique devait recevoir 67 milliards de dollars en réallocation, en plus des 33 milliards de dollars déjà reçus pour atteindre les 100 milliards de dollars promis. Mais aujourd’hui, même si on est à presque 100 milliards de dollars en promesse, l’Afrique devra les partager avec les pays pauvres et les pays émergents des autres régions. Ainsi on sera loin des 67 milliards de dollars supplémentaires initialement prévus. Il serait donc opportun que nos partenaires augmentent leurs engagements de 20% de réallocation et surtout qu’il n’y a pratiquement pas d’impact budgétaire pour eux.
Comme je l’indiquais également, il est important d’utiliser la BAD comme levier de réallocation d’une partie de ces DTS, par exemple les ressources au-delà des 20%. Un effet de levier de 3 à 4 permettrait d’obtenir des ressources conséquentes, de surcroît sans que nos États aillent sur le marché des Eurobonds ou au niveau des banques commerciales s’endetter à des taux actuellement trop élevés.
Au-delà des DTS, il faudrait permettre au Fonds africain de développement (FAD) de la BAD d’aller sur les marchés financiers pour faire un effet de levier sur ses importants capitaux propres et sur les remboursements de principal à venir de ses emprunteurs. Aujourd’hui, la capacité d’intervention du FAD est limitée aux dons que les pays contributeurs mettent à sa disposition au bénéfice de nos pays à revenu faible. Compte tenu du bilan substantiel du FAD grâce aux dons qu’il a reçus depuis sa création, il peut facilement avoir une notation AAA et lever des ressources beaucoup plus importantes sur les marchés à des taux très intéressants et les mettre à disposition des pays à des taux presque similaires.
Enfin, il est important d’attirer davantage d’investissements privés sur le continent, en particulier dans les infrastructures vertes. C’est cela l’objet de l’alliance que la BAD, Africa50, l’Union africaine et d’autres partenaires ont lancé au mois de novembre 2022, lors de la COP27 et pour lequel le président de la BAD m’a nommé champion mondial pour aider à lever les fonds nécessaires qui permettront de développer un portefeuille de projets d’infrastructures vertes à hauteur de 10 milliards de dollars.
Où en est à ce jour le projet de l’Alliance pour des infrastructures vertes en Afrique en termes de mobilisation de fonds ?
Depuis que j’ai rejoint l’initiative, nous avons accéléré la promotion de ce projet auprès de différents partenaires en Afrique, dans le Moyen-Orient, en Europe, aux États-Unis et prochainement en Asie. Les partenaires comprennent le sens de cette initiative et sont particulièrement intéressés. Nous avons déjà des lettres d’intérêt de quelques-uns. Certains sont en discussions avancées avec nos équipes et celles de Africa50 qui sera le gestionnaire du Fonds de développement de projets, pour matérialiser leur intérêt. Notre objectif est de signer des accords engageants sur une partie des fonds lors de la COP28 au mois de novembre 2023 aux Emirats Arabes Unis et sur la deuxième partie, l’année prochaine.
Pour rappel, nous cherchons à mobiliser 500 millions de dollars pour la préparation et le développement de projets. Pour la préparation de projets, c’est 100 millions dollars en dons. Comme vous le savez, pour qu’un État puisse mettre à la disposition des investisseurs des projets intéressants, il faut d’abord qu’il y ait une vision, un plan stratégique, des idées de projets identifiées, des études préliminaires pour faire de ces idées de vrais projets et parfois, des réformes à mettre en place pour les rendre possible. Ceci requiert des ressources et c’est la raison pour laquelle nous levons 100 millions de dollars, sous forme de dons pour financer ce travail préliminaire sans lequel on ne peut pas identifier un portefeuille de projets qui pourraient devenir bancables. Ensuite, les ressources du Fonds de développement, à hauteur de 400 millions de dollars, en financements mixtes permettront de dé-risquer les projets et ainsi, d’attirer des investisseurs en capital, les banques de développement et commerciales pour financer les projets à hauteur de 10 milliards de dollars. Le Fonds de développement de projets va co-financer en partenariat avec les développeurs locaux, internationaux et renforcer Africa50.
Quel est l’engagement des Etats africains par rapport à cette initiative vu qu’ils seront les grands bénéficiaires ?
Pour l’instant, nous avançons dans la levée de fonds avec le soutien de l’Union africaine qui est membre fondatrice de cette initiative. En parallèle, nous allons engager les différents États pour identifier d’autres projets à rajouter au portefeuille de projets en cours de constitution dans les énergies renouvelables, l’hydrogène vert, le transport durable, l’eau, l’assainissement, etc. Il est important que nos États poursuivent certaines réformes qu’ils ont déjà engagées pour renforcer leur attractivité vis-à-vis des investisseurs privés.