Par Ghazi Ben Ahmed – Fondateur et Président MDI, Mediterranean Development Initiative Brussels.
Dans un monde où des puissances émergentes qualifiées de « concurrents stratégiques et rivaux systémiques » comme la Chine et la Russie font de plus en plus sentir leur présence en Afrique et au-delà, l’Europe s’interroge depuis quelque temps sur la manière dont elle peut continuer à exercer son influence. Les politiques traditionnelles qui conditionnaient l’aide de l’UE aux pays en développement à des réformes en matière de démocratie et de droits de l’homme semblent avoir perdu de leur attrait, car des acteurs tels que la Chine sont intervenus pour fournir des investissements et de l’aide sans conditions politiques.
Dans ce contexte, l’UE, sous l’impulsion de certains États membres comme l’Italie de Georgia Meloni, a adopté une nouvelle stratégie qui consiste à distribuer de l’argent à des régimes autoritaires en échange de services. Ainsi, poussés par la crainte des migrations en provenance d’Afrique, la Présidente (en fin de mandat) de la Commission européenne Von der Leyen, Meloni et le Premier ministre néerlandais (démissionnaire) Mark Rutte – s’autoproclamant eux-mêmes « Team Europe » – se sont rendus à deux reprises en Tunisie en juin et juillet 2023 pour signer avec le président tunisien Kais Saied, une assistance économique détachée des réformes politiques et de gouvernance, et en dehors du cadre de l’Accord d’Association. Ce nouvel accord ad hoc de grande envergure avec la Tunisie prévoit une rente de plus d’un milliard d’euros en échange, entre autres mesures, d’efforts visant à juguler les mouvements migratoires et faire le « sale boulot[1] » localement.
Si, la Chine est géographiquement beaucoup moins touchée par l’instabilité politique des pays africains, qui éclate invariablement lorsque les droits sont bafoués et que la répression débouche sur des protestations, pour l’Europe, renoncer aux droits, aux règles et à la loi dans son voisinage sud n’est pas seulement sans principes ou immoral, c’est clairement contre-productif.
Influence néfaste de l’activisme de Rome en Méditerranée sur la stratégie de la commission européenne
Lors du dernier sommet de l’UE à Bruxelles avant la pause estivale, les dirigeants européens ont approuvé les grandes lignes d’un accord migratoire avec le président tunisien Kais Saied et se sont déclarés favorables à ce qu’il serve de modèle pour des accords similaires avec les pays voisins. L’Égypte et le Maroc devraient être les prochains pays sur la liste de la Commission, et un projet d’accord avec le gouvernement du président Abdel Fattah el Sissi est attendu avant la fin de l’année.
Ce type d’accord opaque et controversé, entre la Commission européenne et la Tunisie marque une nouvelle étape dans les relations EuroMed et met en lumière une Europe marquée par une panique anticipatrice. La politique étrangère de l’UE est piégée par l’écart croissant entre la rhétorique noble de la Commission européenne et la realpolitik pratiquée par l’Italie et d’autres états membres populistes.
En matière de migration, l’Europe a évolué vers la droite. La pandémie de Covid-19 a produit un consensus tacite selon lequel l’UE devrait s’efforcer de maintenir ses frontières extérieures fermées afin de maintenir ouvertes ses frontières intérieures.
Ainsi, Georgia Meloni, est devenu le porte-drapeau d’une approche brutale orientée vers la limitation coûte que coûte de l’immigration en provenance d’Afrique. Elle s’est rendu 3 fois en Tunisie pour y négocier et conclure un pacte, échangeant des fonds d’aide contre des efforts plus stricts pour empêcher les migrants de faire la traversée. Lors d’une audience avec la Commission européenne (31 août 2023), les parlementaires européens de tous bords ont critiqué l’accord pour avoir ignoré les préoccupations en matière de droits de l’homme en Tunisie, les déportations massives de sub-sahariens dans le désert libyen, et renforcé le dirigeant autoritaire du pays, Kais Saied. Face à ces critiques, le négociateur européen Gert Jan Koopman a répondu : « Il ne nous appartient pas de porter un jugement sur un gouvernement[2]. » Pourtant, c’est une question de crédibilité fondamentale pour l’UE de critiquer les autorités tunisiennes lorsqu’elles maltraitent des migrants, alimentent des attitudes racistes et xénophobes, et renvoient de force des personnes fuyant par bateau qui risquent de subir de graves préjudices en Tunisie. En entérinant et finançant le memorandum dans sa version actuelle, c’est-à-dire, sans dispositions explicites pour protéger les droits des migrants, l’UE partage la responsabilité de la souffrance de ces personnes, des réfugiés et des demandeurs d’asile en Tunisie. Il est clair que ce mémorandum doit être revu et renégocié sur des bases humaines.
L’Italie est certes en droit de vouloir protéger ses frontières mais pas à n’importe quel prix et certainement pas en facilitant avec enthousiasme de graves violations des droits humains en Tunisie et en Libye au nom de l’arrêt des bateaux méditerranéens.
Cette vision qui consiste à agir sur les symptômes plutôt que sur les causes est en décalage avec l’approche plus globale prônée par la Commission européenne et qui comporte deux volets, un intra-européen de partage du fardeau et un externe à négocier avec les pays tiers. Le vice-président de la Commission, Margaritis Schinas, en charge entre autres du dossier migration, défend ainsi une approche globale. « Sur l’asile et la migration, on ne peut pas travailler comme un pompier et courir d’une crise à l’autre. Il faut construire un nouveau système complet pour la migration et l’asile en Europe. C’est notre proposition pour un nouveau pacte migratoire[3]. » Sous son leadership, la commission européenne propose une approche plus juste, plus holistique qui considère à la fois la migration légale et illégale, l’éducation, la mobilité et le développement des compétences. Le but ultime étant de transformer la Méditerranée en une zone de commerce, de prospérité et de paix, favorisant le développement de l’Afrique tout en gérant les flux migratoires, dans un contexte de difficultés démographiques de l’UE.
En conclusion, la fin ne justifie pas les moyens. Nous vivons une période de turbulences, dans un monde qui est devenu plus fragile. La guerre menée par la Russie en Ukraine a douloureusement démontré que nous ne pouvons pas considérer la paix comme acquise, ni même faire confiance et bâtir des relations économiques durables avec des régimes dictatoriaux comme celui de Poutine.
De même, que les turbulences politiques dans plusieurs pays du Sahel sont autant de rappels que l’UE doit changer de braquet et cesser de miser et d’entretenir des relations privilégiées avec des régimes dictatoriaux et corrompus.
L’Europe ne doit pas être prise en otage par les manœuvres contreproductives de l’Italie. Elle a besoin d’une nouvelle stratégie, pragmatique certes mais aussi humaine, qui consiste à ne pas réduire l’Afrique à un terrain de compétition ou de rente, et de ne pas succomber aux sirènes de ce type de compromis boiteux qui visent à entretenir des régimes autoritaires instables et imprévisibles dans des pays devenus incapables de sortir de la pauvreté malgré leurs richesses. Le socialiste Pascal Lamy, sur un accord migratoire similaire, UE Turquie, justifiait l’injustifiable : « c’est aussi ça, la diplomatie. Il y a des valeurs, et des circonstances. Parfois, il faut adapter les valeurs aux circonstances si ceci permet de reprendre la maîtrise de ces flux que nous avons perdus collectivement. Alors, c’est une direction dans laquelle il faut aller. Je ne dis pas ça de gaieté de cœur, mais parfois il faut faire des compromis [4].»
C’est dire si le chemin est encore long !