Par Dr Jules Charles Kébé*, Pharmacien, Directeur général DUOPHARM SA – PCA PARENTERUS SA.
A l’occasion du Forum International INVEST IN SENEGAL qui s’est tenu à Dakar du 06 au 08 juillet 2023, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) a présenté un projet de création de centres régionaux pour les urgences devant servir de base de lancement des interventions à visée sanitaire ou humanitaire en Afrique.
l Ces centres seront dotés entre autres installations, d’infrastructures dédiées à la formation du personnel d’intervention mais surtout d’une plateforme logistique devant faciliter les projections des équipes de l’OMS sur les terrains d’opérations. Ils comporteront également un volet approvisionnement et stockage en fournitures médicales et pharmaceutiques. L’OMS propose de monter un tel projet au Sénégal et à Nairobi au Kenya.
Malgré le faible taux de mortalité dû à la Covid-19, observé en Afrique Sub-saharienne, la pandémie a mis à nu de nombreuses insuffisances dans la riposte, liées au manque de ressources des systèmes de santé des pays africains qui ont vu ainsi des années d’efforts de développement économique et social annihilés dans un temps très court.
L’épidémie à Covid-19 alors localisée à Wuhan en Chine paraissait bien lointaine à ses débuts en novembre 2019 avant de se propager de manière fulgurante en 2020 à travers le monde et de provoquer le décès à ce jour, de plus de 20 millions de personnes. Avec ce projet, l’OMS veut se donner les moyens de raccourcir ses délais d’intervention, procurant ainsi une plus grande efficacité opérationnelle à ses équipes. En Afrique, l’OMS a traité plus de 140 alertes épidémiques en 2022 contre 118 en 2021 et 106 en 2020.
Le projet de hub logistique OMS au Sénégal et le projet MADIBA de production industrielle de vaccins porté par l’Institut Pasteur de Dakar sont des opportunités pour accélérer enfin la transformation tant attendue du secteur de la pharmacie. Ils préparent nos pays à de nouvelles perspectives dans ces domaines et symbolisent les voies de solution durables face aux vulnérabilités des chaines d’approvisionnement révélées durant la pandémie.
Au Sénégal, la volonté présidentielle en faveur de la souveraineté pharmaceutique figure en bonne place dans la phase 2 du Plan Sénégal Emergent (PSE) et s’est exprimée à plusieurs reprises à l’occasion de Conseils des Ministres. Le Président Macky SALL a réaffirmé son appui au secteur lors de la cérémonie d’ouverture du 22eme Forum Pharmaceutique International de Dakar en juin dernier devant plus de 1400 participants venus de 25 pays.
La pandémie à Covid-19 a servi de catalyseur, lorsque pris dans une sorte de cycle de destruction créatrice, les pays africains ont remis en cause les systèmes de santé et éprouvé leur capacité de résilience, avant d’entrer dans une dynamique de réformes et de toilettage des textes législatifs et réglementaires. Au Sénégal, suivant les recommandations de l’atelier national (LAB) sur la relance du secteur pharmaceutique certains objectifs ambitieux ont été fixés, menant à un taux de 50% le niveau de production locale en 2035 et à l’ouverture d’au moins deux hubs pharmaceutiques destinés à améliorer la disponibilité des médicaments, donc la sécurité pharmaceutique du pays.
Après la création de l’Agence de Régulation Pharmaceutique (ARP) en avril 2022, suivie de la mise sur pied de la Delivery Unit (DU) en charge de mener ces réformes à bon port et d’accompagner les promoteurs et acteurs de la profession, c’est en juin dernier, que la nouvelle LOI PHARMACIE a été adoptée par le Parlement. Il s’agit d’une adaptation des dispositions régissant l’exercice de la pharmacie, parmi lesquelles le statut d’entreprise dépositaire et celui de distributeur en gros à l’import et à l’export.
Ces statuts permettent à l’autorité en l’occurrence le Ministère de la Santé via l’Autorité de Régulation de la Pharmacie (ARP), de reconnaitre et de contrôler l’exercice de ces activités autrefois inexistantes en Afrique Sub-saharienne, sous l’effet combiné de textes obsolètes, empêchant tout investisseur d’envisager ce type d’activité en Afrique francophone et de nombreux goulots d’étranglement limitant le déploiement de toute logistique performante dans nos pays à partir des grands ports côtiers.
Dans la chaîne de valeur du médicament, la logistique pharmaceutique lorsqu’elle est organisée en hub ou plateforme de groupage et de dégroupage, permet de faciliter le lien entre les producteurs à l’étranger et les grossistes-répartiteurs locaux en charge de fournir les officines de pharmacie ou les établissements publics de soins en produits pharmaceutiques.
En zone francophone (UEMOA et CEMAC), nous importons plus de 95% des produits pharmaceutiques que nous distribuons à partir de plateformes basées en France, la faiblesse voire la quasi-inexistence de production locale expliquant cela.
Et en tant qu’entité privée, les sociétés locales de distribution pharmaceutique, bien qu’étant délégataires d’une mission publique au service du bien commun qu’est la Santé des populations, ont vocation à réaliser des bénéfices quelles que soient les conditions du commerce international. Il s’agit au demeurant d’une obligation de résultats, au risque de les voir disparaitre, dans un environnement économique contraint par le fait que les prix des médicaments sont homologués et fixés par l’Etat, c’est-à-dire que les surcoûts liés aux aléas sur la chaîne d’approvisionnement ne peuvent être répercutés sur les prix au public. Le grossiste-répartiteur sert donc d’amortisseur aux chocs externes au prix d’une érosion de ses marges, afin de préserver le consommateur final de toutes spéculations sur les prix des médicaments. À ce jour, dans une conjoncture économique tendue, la Pharmacie est probablement un des rares secteurs (si ce n’est le seul !) à n’avoir pas vraiment ajusté ses tarifs malgré l’inflation généralisée observée à travers le monde. Il est probable que cette inertie tarifaire ait eu pour conséquence une hausse des ruptures de stock de médicaments liées à la hausse du prix des matières premières pharmaceutiques. Lors des phases de négociation avec les laboratoires fabricants, les Etats poussent en effet vers le bas les tarifs en faisant la promotion des médicaments génériques. Cependant, ceux-ci ne couvrent pas toute la palette thérapeutique dont ont besoin les populations pour se soigner.
Pour le Sénégal c’est plus de 170 milliards de FCFA en prix producteur qui ont été transférés à l’étranger en 2022 (essentiellement UE et Maghreb) pour assurer la couverture de 80% des besoins en médicaments du pays. Les 20% restants étant pourvus par le secteur public via la Pharmacie Nationale d’Approvisionnement (PNA, structure publique). Selon les statistiques nationales, les produits pharmaceutiques sont le 4eme contributeur au déséquilibre de la balance commerciale derrière les hydrocarbures (plus pour longtemps, nous l’espérons), les denrées alimentaires et les machines et outils.
La moindre expression de besoin en médicaments se traduit par des délais de livraison d’au moins 45 jours par voie maritime si on est assez performant, pour disposer des médicaments. Pour s’approvisionner, les entreprises de distribution pharmaceutique sont confrontées à des chaînes logistiques fractionnées allant de l’Inde à l’Europe pour la plupart des médicaments génériques puis de l’Europe à l’Afrique, créant ainsi des ruptures de charges contraignantes du fait de la nature sensible des médicaments et des coûts additionnels. Les pays enclavés poursuivront la chaîne via le transport routier ou le chemin de fer. Pour enfin arriver dans les entrepôts des grossistes-répartiteurs en charge de la livraison au dernier kilomètre vers l’officine de pharmacie. Le respect des règles des Bonnes Pratiques de Distribution nécessitent d’importants investissements compte tenu des spécificités climatiques et géographiques du continent.
Ce système est un modèle logistique qui date d’avant les indépendances, et qui est inlassablement reproduit, consubstantiellement aux textes réglementaires restés longtemps non adaptés aux situations nouvelles et aux transformations structurelles qui caractérisent les lendemains de crise.
En pleine pandémie à Covid-19, les pays producteurs qu’ils soient du Sud ou du Nord, ont fermé leurs frontières et bloqué les exportations de certains médicaments essentiels, donnant la priorité à leur propre sécurité pharmaceutique. Les taux de frêt maritime et aérien se sont envolés ; importer des médicaments dans ce contexte a été un des plus grands défis pour les pays en développement. Qu’en tirons nous comme leçon ?
Disposer de plate-formes logistiques couplées à des entrepôts assurant la distribution en gros au Sénégal et vers la sous-région, procurerait des avantages pour tout grossiste-répartiteur local qui verrait ainsi ses conditions d’approvisionnement et ses stocks connaître une amélioration qualitative et quantitative notable.
La couverture des besoins en médicaments au Sénégal par les grossistes privés est en moyenne de 4 mois. En 2022, les quatre grossistes privés pharmaceutiques en activité ont détenu en permanence des stocks cumulés en produits pharmaceutiques d’une valeur de plus de 40 milliards de FCFA. C’est grâce à cet effort financier considérable des grossistes-répartiteurs que les officines de pharmacie arrivent à assurer des taux de service aux populations de plus 95%.
Avec des entrepôts de dégroupage basés au Sénégal, c’est jusque 12 mois de couverture qui pourraient être assurés par l’ensemble des acteurs de la chaîne d’approvisionnement améliorant notablement la sécurité sanitaire non seulement du Sénégal mais aussi par extension, de celle des pays de la sous-région, les stocks étant désormais disponibles dans un espace-temps de quelques jours. Les grossistes répartiteurs maliens seraient heureux de pouvoir s’approvisionner à partir de Dakar en une semaine au lieu d’attendre que leurs marchandises soient expédiées d’un port lointain, transbordées sur un camion pour arriver à Bamako plusieurs mois après l’expression des besoins.
La rotation des stocks serait améliorée engendrant davantage de ressources aux acteurs de la chaîne, et le taux de rupture global (indicateur-clef de performance) baisserait sans doute de plusieurs points à la grande satisfaction des populations. Des médicaments disponibles plus rapidement c’est aussi une santé préservée.
Le Distributeur en Gros à l’Import et à l’Export (DGIE) et le Dépositaire sont une nouvelle approche de la logistique pharmaceutique locale et constituent donc une partie de la solution pour réduire les effets relatifs de cette vulnérabilité qu’est notre dépendance aux importations. Dans le même temps, les pays africains élaborent des plans stratégiques en faveur d’une industrialisation de leurs économies et construisent des infrastructures facilitant l’interconnexion entre eux : autoroutes, ponts, chemins de fer, nouveaux ports et aéroports, télécommunications, connexion internet haut débit et bientôt une énergie disponible et financièrement plus accessible ; infrastructures absolument favorables à l’installation d’unités logistiques ou de production afin de faciliter l’écoulement des marchandises vers les marchés africains.
Pour illustrer cela, durant le Forum International INVEST IN SENEGAL l’Agence en charge de la Promotion des Investissements au Sénégal (APIX) a présenté son projet de construction d’une Zone Economique Spéciale (ZES) qui comprendra un pôle de 33 hectares dédié aux projets Pharmacie : Industrie, Distribution et Formation. C’est le 1er vrai projet structurant en direction de ce secteur qui aura une grande chance de se voir réaliser, d’autant que le financement serait acquis. Et gardons espoir que les mois à venir verront la délivrance par le Ministère de la Santé des deux agréments pour des hubs pharmaceutiques promis au secteur privé lors des travaux du LAB en 2020.
Pour finir, à part les externalités positives inhérentes à l’installation d’une infrastructure appartenant à une institution aussi importante que l’OMS, il est permis de croire en la possibilité d’initiatives favorables à l’industrie locale. Celle-ci pourrait bénéficier de commandes en molécules essentielles génériques destinées aux populations sinistrées. Seulement, il faudra que les producteurs locaux relèvent le défi de la certification de leurs usines et de leurs productions d’une part et sans doute celui de la compétitivité-prix face aux médicaments produits en Asie d’autre part. Défi intéressant au demeurant, à la fois pour nos états et pour les fabricants eux-mêmes. Derrière ce challenge, se profile la possibilité de façonnage de médicaments, c’est-à-dire la production sous licence pour des grands laboratoires, à l’instar des producteurs du Maghreb qui ont mis à profit leur proximité avec l’Europe (le taux d’exportation de l’Algérie, du Maroc et de la Tunisie vers l’UE dépasse les 40% du total des exportations de médicaments de ces pays, qui ont quasiment atteint leur souveraineté pharmaceutique). Les possibilités de joint-venture entre industrie locale et industrie étrangère seront étendues.
L’usine PARENTERUS qui produit des solutés, basée à Bayakh dans la région de Thiès à proximité du futur hub OMS pourrait également en tirer un avantage particulier, quand on sait que le 1er médicament de l’urgence est le soluté de perfusion. L’OMS n’aurait plus besoin de les importer au Sénégal réalisant ainsi des économies d’échelle, sur ses coûts logistiques en regard des volumes et du poids importants représentés par les solutés de perfusion.
Il est permis d’espérer que le partenariat avec l’OMS produira également des résultats palpables avec les grossistes privés, en contribuant à la formation de futurs pharmaciens logisticiens ou spécialisés en pharmacie humanitaire. En situation d’urgence, les grossistes répartiteurs pourraient également mettre à disposition de l’OMS des stocks d’urgence de certains médicaments.
Nous invitons nos autorités à s’approprier des enjeux importants portés par un marché pharmaceutique en pleine expansion sur le continent africain. Nous avons l’occasion enfin de faire évoluer le fameux trio de chiffres qui caractérise négativement notre continent : 17% de la population mondiale- 25% des malades du monde- 3% du marché pharmaceutique mondial.
Cependant, avec une moyenne de 10% par an, le continent a la 2eme meilleure croissance derrière l’Asie. Mais gageons qu’avec le dynamisme de sa démographie, le développement rapide de sa classe moyenne, la promotion d’un grand marché commun (ZLECAF) des bouleversements sont attendus. Entre 2010 et 2020, le marché pharmaceutique serait passé de 17 à 50 milliards de dollars tandis que les dépenses en santé atteindront les 100 milliards de dollars en 2030.
Il est permis d’espérer que l’Afrique de l’Ouest, face aux défis démographiques et de l’emploi qui lui sont posés se saisisse de cette opportunité pour structurellement transformer son secteur pharmaceutique, en particulier l’industrie et la logistique, véritables sources de valeur ajoutée en termes d’emplois qualifiés, de formation, d’innovation, de transfert de technologie, etc.). Quelques expériences de hubs ont été lancées en république de Côte-d’Ivoire ces dernières années ; elles devraient susciter des vocations un peu partout en zone francophone.
La région africaine la plus peuplée en 2050 sera l’Afrique de l’Ouest avec 750 millions d’habitants sur 2,1 milliards dont 60% auront moins de 20 ans. Rappelons ici que le médicament est le seul objet consommé par l’homme de sa naissance à sa mort, comment ne pas lui donner toute sa place dans le processus politique menant au bien-être des populations et manifesté par les Objectifs de Développement Durable (ODD 3) ?
Même si le chemin est encore long, la création récente de l’Agence Africaine du Médicament (AMA en 2019) dont le siège se trouve à Kigali, devrait pousser l’Afrique de la Pharmacie à ne parler enfin que d’une seule voix grâce à une politique volontaire basée sur l’harmonisation des textes, l’intégration des systèmes et la facilitation des échanges sous-régionaux encore trop faibles (en moyenne 14 % en zone UEMOA-2021 et 3,5% en zone CEMAC-2017). Ce sont probablement des préalables à l’adoption d’une véritable stratégie continentale d’installation d’usines de production de médicaments combinées à des hubs logistiques, afin d’atteindre enfin la souveraineté pharmaceutique et son corollaire, la sécurité sanitaire en période de crise, gage de stabilité politique, économique et sociale.
A propos de Dr Jules Charles KEBE
Dr KEBE est le fondateur et Directeur Général de la société anonyme DUOPHARM Sa, grossiste-répartiteur, en activités depuis novembre 2010. L’entreprise compte 250 employés. Dr KEBE est également l’actuel Président du Conseil d’Administration de la société PARENTERUS SA, première unité industrielle de production de solutés de perfusion au Sénégal, en activité depuis novembre 2020.