Informations exclusives et analyse sur les relations tendues entre les clans Bazoum et Issoufou, les supposés pots de vins et les calculs de Moscou sous fond de cours d’uranium qu’il ne faut pas affaiblir. De Niamey au Kazakhstan, voici les dessous d’un putsch.
Le coup d’état militaire du 26 juillet au Niger a mis à jour des nouvelles lignes de fracture géopolitiques. Prise pour cible, la France pourrait être contrainte de se redéployer ailleurs en Afrique, y compris pour ses approvisionnements en uranium. Quant à l’Europe, elle joue son va-tout dans cette région -écartelée entre son soutien pour aider les Etats les plus fragiles face à la poussée djihadiste et l’immigration clandestine et la nécessité d’imposer des sanctions aux putschistes. Face à une situation aussi mouvante, Financial Afrik a demandé son décryptage à Emmanuel Dupuy, Président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE).
Par Christine Holzbauer, à Paris
L’alignement des planètes qui a conduit à la destitution du président Mohamed Bazoum, emprisonné mercredi 26 juillet par son chef de la garde présidentielle, le général Abdourahamane Tchiani, n’a rien à voir avec la main de Moscou. La patronne du Quai d’Orsay, la ministre Catherine Colonna, l’a d’ailleurs reconnu dans ses interventions télévisées dès le lundi 31 juillet, avant d’annoncer le rapatriement des quelque 1200 ressortissants français présents au Niger. Ces départs se faisant sur une base volontaire, 280 personnes sont arrivées le 2 août à l’aéroport Roissy Charles de Gaule avec cinq autres rotations achevées le 3 août, selon les autorités françaises, qui n’ont eu de cesse de demander le retour du président Bazoum à la tête du pays.
Réunis en sommet extraordinaire, dimanche, les dirigeants ouest africains ont aussitôt condamné le putsch, donnant une semaine à ses protagonistes pour rétablir le président déchu dans ses fonctions. Suite à cet ultimatum qui expire ce dimanche, les chefs d’état-major des pays membres de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) sont réunis à Abuja jusqu’à vendredi. L’organisation régionale s’est, en effet, réservée la possibilité d’un recours à la force. Mais, pour Emmanuel Dupuy, Président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE), une intervention armée semble peu probable pas plus d’ailleurs qu’une intervention militaire de la France. Ce spécialiste des régimes militaires insiste, pour sa part, sur la dimension interne du coup d’Etat au Niger, soulignant la très grande implication des armées nationales dans la lutte contre le djihadisme.
«Des généraux plus coopératifs qu’il n’y parait»
Pour lui, en effet, les vraies raisons sont à chercher dans les mauvaises relations que le Président Bazoum entretenait avec les lieutenants de son prédécesseur, le Président Mahamadou Issoufou, dont il était pourtant le dauphin aux dernières élections présidentielles au Niger. A commencer par le général Salifou Modi, chef des forces armées nigériennes depuis 2020 et numéro 2 de la junte nigérienne depuis le 26 juillet 2023. Le 1er juin 2023, ce dernier avait été nommé ambassadeur aux Émirats Arabes Unis…Quant à l’auteur revendiqué du putsch, le général Abdourahamane Tchiani, chef de la garde présidentielle, c’est un fidèle parmi les fidèles de l’ex-président qui l’avait nommé chef de la garde présidentielle durant ses deux quinquennats de 2011 à 2021. S’il a été reconduit à son poste, ses relations avec le chef de l’Etat s’étaient dégradées depuis plusieurs mois. « Son remplacement et une refonte en profondeur de la garde présidentielle devaient être décidés dès ce jeudi (27 juillet) en Conseil des ministres », selon des sources proches du Président renversé.
Pour Emmanuel Dupuy, la perspective des échéances présidentielles de 2026 au Niger pourrait expliquer que la famille Bazoum, – désormais en rivalité avec la famille Issoufou (NDLR : détenteur du Prix Mo Ibrahim pour avoir renoncé à briguer un 3eme mandat, l’ex Président ne pourra se représenter, mais voudrait propulser son fils à la tête de l’Etat) -, ait ressenti le besoin de couper le cordon ombilical. « Bazoum a commencé à le faire en voulant se séparer des gradés d’Issoufou qu’il a d’abord gardés, puis qu’il a tenté de mettre à l’écart. Le général Tchiani n’a tout simplement pas accepté sa mise en retraite anticipée », commente le politologue. Faut-il pour autant y voir la main d’Issoufou « par proxy interposée » dans le coup d’Etat du 26 juillet, comme nombre de commentateurs en Afrique n’ont pas manqué de le souligner ? Le Président de l’IPSE constate, pour sa part : « Il n’y a pas au Niger d’aggravation de la situation sécuritaire. Ce serait même plutôt le contraire. On parle donc bien, ici, d’un coup d’Etat par convenance personnelle… Maintenant, il parait logique qu’Abba, le fils d’Issoufou, (NDLR : Mahamane Sani Mahamadou Issoufou, dit Abba, ministre du Pétrole et de l’Energie de Bazoum) se soit fait arrêter de façon à brouiller les pistes. Et on comprend mieux dans ces conditions que, lors de la réunion des ambassadeurs à Niamey en fin de semaine, à laquelle assistait Sylvain Ite (NDLR : l’ambassadeur de France au Niger), Issoufou ne soit pas montré aussi ferme dans sa critique du coup d’Etat qu’il aurait dû l’être », ajoute Emmanuel Dupuy.
Et de rappeler : les élections présidentielles de 2021 au Niger : « n’ont pas été aussi transparentes et démocratiques que ce que Jean Yve Le Drian (NDLR : ancien ministre des affaires étrangères de la France après avoir été ministre de la défense) l’affirmait à l’époque. » D’où la complexité de la situation sur le terrain : « nombre de militaires au Sahel ne sont pas que putschistes ; ils sont aussi des partenaires fidèles qui ont beaucoup contribué à lutter contre le terrorisme dans la sous-région », insiste le politologue. Aussi, selon lui, le nouvel homme fort à Niamey ne devrait pas déroger vis-à-vis de la France par rapport à la ligne officielle, contrairement à ce qui s’est passé avec la junte au Mali et au Burkina Faso. « Les discours anti-français sur les réseaux sociaux et les appels au retrait immédiat de la présence militaire française ne sont pas corroborées au sommet de l’Etat. Au contraire : l’évacuation des rapatriés français s’est faite en parfaite symbiose avec les nouvelles autorités. Et, à aucun moment, il n’a été question ni du côté français, ni du côté nigérien de déguerpir les forces de Barkhane stationnées au Niger », note-t-il. Pour défaire l’accord bilatéral avec la France autorisant le déploiement de Barkhane sur le sol nigérien, il faudrait non seulement que le nouveau régime le veuille mais qu’il fasse de surcroît revoter le Parlement qui l’a approuvé !
Le retour de l’Uranium Gate
Emmanuel Dupuy ne croit pas, -non plus-, à la « thèse complotiste « selon laquelle le général Abdourahamane Tchiani aurait profité des largesses du Président Issoufou, soupçonné d’avoir perçu, en 2011, 2,6 millions US dollars de pots de vin de la part d’Areva, devenue entre-temps Orano. Certes, avant sa chute, le Président Bazoum s’apprêtait à dénoncer le nouveau contrat d’exploitation des mines d’uranium du Niger par Orano. Sauf que, selon Emmanuel Dupuy, soupçonner la France d’avoir manœuvré en coulisse pour l’empêcher de revoir les termes de ce contrat n’a aucune consistance. « Le groupe Orano se fournit aujourd’hui, ailleurs, dans des pays comme le Kazakhstan ou la Mongolie, à cause d’un minerai moins difficile à extraire qu’au Niger. La mine d’Arlit, notamment, n’a toujours pas délivré ses promesses. Si Orano a conservé 10% de ses approvisionnements au Niger, contre près de 35% auparavant à destination de l’ensemble des pays européen, c’est essentiellement pour des raisons de politique étrangère », explique le Président de l’IPSE.
Dans un communiqué du 12 mai 2023, les avocats de Mahamadou Issoufou dénoncent l’article « mensonger et diffamatoire » publié par Africa intelligence (ex-La lettre du Continent), publié le 27 avril 2023. Cet article, intitulé « De Niamey à Lagos, sur les traces des millions perdus d’Areva dans Uranium Gate », met gravement en cause, selon eux, l’intégrité de leur client. Ces accusations, à l’encontre de l’ex-Président Issoufou, pourraient avoir jeté de l’huile sur le feu. Citant des enquêteurs français et américains, le media en ligne révèle que 23 millions de dollars ont été « ventilés » par l’intermédiaire d’OKI General Trading dans une affaire de vente à perte d’uranium par Areva. Le Président Issoufou est accusé d’avoir reçu, en mars 2012, un virement de 2,6 millions de dollars sur un compte à Dubaï. Or, selon le journal d’investigation nigérien L’Événement, -qui avait déjà explicité toute l’affaire dans son édition du 20 février 2017-, loin de constituer un pot de vin, ce montage financier visait à payer « sous le couvert » une rançon afin de libérer des travailleurs d’Areva et de Vinci retenus en captivité par Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI). Dès son accession au pouvoir en 2011, l’ancien dirigeant nigérien avait hérité du dossier de l’enlèvement par AQMI, dans la nuit du 15 au 16 septembre 2010 à Arlit, de sept employés d’Areva et de Sogea-Satom, une filiale du groupe Vinci. A la demande du Président français de l’époque (Nicolas Sarkozy), il avait été chargé de verser la rançon pour cinq d’entre eux que la France ne pouvait pas officiellement payer, selon l’auteur de l’article, le journaliste Moussa Aksar.
Pour Emmanuel Dupuy, il est encore moins probable que la Russie « qui produit et vend elle-même de l’uranium, -y compris à la France-, veuille s’approprier celui du Niger, car elle n’y a aucun intérêt ! », prédit-t-il. Augmenter la production, sauf à répondre à une demande mondiale accrue, équivaudrait à faire baisser le prix de son propre minerai. A défaut de confisquer les mines, le nouveau régime à Niamey pourrait durcir le ton quant aux retombées attendues de l’exploitation de son uranium, tout en négociant avec Moscou. « Bien sûr, la Russie va profiter de la situation pour se positionner au Niger, comme elle l’a fait au Mali et au Burkina Faso. Le refus de la France d’aider le Burkina avec des livraisons d’armes pour équiper ses milices a fait le lit pour des livraisons d’armes par Moscou à ce pays, comme cela s’était passé auparavant en Centre Afrique. Il ne faudrait pas que le même scénario se reproduise au Niger », avertit le président de l’IPSE.
Le va-tout de l’Europe
Ce énième coup d’état au Niger n’est pas sans conséquences sur la géopolitique de la sous-région. De nouvelles fractures émergent avec, d’un côté « l’amicale des pays putschistes » (Mali, Burkina Faso, Niger + Guinée) et de l’autre, des Etats considérés comme pro-français (Tchad, Mauritanie, Côte d’Ivoire, Sénégal, etc…). Pour Emmanuel Dupuy, cette césure reste très fluctuante, car il y a parmi les militaires putschistes des « pro-Français » avérés, à commencer par le très discret général Abdourahamane Tchiani. « La première victime collatérale est le G5 Sahel. Car à part le Président Bazoum et son homologue mauritanien, Mohamed Ould El-Ghazaouani, il n’y a plus grand monde pour défendre cette organisation depuis les coups d’Etat au Mali et au Burkina Faso », commente-t-il. Reste le Tchad dont le Président Idriss Deby s’est proposé d’emblée comme médiateur au Niger « avec une crédibilité réduite compte tenu des circonstances de son arrivée au pouvoir », poursuit le politologue.
Au Nigéria, le nouveau président, Bola Tinubu, qui a pris ses fonctions en mai 2023, affiche des positions très fermes visant à sanctionner les putschistes s’ils n’acceptent pas de rendre le pouvoir aux civils. « Le Nigéria et le Tchad sont mobilisés sur le Niger, mais c’est d’abord pour sécuriser leurs propres frontières qu’ils savent poreuses. Boko Haram et les autres groupes rebelles qui pullulent entre le lac Tchad et le Tibesti ainsi qu’Ansarul Islam, le premier groupe djihadiste dans l’histoire du Burkina Faso, vont chercher à profiter de la situation », estime le Président de l’IPSE. Quant à une intervention de la CEDEAO, il n’y croit pas. « Il n’y a aucune cohésion au sein de la CEDEAO et encore moins d’unanimité sur l‘utilisation des force armées africaines en attente pour rétablir le Président Bazoum dans ses fonctions », explique-t-il. Il cite le Président béninois, Patrice Talon, qui a protesté auprès de son homologue nigérian contre le recours à la force, mais appelle à faire respecter l’embargo ainsi qu’à des sanctions par l’intermédiaire de la Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BECEAO).« Tout au plus, y aura-t-il un arrêt de l’aide humanitaire et de l’aide au développement. Ce qui risque de faire mal dans ce pays de 20 millions d’habitants, déjà très pauvre », déplore Emmanuel Dupuy.
L’Union européenne devait verser 500 millions euros au Niger dans les prochains jours. Avec le gel de l’aide américaine, ce sont quelque 2 milliards d’euros de manque à gagner dans les caisses de l’Etat. Sans parler de la fermeture des comptes dans les banques qui risque de mettre en danger la cohésion sociale du pays. Pour le Président de l’IPSE, contrairement à ses états membres, l’Union européenne a une carte à jouer. « En tant qu’institution, elle se doit de garder la porte ouverte afin d’aider le Niger à retrouver un ordre constitutionnel établi. Nous, Européens, devons faire attention à ne pas couper tous les ponts, car l’isolement du Niger pourrait avoir de très fâcheuses conséquences, notamment sur les programmes de lutte contre l’émigration clandestine. Face à la Libye, le Niger est un rempart dans la stratégie sahélienne de l’Europe qu’il nous faut préserver », conclut-il.