Par Cheikhna Bounajim Cissé, l’emergentier.
L’Afrique est de nouveau sous les feux des projecteurs. De la place de la Nation à Ouagadougou aux ruelles fumantes de Conakry, de la place de l’Obélisque à Dakar au stade SeiniKountché à Niamey, l’odeur de la colère des jeunes Africains, abusés et désabusés au-dedans, chassés et pourchassés au-dehors, ne cesse de fumer et d’enfumer. Légitimement, ils refusent, catégoriquement (et le mot est faible), de s’identifier aux symboles du passé colonial et esclavagiste de leur continent. Dignes mais pas résignés, ils ont conscience de leur extrême pauvreté et des écarts abyssaux qui les séparent de leurs dirigeants et de ceux qui prétendent aider leurs pays. Ils ont toujours prouvé qu’ils savent se faire entendre quand on leur fait trop attendre. Leur quête de souveraineté et de prospérité n’est plus négociable.
Comment l’Afrique est-elle devenue un terrain de chasse, unobjet de convoitise, au point d’être un enjeu de taille pour les puissances régionales et un jeu de paille pour les puissances internationales ? Comment l’Afrique est-elle devenue un crève-cœur ? Après quatre décennies de programmes économiques draconiens, le continent continue à tenir fermement la corde de toutes les formes possibles d’indigence. Dans de nombreux pays africains, les populations manquent (presque) de tout, même de l’essentiel : manger, boire, travailler, communiquer, se soigner, se loger, s’éclairer, se former, se déplacer… La sécurité est même devenue un luxe, (presque) hors de portée.
Pourtant, assis sur des réserves immenses de minerais, les pieds dans l’eau, avec « une bouche qui dégage une haleine de pétrole » (l’expression est empruntée au politologue Babacar Justin Ndiaye), les Africains continuent à tendre la sébile pour obtenir l’obole. Leurs gamelles ont fait plusieurs fois le tour du monde. En plein XXIe siècle, à mille lieues de la prospérité mondiale, des milliers d’Africains naissent et disparaissent dans l’indifférence totale. Après 60 ans d’indépendance politique, chaque 10 secondes un enfant africain meurt de faim, chaque 10 minutes 15 Africains sont tués par le sida, chaque 10 heures 450 Africains décèdent de paludisme et… chaque jour 246 millions de dollars de flux financiers sortent frauduleusement du continent africain.
La misère, la famine, les épidémies, et depuis peu l’insécurité(importée et imposée) sont devenues des produits d’appel pour certains dirigeants africains qui n’hésitent pas à arpenter, en bonne compagnie, les grandes allées mondaines des villes aux mille et une lumières ; à se pavaner dans les palaces et hôtels de luxe ; à faire du shopping dans les avenues chic et choc ; à apprécier le thé savoureux, le café langoureux et les liqueurs généreux dans les salons feutrés des palais et des palaces ; pour au final participer aux sommets, forums, conférences, tables rondes avec, sur le cartable bien en évidence, « Notre pays est très pauvre et très endetté », et sur la gibecière fluorescente, « Aidez-nous svp, 5 francs n’est pas peu, 5 000 francs n’est pas trop ! »
Et la communauté internationale contribue largement – si elle n’en est pas à l’origine – à la perpétuation de ce système immoral et amoral, à travers la création de multitudesinstruments financiers, de programmes et de projets. Le budget de fonctionnement de beaucoup de ces projets (coût des expatriés et des prestataires, achat et entretien de véhicules, déplacements et missions, etc.) dépasse largement l’apport réel aux populations censées être les bénéficiaires de l’aide, et dont certains des responsables locaux se payent même le luxe de détourner une bonne partie du peu qui leur reste dans l’assiette. De l’aveu de l’ancien Premier ministre haïtien Michèle Pierre-Louis, dont le pays a bénéficié de l’équivalent de 120 plans Marshall en trois décennies(excusez du peu !), « les effets de l’aide internationale en Haïti ne sont visibles qu’au microscope ». D’après le Center for Economic and Policy Research (CEPR), sur un apport de fonds total de l’USAID de 1,38 milliard de dollars destiné à la reconstruction de Haïti, « à peine 0,9 % est parvenu aux mains d’organisations haïtiennes, alors que 56,6 % sont allés à des firmes basées à l’intérieur du Beltway (Washington, Virginie et Maryland). »
Les partenaires dits de développement, retranchés dans leurs imposants sièges à Bruxelles, à Genève et à Washington, tabernacles de l’ultralibéralisme, ont-ils visité les pénates en Afrique, les huttes et les cahuttes, les gourbis et les cagibis, les cambuses et les masures ? Ont-ils humé les odeurs capiteuses qui fument des entrailles des pauvres et des appauvris ? Ont-ils festoyé en leur compagnie en ingérant leur bectance et leur cuistance ?
Que dire des dirigeants africains, hors de vue, iroquois et narquois, à l’abri sous les lambris et les dorures de somptueux palais nichés dans des fastueux domaines verdoyants et fleuris, à bonne distance des taudis et des taudions de leurs concitoyens, et qui, à la clameur des comptines soporifiques de leurs comparses, sirotent quiètement le thé et savourent les petits fours du maître queux ? Que dire de ces gouvernants, véritables fossoyeurs de l’économie de leurs pays, qui au moindre bobo prennent le large pour se soigner dans les meilleurs hôpitaux à l’étranger, aux frais de leurs contribuables, laissant ces derniers fréquenter les lugubres et insalubres dispensaires squattés par les mouches du jour et les moustiques de la nuit ? Que dire des satrapes entourés de partisans et de courtisans, agrippés aux maigres mamelles de leurs pays, qui sont plus préoccupés à se servir que de servir leurs populations ?
Que dire des Africains qui piétinent les symboles et les valeurs de leur continent, et qui n’ont d’autres ambitions que leur réussite personnelle et celle de leur coterie ?
Un homme, « le Big Boss », un bellâtre « cravaté ou gros-boubouté », obnubilé par « le m’as–tuvisme » et le « plein-la-vue », accro à la belle vie pimpante et trépignante, qui fredonne entre injures et parjures pour exposer son faraud, et qui dansotte entre imprudence et impudence dans les lieux de pouvoir et d’influence ?
Une femme, « gros-foulardée, perruquée ou longs-talonnée », au style apprêté et aux atours empruntés, qui s’endimanche en conjuguant le « faux » au plus que parfait, avec une peau décapée, des longues « mèches brésiliennes » et des moumoutes « lace », des faux ongles en gel et des faux sourcils en tube, des faux-cils biseautés et un eye-liner pour sublimer le regard, des lèvres pulpeuses pour illuminer les dandys et les gandins et une plastique lascive, redessinée par le bistouri des toubibs, pour fulminer les lords et les milords ?
Un enfant, un chenapan à l’air sacripant et au comportement déviant et défiant, irrespectueux au-dedans et impétueux au-dehors, abonné à la facilité et à l’indocilité, dont le pantalon ronronne sur ses graciles membres, qui s’enjaille en proférant des infamies et des vilenies dans la rue, et qui bluffe pour faire du buzz sur les réseaux sociaux ?
Il est répété à satiété, comme une litanie psalmodiée, que « l’Afrique est la nouvelle frontière de la croissance économique mondiale », ou que « l’Afrique est l’avenir du monde », ou même que « l’Afrique est le XXIe siècle »… Et les dirigeants africains y croient, prêts à ingérer tout ce qui se conçoit et se fait ailleurs, même de mauvais ; et, vent debout, à refuser et à récuser tout ce qui se dit et se fait chez eux, même de bon.
Pourquoi les dirigeants des pays dits riches, ceux que les gouvernants africains s’empressent de visiter, empruntent le chemin inverse en se bousculant sur le continent pour faire leurs emplettes, qui de quoi faire tourner leurs usines, qui de quoi préserver l’emploi de leurs concitoyens, qui de quoi nourrir leurs populations, qui de quoi asseoir leur hégémonie, qui de quoi renforcer leur stature, et tutti et quanti ? Les sages bambaras disent : « Quand tu vois la langue circuler entre les doigts, si elle ne cherche pas le sel, elle cherche l’huile. »
En vérité, l’Afrique n’a pas besoin de charité. L’Afrique a plus besoin de partenaires que de donateurs, d’intérêts convergents que d’intérêts imposés, de prêts libres que de dons liés, de relations durables que de générosité vénérable. Que l’on soit donc clair, il ne peut pas y avoir de développement en confiant les économies africaines aux partenaires bilatéraux et multilatéraux, aussi humanistes et africanistes soient-ils, avec l’espoir qu’ils sauront faire preuve de mansuétude à notre égard. Et même à rêver que ces pays « amis » ralentiraient leurs économies pour que les nôtres puissent (enfin) décoller. Ce sera trop leur demander. Et même si c’est le cas, ils ne le feront pas. Ce n’est pas parce qu’ils aiment le foie gras qu’ils doivent forcément s’intéresser à la vie du canard. Franchement, où a-t-on vu un prédateur affranchir sa proie et la hisser à sa hauteur ? En un mot comme en mille, la liberté s’arrache et se détache, elle ne se lâche pas.
Le jour où les Africains comprendront que la solution à la lancinante question de leur développement n’est pas à Paris, ni à Washington, ni à Pékin, ni ailleurs, ils auront fait un grand pas sur le chemin de la lucidité. L’historien Joseph Ki-Zerbo, avant de prendre congé de nos inerties et de nos inepties, nous avertissait : « N’an lara an sara » (traduit littéralement, « si nous nous couchons, nous mourons »). Voilà tout le monde prévenu. A chacun de s’en faire ou de s’en défaire !
L’émergentier