L’adoption au forcing de la loi portant l’âge de la retraite à 64 ans a provoqué une « crise profonde de la démocratie » en France. Le Professeur bénino-ivoirien de sociologie à l’université Alassane Ouattara de Bouaké (Côte d’Ivoire) Francis Akindès, nous livre son analyse sur cette crise qui a déjà gangréné tout l’espace eurafricain. Auteur de plusieurs essais, parmi lesquels « Côte d’Ivoire : la réinvention de soi dans la violence » (Codesria, Dakar, 2011) et « Les Racines de la crise militaro-politique en Côte d’Ivoire » (Codesria, Dakar, 2006), ce spécialiste des sociétés en transition et des violences qu’elles engendrent constate la faillite du modèle européen de développement en Afrique, de plus en plus supplanté par le modèle chinois. Entretien exclusif à Marseille à l’issue d’un colloque sur « la gouvernance démocratique en Afrique depuis 1990 et la trajectoire politique que prend le continent » qu’il a coorganisé.
Y-a-t-il des similitudes entre cette « crise de la démocratie » en France et celle qui frappe plusieurs pays africains francophones ?
En France, on assiste à une crise de gouvernance liée à la personne du Président Emmanuel Macron, l’espoir que son arrivée au pouvoir a suscité mais, surtout, la manière dont il communique. Il avait dit qu’il allait faire la réforme des retraites, mais les Français n’ont pas voulu l’entendre. Or, ce qui lui est reproché aujourd’hui, c’est de ne pas écouter l’opinion. Les Français ne croient plus à l’exécutif et de moins en moins à leur Parlement. De surcroit, le Conseil constitutionnel a validé la loi dès sa promulgation. Ce qui pose un problème de dynamique démocratique. La démocratie, c’est le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple, mais le peuple français ne se reconnait pas dans cette loi. Il le manifeste en descendant dans la rue. Nous avons eu en Afrique des situations similaires pendant les périodes d’ajustement structurel. A l’époque, les administrés étaient contre, mais les gouvernements ont quand même dû s’exécuter. Le même phénomène s’est reproduit en Grèce Quand le libéralisme s’impose aux Etats, les gouvernants sont obligés de passer en force sans tenir compte de l’opinion. En France, les institutions sont solides même si elles sont décrédibilisées. Ce qui n’est pas le cas en Afrique où la séparation des rôles des institutions est beaucoup moins respectée.
Des pays comme le Sénégal, le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, le Niger, le Mali et le Tchad n’ont pas hésité à critiquer la France suite aux violences policières lors des manifestations. Avez-vous été surpris de leur réaction ?
C’est une façon d’ironiser sur la situation française, car la France a l’habitude de donner des leçons de démocratie à l’Afrique. Comme si seule l’Afrique était abonnée aux tensions politiques…Certes, les forces de l’ordre sont allées un peu vite en besogne, mais n’oublions pas que l’état a le monopole de la violence. En France, quand il y a de la casse, la policer intervient pour empêcher les débordements. En Afrique, la police n’est pas éduquée à la maitrise des foules, donc les débordements tournent souvent au drame. Même si l’Etat français vise l’arrêt des manifestations par épuisement, cette crise permet aux syndicats de se recomposer. Il y a donc au moins une catégorie d’acteurs qui a intérêt à ce que la crise dure.
Avec quelles conséquences pour les relations entre la France et les pays africains, notamment francophones, si cette crise devait perdurer ?
Un tel désamour entre l’Etat et le peuple français a de quoi surprendre ! La France est l’une des plus vieilles démocraties en Europe. Elle aime se présenter comme un modèle et donner des leçons. Le risque avec la crise actuelle, c’est qu’elle la disqualifie encore davantage aux yeux des Africains. Même si cette crise n’aura aucun impact direct sur la présence des entreprises françaises en Afrique. L’impact en sera avant tout politique, car il y a bien longtemps que les chefs d’état africains ont appris à utiliser les faiblesses des démocraties européennes. Le fait que le modèle français montre des fragilités aussi manifestes est une preuve supplémentaire que la démocratie n’est pas un régime facile à gérer, surtout en Afrique. Du coup, l’affirmation selon laquelle il ne peut pas y avoir de production de richesse sans une certaine forme de libéralisme politique ne tient plus. Rien d’étonnant à ce que les Etats africains cherchent à s’approprier d’autres modèles. Celui de la Chine, notamment, avec un capitalisme très centralisé au sommet. C’est également l’obsession en Afrique : préserver le pouvoir au sommet. Malgré les alternances, les dirigeants se comportent comme s’ils étaient encore dans des régimes de parti unique.
In fine, qu’est-ce que cela nous dit sur l’état de la démocratie dans l’espace eurafricain ?
La crise démocratique existe de part et d’autre de la Méditerranée, mais ne s’exprime pas de la même manière. En Europe, les populismes se justifient par la lutte contre les flux migratoires, le conservatisme culturel, une distance vis-à-vis des institutions européennes, un retour de l’Etat, la souveraineté. En Afrique, le plus gros problème, c’est l’alternance. On ne respecte pas les règles de l’alternance et le partage des ressources n’est pas équitable. Cette absence de bonne gouvernance génère des coups d’état comme au Mali ou au Burkina Faso. Au Soudan, on a un problème de partage du pouvoir.
Vous avez coorganisé un colloque sur les transitions politiques en Afrique à l’invitation du Laboratoire Population Environnement Développement (LPED) avec le soutien de l’Institut des Mondes Africains (IMAF) et de l’Institut Sociétés en Mutation en Méditerranée (SoMuM). Le constat est-il préoccupant ?
L’Afrique est en train de s’inventer. Comme on le voit actuellement, la démocratie n’est jamais un long fleuve tranquille. En Afrique, elle passe d’abord par une stabilisation des rapports de pouvoir au sein des peuples. Certes, quelques principes de base s’appliquent mais la démocratie se fabrique en interne. La dynamique au Bénin ou en Côte d’Ivoire n’est pas la même qu’au Burkina Faso ou au Mali, voire au Soudan… On assiste aujourd’hui à un flux et un reflux démocratique et à l’émergence d’autoritarismes de plus en plus assumés, qui se donnent une légitimité en termes d’efficacité économique. La Chine, dans ses relations avec l’Afrique, ne se mêle pas de gouvernance. Ce qui laisse le champ libre pour l’invention de modèles qui soient propres à chaque pays.
La crise profonde que connait l’Afrique depuis les années 90 et jusqu’aux années 2000, c’est celle du modèle démocratique importé d’Europe. Il lui a été imposé à partir de la fin de la Guerre froide, hormis au Togo, au Gabon et en Guinée équatoriale où se sont maintenues des dynasties familiales. Aujourd’hui, des régimes autoritaires prennent le relais soit pour des raisons sécuritaires, soit pour des questions de développement sur la base d’une philosophie visant à une forte concentration du pouvoir et une plus grande efficacité économique.
Quel rôle jouent la classe politique et les élites dans cette crise de la démocratie en Afrique, notamment en Afrique francophone ?
Les militaires justifient leur coup d’état par les limites des régimes démocratiques. C’est ce qui s’est passé au Mali, au Burkina Faso, en Guinée. Ces pays ont été pris en otage par des mouvements djihadistes. En Guinée, c’est le mandat de plus qui a justifié le coup d’état… Dans un tel contexte, on s’essaie à un régime militaire, mais c’est un peu le serpent qui se mord la queue. Car rien ne garantit que les militaires fassent mieux que les civils. C’est en apprenant de ses erreurs que la démocratie progressera en Afrique. A ce stade, rien n’est figé et on peut s’attendre à beaucoup de diversité avec, néanmoins, une constante économique. Le modèle chinois fascine parce que ce pays vient avec des ressources sans conditionnalité comme, par exemple, le respect des droits de l’homme. Elle n’en rend pas moins dépendants les pays qu’elle aide, tout comme l’Europe l’avait fait avant elle en Afrique.
Certes, mais quelles mesures prioritaires les gouvernements, les institutions et la société civile devraient-ils prendre pour renforcer la démocratie en Afrique ?
Tant que notre conception de l’état n’aura pas changé, la démocratie sera toujours fragile. Il y a beaucoup d’agitation autour de cette question, mais il n’en reste pas moins qu’une grande majorité d’Africains continue de penser qu’un état ‘ça se vole’ ou ‘ça se mange.’ Comment faire évoluer cette conception ? C’est la question que nous devrions, tous, nous poser collectivement. Car si nous restons dans la même perspective, rien ne changera. La critique de la gouvernance en Afrique ne se fait que lorsque les peuples n’ont pas accès à la rente politique. On parle de clientélisme, lequel n’est que le mécanisme qui permet le partage de cette rente. Changeons notre représentation de l’état et nous serons, alors, en mesure d’avoir des régimes démocratiques plus équitables et plus durables.
Comment les réseaux sociaux influencent-ils cette perception ?
Les réseaux sociaux sont des supports alternatifs qui permettent de prendre la parole sans la demander. A ce titre, ils libèrent les langues et les esprits. Une manifestation de la crise démocratique vient avec la tentation de confiscation et de pénalisation des modes de communication sur ces réseaux. La liberté d’expression s’en trouve réduite. Mais les réseaux sociaux ne peuvent pas arrêter la corruption, pas plus qu’ils ne peuvent changer l’imaginaire collectif. En Europe, si vous vous faites prendre à voler l’état, vous êtes puni. Alors qu’en Afrique, on considère que ce n’est pas grave de se faire prendre car celui qui te remplacera ne fera pas mieux. L’idée que la politique doit enrichir est profondément ancrée en Afrique. Au Ghana, par exemple, toute le monde encense Jerry Rawlings. Il a mis fin à la corruption qui gangrénait le pays, certes, mais au prix d’une répression féroce.
En résumé, est ce qu’un modèle de développement privilégiant le libéralisme est la solution pour l’Afrique ?
Le monde d’aujourd’hui est très ouvert. L’universel, qui a longtemps été confondu avec le modèle européen, est remis en question. Il y a une forte demande politique de réouverture, notamment de la part de l’Afrique, pour qu’elle puisse y inscrire ses propres expériences. La conséquence est que le marché des idées est de plus en plus libéral. Sur le plan économique, l’Europe se provincialise depuis que la Chine lui damne le pion, notamment en Afrique. Parallèlement, de nouveaux pays émergent que les Africains regardent avec grand intérêt, comme la Turquie. Quant à la Chine, elle n’a rien contre le modèle libéral. Au contraire. L’exportation de ce modèle crée des zones molles qui deviennent des opportunités. A l’Afrique, maintenant, de se repenser par rapport à ces nouveaux enjeux et ces nouveaux acteurs.