Par Lauras Anagonou
L’insécurité alimentaire en Afrique est exacerbée par une crise des engrais, des défis liés à l’approvisionnement en carburant, la guerre en Ukraine, les séquelles de la pandémie de COVID-19, une inflation galopante, les conséquences du changement climatique, et les problèmes de soutenabilité des dettes souveraines dans plusieurs pays. Chaque nuit, près d’un cinquième de la population africaine se couche affamée.[1] Actuellement, les progrès économiques et les prouesses humaines en Afrique sont entravés par la condition éprouvante de l’insécurité alimentaire, qui est entièrement évitable.
Figure 1 – Inflation alimentaire en Afrique subsaharienne (inflation alimentaire et variation de l’indice des prix à la consommation, en pourcentage)
Source: Base de données des Perspectives de l’économie mondiale du FMI et calculs du personnel du FMI.[2]
En 2022, environ 20% de la population africaine a connu l’insécurité alimentaire, tandis que ce chiffre s’élevait à 8,5% en Asie; 7% en Océanie; 6,5% en Amérique latine et dans les Caraïbes et moins de 2,5% en Amérique du Nord et en Europe.[3] Selon le Département de l’Agriculture des États-Unis, l’insécurité alimentaire désigne les conditions économiques et sociales qui limitent l’accès à des quantités adéquates de nourriture saine et nutritive.[4] Une des formes encore plus grave de l’insécurité alimentaire, connue sous le nom « d’insécurité alimentaire aiguë », qui touche également environ la moitié des Africains en situation d’insécurité alimentaire, fait référence à des vies étant immédiatement en danger en raison de leur incapacité à se procurer une alimentation suffisante.[5]
Figure 2: Pays africains présentant les niveaux les plus élevés d’insécurité alimentaire aiguë.
Source: FAO, FSIN, IPC, CH [6]
Pour aborder cette question cruciale, il est essentiel de comprendre les divers facteurs sous-jacents qui contribuent à la faim et à la malnutrition sur le continent. La sécheresse est un facteur clé, car elle entraîne des échecs de récolte, des pertes de bétail et la perturbation de la chaîne d’approvisionnement alimentaire. De manière étonnante, un tiers des sécheresses mondiales se produisent en Afrique, pourtant moins de 1% des terres arables sont équipées de systèmes d’irrigation.[7]
Parmi l’écheveau complexe de facteurs contribuant à la crise alimentaire sur le continent, il est impossible de négliger les conflits, qui sont souvent déclenchés par des troubles civils et des instabilités politiques. En 2021, il y avait 20 conflits armés en Afrique, selon le Programme des données sur les conflits d’Uppsala.[8] Ces conflits déplacent des millions de personnes et perturbent la production agricole, intensifiant ainsi les difficultés auxquelles de nombreuses personnes sont confrontées pour se procurer à manger. L’année dernière, plus de 80 % des 137 millions d’Africains confrontés à une insécurité alimentaire aiguë résidaient dans des pays touchés par des conflits, mettant en évidence le rôle prépondérant des conflits en tant que moteur de la crise alimentaire dans plusieurs régions africaines.[9] À titre d’exemple, les violences et les troubles djihadistes dans la région du Sahel, une vaste étendue de terre à travers l’Afrique comprenant 11 pays s’étendant de l’Est à l’Ouest, ont poussé certains habitants à abandonner leurs cultures, ce qui a entraîné une hausse des prix des denrées alimentaires.
La problématique adjacente de manque d’infrastructures agricoles complique davantage la question de l’insécurité alimentaire. Selon la Banque africaine de développement, le manque d’infrastructures agricoles entraîne chaque année une perte de plusieurs millions de dollars au continent en termes de productivité agricole.[10] Les routes en mauvais état et le manque d’infrastructures de stockage figurent parmi les facteurs clés, entraînant une perte d’environ 40 % des denrées alimentaires entre la récolte et la consommation.[11] En raison du manque fréquent d’accès à des installations de stockage adéquates, les agriculteurs entreposent souvent leurs récoltes à ciel ouvert, les exposant ainsi aux ravageurs, aux maladies des cultures agricoles et aux risques environnementaux. Les conséquences en sont des pertes économiques dramatiques pour les agriculteurs, ainsi que des pénuries et des prix plus élevés pour les consommateurs.À l’avenir, il serait impératif d’améliorer les pratiques de post-récolte ainsi que les infrastructures associées.
Les perspectives pour remédier à l’insécurité alimentaire en Afrique ne sont pas dépourvues d’espoir. Malgré les défis, il existe des avenues prometteuses pour améliorer la situation et ouvrir la voie à un avenir plus radieux. À un extrême du spectre, on trouve la Chine, qui produit un quart des céréales mondiales et nourrit un cinquième de la population mondiale avec moins de 10 % des terres arables du monde.[12] L’Afrique, quant à elle, abrite environ 60 % des terres arables non cultivées du monde.[13] Le continent regorge d’une abondance de ressources naturelles, notamment des sols fertiles, des réserves d’eau considérables et une exposition solaire exceptionnelle par rapport aux autres continents. Si l’Afrique parvient à exploiter pleinement ses ressources, elle pourrait devenir le grenier du monde.
Figure 3: La production des principales céréales mondiales est fortement concentrée dans quelques régions.
Les couleurs indiquent les régions où chaque céréale est produite. Les teintes plus sombres dans chaque couleur indiquent une densité de production plus élevée, tandis que les teintes plus claires (plus transparentes) indiquent une densité de production plus faible.
Source: Mckinsey Global Institute [14]
Pour réaliser des avancées significatives, il sera crucial de tirer parti des investissements majeurs dans le domaine de l’AgriFoodTech, qui englobe l’application de la technologie et de l’innovation dans les secteurs agricole et alimentaire.
L’AgriFoodTech joue un rôle vital dans la résolution des défis et des opportunités de l’agriculture et de la production alimentaire en Afrique. En adoptant l’agriculture de précision, le data analytics et la télédétection, l’Afrique sera en mesure de révolutionner ses méthodes agricoles. Des solutions logicielles innovantes permettraient de combler les lacunes critiques en matière d’infrastructures, d’utiliser les informations clés du marché, de dispenser une formation à la littératie numérique aux agriculteurs et de les éduquer sur les meilleures pratiques de productivité. Cette transformation est certaine d’améliorer les rendements, d’optimiser les marges et de gérer de manière efficace les ressources, le tout dans le but de réduire l’insécurité alimentaire et de contribuer au développement économique.
Alors que l’AgriFoodTech offre un potentiel pour assurer la sécurité alimentaire en Afrique, un élément imprévisible est la crise intense des engrais. Les restrictions imposées par la Chine sur l’exportation d’engrais ont exacerbé les pénuries. Hors, la Chine représentait environ 30% de l’offre mondiale d’engrais phosphatés. [15] Parallèlement, la flambée des prix de l’énergie, également causée par la guerre en Ukraine, a entraîné une baisse de 70% de la production d’engrais en Europe.[16] Les pénuries d’engrais représentent une menace sérieuse pour la productivité et entraînent une hausse des prix alimentaires. Une étude publiée par le Programme alimentaire mondial a révélé que l’accès limité aux engrais en Afrique entraînait une perte annuelle d’environ 7 millions de tonnes métriques de céréales principales, une quantité suffisante pour nourrir 30 millions de personnes.[17] Avec la croissance démographique en Afrique, la demande en engrais est appelée à augmenter de manière significative. Face à ces défis, l’Afrique a l’opportunité de renforcer ses capacités de fabrication d’engrais, ce qui permettrait d’assurer un approvisionnement fiable et de réduire l’insécurité alimentaire sur le continent.
L’un des aspects essentiels pour faire face à la vulnérabilité alimentaire en Afrique est la mise en œuvre de l’assurance récolte. Dans les pays en développement, seulement 20% des petits exploitants agricoles ont accès à une couverture d’assurance agricole, et ce pourcentage chute à 3% en Afrique subsaharienne.[18] Dans un contexte de défis climatiques, l’assurance récolte devient encore plus cruciale, car elle renforce la résilience du secteur agricole face aux chocs économiques. En cas de perte de récolte, l’assurance récolte peut fournir une aide financière d’urgence indispensable aux agriculteurs pour les aider à couvrir leurs coûts et à maintenir leur production. Le Programme alimentaire mondial met en évidence le fait que la généralisation de l’assurance récolte pourrait réduire le nombre de personnes en situation d’insécurité alimentaire en Afrique.[19]
Dans la quête pour améliorer la sécurité alimentaire en Afrique, l’importance des partenariats multipartites ne peut être sous-estimée. Ces partenariats jouent un rôle essentiel dans l’expansion de l’accès à l’assurance récolte, l’augmentation de la production d’engrais et la promotion des innovations en AgriFoodTech. Actuellement, les investissements dans l’AgriFoodTech en Afrique représentent malheureusement seulement 1% de l’ensemble des investissements mondiaux dans ce secteur.[20] Pour faciliter les investissements en capital-risque et stimuler l’innovation, il est essentiel d’étendre des programmes tels que le Programme de préparation à l’investissement GIZ-SAIS et le programme CGIAR Food Systems Accelerator. Ces initiatives permettent d’améliorer les modèles de business et offrent aux entrepreneurs africains dans les secteurs de l’agriculture, de l’alimentation et de l’élevage des opportunités précieuses pour rencontrer des investisseurs et forger des partenariats stratégiques. Ensemble, les entreprises, les leaders d’opinion, les inventeurs, les entrepreneurs, les chercheurs et les décideurs politiques peuvent exploiter leur influence combinée pour élaborer des politiques visant à renforcer les droits de propriété, promouvoir la libéralisation des échanges, améliorer les compétences numériques des agriculteurs et leur formation en TIC (Technologies de l’Information et de la Communication), et favoriser l’équité entre les genres dans tous les aspects de la production alimentaire.
Promouvoir la sécurité alimentaire en Afrique est un impératif économique majeur car elle ouvre la voie à un potentiel considérable de croissance économique, à la création de millions d’emplois et au développement du capital humain.
Auteur : Lauras Anagonou, Économiste et banquier d’investissement
Références:
Montant: Dollar américain
SAIS : Scaling digital Agriculture Innovations through Start-ups (SAIS)
CGIAR: Un réseau d’innovateurs dans le secteur agricole.
1- Banque mondiale. Mettre les Africains au cœur de la sécurité alimentaire et de la résilience climatique. Banque mondiale, 17 octobre 2022,
2- Kemoe, Laurent et al. Comment l’Afrique peut échapper à l’insécurité alimentaire chronique face au changement climatique. Blog du FMI, 14 septembre 2022.
3- FAO, FIDA, OMS, PAM et UNICEF. 2023. Résumé de L’État de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans le monde 2023. Urbanisation, transformation des systèmes agroalimentaires et accès à une alimentation saine le long du continuum rural-urbain. Rome, FAO.
4- McKinsey & Company, qu’est-ce que l’insécurité alimentaire? 17 août 2022.
5- ADRA, Qu’est-ce que l’insécurité alimentaire aiguë?
6- Africa Center for Strategic Studies, Les conflits demeurent le principal moteur de la crise alimentaire en Afrique, 14 octobre 2022.
7- Kemoe, Laurent et al. Comment l’Afrique peut échapper à l’insécurité alimentaire chronique face au changement climatique. Blog du FMI, 14 septembre 2022.
8- Uppsala Conflict Data Program, 2022.
9- Africa Center for Strategic Studies, Les conflits demeurent le principal moteur de la crise alimentaire en Afrique, 14 octobre 2022.
10- Banque africaine de développement, 2011, Infrastructures et productivité agricole en Afrique.
11- FAO, À la recherche de la fin des pertes et du gaspillage alimentaires le long de la chaîne de production.
12- Ambassade de la République du Ghana en Chine, Quels sont les principaux défis de la sécurité alimentaire en Afrique ? Tableau comparatif : Superficie des terres arables et productivité agricole.
13- Banque africaine de développement, Nourrir l’Afrique, 2019.
14- Woetzel, Jonathan et al. Les greniers du monde deviendront-ils moins fiables? McKinsey Global Institute, 8 mars 2022.
15- Baffes, John et Wee Chian Koh. « Les prix des engrais se détendent, mais les problèmes de disponibilité et d’accessibilité persistent. » Blogs de la Banque mondiale, 5 janvier 2023.
16- Elkin, Elizabeth et Gebre, Samuel. La pénurie d’engrais en Europe menace la crise alimentaire, Bloomberg, 26 août 2022.
17- PAM, Impact du prix des engrais sur la production céréalière 2022 en Afrique de l’Est.
18- GSMA, Assurance agricole pour les petits agriculteurs, mai 2020.
19- Renouveau de l’Afrique, novembre 2021.
20- Rapport sur les investissements en AgriFoodTech en Afrique en 2022.