Par Éric Essono Tsimi, Humboldt Fellow as Experienced researchers, Département Anthropologie culturelle, Université Bayreuth (Allemagne) et Maître de conférences à The City University of New York.
La tribune de M. Zouari (22 juin 2023) sur l’économie nigériane suscite de nombreuses interrogations et mérite une mise en perspective. Il y est présenté un Nigeria en perdition, avec un discours qui semble souvent dénué de nuances et démesurément pessimiste. Cela est particulièrement visible dans la manière dont l’auteur traite de la dépréciation du naira, dans l’énumération de toutes les plaies (espérance de vie, inflation) du pays d’Aliko Dangote et enfin dans le chiffon rouge qu’il agite, menaçant les pays d’Afrique de l’Ouest et même d’Afrique centrale d’une émigration de masse des Nigérians.
D’entrée de jeu, il est essentiel de préciser que la dépréciation du naira est une conséquence de la décision de M. Bola Tinubu (photo), le nouveau président nigérian, de mettre fin aux subventions du pétrole. Cette démarche, qui vise à rétablir une gestion plus durable des finances publiques, ne reflète pas nécessairement une fragilité de l’économie, mais plutôt un ajustement structurel à long terme. L’histoire économique nous montre que de tels ajustements peuvent parfois s’avérer bénéfiques sur la longue durée, malgré les défis immédiats. L’Espagne, l’Italie, le Portugal ou la France ont connu des périodes de faible croissance économique comparées à leurs voisins. Pourtant, nuln’a jamais suggéré que ceux-ci soient exclus de la zone euro.
La tribune de M. Zouari s’appuie sur des prémisses improbables voire erronées, puisqu’il suppose que, en cas d’union monétaire, le Nigeria dicterait la politique monétaire en raison de son poids démographique et économique, ce qui peut être contesté. L’adhésion à une monnaie commune nécessite généralement l’adoption d’institutions indépendantes pour gérer cette monnaie. Cela signifie qu’aucun pays individuel ne dicterait la politique monétaire. L’Union Européenne est un exemple où, malgré la présence de grandes économies comme l’Allemagne et la France, la politique monétaire est gérée par une institution indépendante, la Banque centrale européenne.
Le raisonnement de M. Zouari présente uniquement des informations négatives sur l’économie nigériane, sans tenir compte des aspects positifs,ce qui induit en erreur le lecteur non initié et donne une vision parcellaire de la situation économique du pays : sa démarche est techniquement qualifiée de biais de confirmation. L’appel à l’émotion à travers le titre sensationnel, des verdicts («ne peut donc avoir que de très néfastes conséquences »), ou l’utilisation de mots comme « particulièrement délicate », « grave » veut susciter une réaction émotionnelle et distraire de l’analyse objective des faits. M. Zouari crée ensuite un faux dilemme: lier l’espérance de vie à la stabilité de la région n’est pas intellectuellement très honnête, et l’argument selon lequel le Nigeria doit d’abord résoudre ses problèmes structurels avant de rejoindre une union monétaire est bien, en logique, la définition du faux dilemme.
L’auteur francophone du papier anti-nigérian suggère que ces deux processus ne peuvent pas se produire simultanément. Or, en réalité, l’adhésion à une union monétaire peut aider à résoudre des problèmes structurels, comme cela a été le cas pour certains pays de la zone euro. L’Espagne, avant d’adopter l’euro, a connu une période d’inflation et de fluctuation de sa monnaie, la peseta. L’adhésion à la zone euro lui a permis de bénéficier d’une plus grande stabilité économique, car le taux d’inflation a été maîtrisé et la valeur de la monnaie stabilisée. De même l’Estonie, après son adhésion à l’UE en 2004, elle a finalement rejoint la zone euro en 2011. L’intégration à la zone euro a renforcé la crédibilité de l’Estonie sur les marchés internationaux, réduit les coûts de transaction, modernisé son économie et fluidifié le commerce. On peut ajouter aussi à cet inventaire le cas très intéressant de l’Irlande.
Pour revenir au géant africain, loin d’être une simple source de préoccupation, le Nigeria est aussi une source d’opportunités. La dette du Nigeria en pourcentage de son PIB est seulement de 38%, comparativement à 80% pour le Ghana et 57% pour la Côte d’Ivoire. Cette dette modérée par rapport à son PIB indique une gestion économique prudente. La contribution significative de la diaspora nigériane, l’une des plus importantes d’Afrique, est également un facteur clé de la robustesse de l’économie du pays.
En 2020, les envois de fonds vers le Nigeria ont atteint près de 24 milliards de dollars, soit environ 6% du PIB du pays. Sa population jeune et dynamique est à la fois un marché de consommation et une main-d’œuvre nécessaire à la prospérité de la CEDEAO. Son secteur technologique en pleine expansion a la capacité de devenir un moteur clé de croissance économique africaine . Et l’industrie cinématographique nigériane, connue sous le nom de Nollywood, est déjà la deuxième plus grande au monde en termes de production.
Au-delà des ressources naturelles, notamment en pétrole, en gaz et en minéraux, qui seront nécessaires aux pays de la CEDEAO pour alimenter la croissance économique et le développement, le Nigeria réussit progressivement à diversifier son économie, ses milliardaires viennent souvent du secteur des services (Banques). Dangote n’a pas fait fortune comme un roi du pétrole mais en investissant dans le ciment (le conglomérat industriel Dangote Cement), pas plus que Abdul Samad Rabiu, quatrième fortune du continent selon Bloomberg, à la tête de BUA Group (BUA Foods et BUA Cement) ou Mike Adenuga (Telecom).
Au reste, l’IDH du Nigeria est supérieur à celui du Sénégal, de la Sierra Léone, du Togo, du Benin, du Mali, quasi égal à celui de la Côte d’Ivoire, mais aux yeux de M. Zouari, c’est le Nigeria, avec ses Prix Nobel, ses universités de référence et sa musique qui colonise le monde, c’est ce Nigeria-là le problème ? A partir d’une crainte légitime, valide, conclure que le Nigeria, en raison de ses défis structurels, pourrait causer des problèmes, c’est éliminer de l’équation communautaire tous ces pays juste cités, y compris le Ghana dont ce même M. Zouari dans ces colonnes, il y a quelque temps, avait acté l’effondrement et l’insignifiance dans la CEDEAO.
D’un point de vue économique, la théorie de l’union monétaire optimale indique qu’il y a des avantages à avoir une monnaie commune, comme l’élimination des risques de change, une plus grande intégration économique et une plus grande stabilité monétaire. Ces avantages compensent les risques d’instabilité. L’argument qui présuppose que le Nigeria serait une source d’instabilité pour la monnaie commune ne sait rien des politiques économiques spécifiques et des structures institutionnelles qui seront mises en place pour gérer la monnaie commune. Le Nigeria, en raison de sa grande taille économique, apporterait une importante diversification économique à l’union, qui renforcerait sa stabilité. Des exemples historiques comme la crise de la zone euro ont montré que même des économies relativement développées peuvent causer des problèmes dans une union monétaire. Cependant, ils ont également montré que ces problèmes peuvent être gérés par des institutions solides et une coopération politique. Il est donc important de considérer non seulement les risques, mais aussi les avantages potentiels et les mesures qui peuvent être prises pour atténuer ces risques. Dans le cas de la CEDEAO, cela pourrait signifier la mise en place de structures institutionnelles fortes pour gérer la monnaie commune et la poursuite de réformes structurelles pour améliorer la stabilité économique de tous les pays membres.
Le fait ensuite de dépeindre le Nigeria comme un potentiel instigateur d’un choc migratoire est une simplification excessive. Les frontières étant ouvertes depuis des décennies, y compris avec des nations d’Afrique centrale comme le Cameroun avec lequel il partage sa plus grande frontière terrestre, rien ne permet de documenter une invasion récente ou passée du Cameroun en période de crise. La Grèce, par exemple, a connu une crise économique sévère sans provoquer de choc migratoire en Europe. Dans une Afrique depuis longtemps interconnectée, le Nigeria fait partie intégrante de l’équation économique de l’Afrique de l’Ouest.
M. Zouari semblait s’intéresser à la dépréciation du naira nigérian, consécutive à la décision longtemps attendue de faire cesser les subventions du pétrole. Il a fini par silencier le fait que ces décisions structurelles promises et mises en place par le nouveau président nigérian vont porter des bénéfices sur le long terme. La dépréciation de la monnaie peut également être une stratégie délibérée pour stimuler les exportations, car cela rend les produits d’un pays moins chers pour les acheteurs internationaux. Le Nigeria a entrepris depuis longtemps des efforts de diversification de son économie. Par exemple, le secteur des services contribue désormais à une part plus importante du PIB que le secteur pétrolier, grâce à la croissance dans des domaines tels que les télécommunications, les technologies de l’information, les services financiers, et l’industrie culturelle (Nollywood, Afro-beats notamment). M. Zouari choisit de ne se concentrer que sur les raisons d’un séparatisme, en faisant abstraction du rang économique du Nigéria en Afrique, dont les faiblesses d’ailleurs ne sont pas un cas à part ou une anomalie. C’est une nation qui, comme beaucoup d’autres, est en constante évolution et s’efforce de relever ses défis avec détermination. Ce n’est pas en stigmatisant l’économie la plus puissante du continent ou en prédisant son échec que nous contribuerons à l’émergence d’une Afrique forte et unie. Une analyse dénuée de stéréotypes sur le niveau de vie, plus nuancée, constructive et équilibrée de nos nations africaines, qui, bien qu’imparfaites, regorgent de richesses et d’avenirs, relèverait d’une dynamique positive, c’est une éthique intellectuelle, que, je n’en doute pas, Financial Afrik, en tant qu’organe de référence, prend en compte quand elle ouvre ses colonnes aux contributeurs.
Plutôt qu’une réponse à un sentiment anti-nigérian, ma tribune est surtout une invitation à considérer le Nigeria dans toute sa complexité et dans toute sa richesse. Malgré ses défis, c’est une nation dont le sol, le sous-sol et même le pôle intellectuel et culturel dynamique sont une chance pour l’Afrique. Et dans les moments les plus difficiles (guerre du Biafra, Boko Haram, dictatures militaires), il a montré qu’il possède la capacité de se réinventer et de prospérer. Le sujet économique important est la manière dont les forces du Nigeria peuvent être exploitées par ses voisins, pour stimuler le développement régional.
Références
Ekeruche, M. A., Okon, A., Folarin, O., Ihezie, E., Heitzig, C., & Ordu, A. U. (2023). Nigeria’s industries without smokestacks are delivering better economic opportunities than traditional sectors. Brookings. Consulté le 24 juin 2023, à l’adresse https://www.brookings.edu/blog/africa-in-focus/2023/06/13/nigerias-industries-without-smokestacks-are-delivering-better-economic-opportunities-than-traditional-sectors/
Mundell, R. A. (1961). A Theory of Optimum Currency Areas. The American Economic Review, 51(4), 657-665. Lien vers l’article