Par Dr Aboubacar FALL*
“The ship has reached the shore”
“Le navire est arrivé à bon port”
C’est par ces mots que, le 4 mars 2023, l’Ambassadrice Renée Lee, Présidente de la Conférence Intergouvernementale sur la Protection de la Biodiversité en Haute Mer, a clos les travaux ayant abouti à l’adoption du nouveau Traité des Nations Unies dont l’intitulé exact est «Traité sur la conservation et l’utilisation durable de la biodiversité biologique marine des zones situées au-delà de la juridiction nationale », plus connu sous son acronyme anglais BBNJ (Biodiversity Beyond National Jurisdiction ).
Cet Accord historique est l’aboutissement de négociations qui ont débuté, il y a quinze ans sous les auspices d’un Groupe de travail ad hoc, suivi d’un Comité préparatoire et d’une Conférence intergouvernementale. La mission assignée par l’Assemblée Générale des Nations Unies à ces structures de réflexion et de négociation était de trouver des solutions globales aux menaces qui pèsent sur la biodiversité au-delà des espaces maritimes relevant de la compétence des Etats côtiers, appelés les eaux internationales ou bien la haute mer.
L’objet de cet article est de fournir au public les informations de base destinées à la compréhension des enjeux de gouvernance des océans et des solutions préconisées par le nouvel instrument juridique des Nations Unies. A cette fin, nous procéderons, d’abord, à un rappel du contexte de la gouvernance de la biodiversité en haute mer (II), nous exposerons, ensuite, le dispositif juridique et institutionnel mis en place par le nouveau Traité, (III) avant de procéder à une analyse prospective des défis de la mise en œuvre du Traitépour les activités des opérateurs du secteur privé (IV).
Rappel historique et contexte de gouvernance
Les espaces maritimes sous la souveraineté des Etats côtiers sont régis par le droit international, en particulier, la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer (CNUDM) signée le 10 Décembre 1982 à Montego Bay (Jamaïque). Cette Convention définit les différents espaces maritimes que les Etats peuvent revendiquer ainsi que les droits et obligations des Etats sur ces espaces que sont : les eaux intérieures, la mer territoriale et la zone économique exclusive (ZEE). La haute mer, quant à elle, comprend toutes les zones des océans situées au-delà de ces espaces et sagestion ne ressort de la responsabilité exclusive d’aucun Etat.
Alors que les océans couvrent environ les deux-tiers (2/3) de la surface de la terre, la haute mer couvre 64% de cette surface et représente 95% du volume des océans. Puisqu’elles sont éloignées des côtes, les eaux internationales ne sont l’objet d’aucune surveillance ni de contrôle des activités humaines qui s’y déroulent et dont les impacts sur les écosystèmes marins sont particulièrement néfastes. La haute mer est soumise à de rudes pressions telles que les pollutions marines, la surexploitation des ressources halieutiques, l’exploitation minière des grands fonds marins, ainsi que les conséquences des changements climatiques. A cette situation s’ajoute l’absence d’un cadre de gouvernance solide et suffisamment protecteur de la biodiversité marine dans les eaux internationales. En effet, malgré quelques avantages, rappelés dans sa Partie VII, la CNUDM comporte de nombreuses lacunes quant à la gouvernance des eaux internationales. Ainsi, elle ne contient aucun critère spécifique permettant de garantir une mise en œuvre effective des obligations de protection de l’écosystème marin et de ses ressources. C’est pour pallier ce déficit de gouvernance que les Nations Unies ont mis en place les conditions de l’adoption de ce nouvel instrument juridique contraignant.
Le dispositif juridique et institutionnel du nouveau traité
Afin de promouvoir une mise en œuvre effective et efficace du Traité, la communauté internationale a, tout d’abord, jugé utile de mettre en place différents outils juridiques. Il s’agit : (i) d’un régime juridique destiné à assurer une exploitation durable des ressources génétiques marines ainsi que le partage des avantages qui en découlent, (ii) de l’obligation pour tout opérateur de réaliser des études d’impact environnemental des activités susceptibles d’entrainer une pollution substantielle ou des modifications préjudiciables au milieu marin, (iii) d’un cadre juridique visant la mise en place d’outils de gestion par zones et des aires marines protégées afin de préserver, restaurer et maintenir la biodiversité, (iv) de mécanismes de renforcement des capacités et de transfert de technologies marines des pays développés vers les pays en développement.
Par ailleurs, le Traité a également prévu de mettre en place des outils institutionnels sous la forme d’organes internationaux chargés de s’assurer de la bonne mise en œuvre de ce nouvel instrument juridique. Il s’agit (i) de la Conférence des Parties (COP), (ii) d’un secrétariat, (iii) d’un organe scientifique et technique et (iv) d’un comité de mise en œuvre et de conformité. Il faut rappeler que le principe de la liberté de la haute mer est au cœur de la CNUDM. Il s’agit d’un principe universel consacré par le droit international coutumier. Cesacrosaint principe sera , désormais, limité de façon significative par l’avènement du nouveau Traité. Ainsi, les opérateurs privés du secteur du transport maritime, de la pêche, de l’exploitation minière des fonds marins et des câbles sous-marins seront soumis à des nouvelles procédures et autres exigences de fond lorsqu’ils voudront entreprendre des activités dans les eaux internationales.
Quels sont les défis de l’application du Traité sur les activités du secteur privé ?
Bien qu’ayant été adopté le 04 Mars 2023, le nouveau traité n’entrera en vigueur qu’après avoir été ratifié par soixante (60) Etats membres et cent-vingt (120) jours après la soixantième ratification. La principale caractéristique de ce nouvel instrument juridique international réside dans sa force obligatoire, c’est-à-dire que ses dispositions seront contraignantes et s’imposeront à tous les opérateurs d’activités en haute mer. Rappelons qu’en vertu du principe de la relativité des contrats, le nouveau Traité ne produira ses effets qu’à l’égard des Etats-Parties. Cette situation est préoccupante, à plusieurs égards, en raison, notamment, de ce que, si le Traité vise à réglementer toutes les activités menées dans les eaux internationales, force est de constater que ce sont généralement les entreprises privées et non les Etats qui opèrent en haute mer. En transposant les dispositions du Traité dans leurs législations nationales, les Etats-Parties devront pouvoir contraindre les opérateurs privés et autres acteurs non-étatiques à se conformer aux règles de procédure et de fond instituées par la nouvelle Convention internationale.
En effet, le Traité met l’accent sur la compétence juridique des Etats sur les activités menées en haute mer et non sur les entités privées qui effectuent ces activités. Dès lors, les Etats-Parties devront s’assurer que les activités en haute mer relevant de leur compétence juridique ou de leur contrôle sont initiées et exécutées conformément aux nouvelles exigences de forme et de fond. Il en sera ainsi, notamment, de l’obligation pour les opérateurs de conduire les évaluations d’impact environnemental, de la mise en place d’outils de gestion par zones et d’aires marines protégées. La difficulté majeure à laquelle risque d’être confrontée l’application du Traité par les Etats-Parties réside dans ce que celui-ci ne fournit aucune définition de ce qu’il entend par les termes compétence et contrôle. Ces notions n’ont même pas été débattues lors des négociations. En réalité, elles ont été empruntées à la Partie XII de la CNUDM relative à la protection et à la préservation du milieu marin.
S’il est vrai qu’un principe bien établi en droit international de l’environnement impose aux Etats de s’assurer que les activités menées sous leur compétence ou contrôle ne nuisent pas à l’environnement, il existe peu d’indications sur la façon dont ce contrôle devrait s’exercer. Selon la doctrine, l’Etat du pavillon du navire doit être compétent pour exercer son contrôle sur les activités du propriétaire ou armateur de cenavire en haute mer. Il en est de même lorsque l’Etat participe à un projet d’exploitation minière des grands fonds marins. Il devra alors exercer son contrôle sur les activités d’exploration et d’exploitation menées par les opérateurs privés. Mais, les problèmes juridiques sont plus complexes dans d’autres situations qui appellent, notamment, les questions suivantes :
1) Comment l’Etat-Partie pourrait-il, par exemple, exercer son contrôle sur des engins sous-marins sans pilote opérant dans les profondeurs des eaux internationales ? En effet, ces véhicules téléguidés ne sont pas toujours des navires et ne battent le pavillon d’aucun Etat.
2) Comment exercer un contrôle sur le nombre croissant de câbles sous-marins internationaux qui atterrissent dansplusieurs Etats côtiers, ne sont immatriculés dans aucun de ces Etats et appartiennent, en général, à des sociétés multinationales ou à des consortia de sociétés internationales ?
En effet, certaines sociétés internationales utilisent des navires battant les pavillons de plusieurs Etats pour inspecter les tracés des câbles, poser et entretenir ces câbles sous-marins. Il est également possible que plusieurs Etats cherchent, simultanément, à exercer leur contrôle sur ces activités. Cette situation engendrerait de très sérieux problèmes juridiques. Dans d’autres circonstances, il est possible qu’en l’absence d’un lien clair et précis entre un Etat côtier et les activités exécutées en haute mer, tout contrôle s’avère inopérant, voire inefficace.
A l’évidence, de nombreuses questions de mise en œuvreeffective et efficace du Traité se posent déjà. Il appartiendra aux nouvelles institutions créées par le Traité, notamment, la Conférence des Parties, l’organe scientifique et technique ainsi que le Comité de mise en œuvre et de conformité, de proposer des solutions juridiques. De leur côté, les opérateurs du secteur privé devront commencer à réfléchir aux moyens techniques et juridiques de se conformer aux exigences de ce nouvel instrument international.
CONCLUSION
L’Afrique, à travers le Groupe Africain (GA) des négociateurs, a joué un rôle important dans l’adoption du Traité, notamment, en concentrant ses efforts sur des sujets tels que (i) le partage juste et équitable des avantages à tirer de l’exploitation des ressources des océans et (ii) la mise en place d’un cadre mondial destiné à adopter des mesures de conservation et à garantir l’équité dans l’utilisation durable de ces ressources. Cette position du GA est fondée sur le principe du droit international selon lequel les ressources des océansconstituent le Patrimoine Commun de l’Humanité. Par ailleurs, les Etats africains ont obtenu de bénéficier d’une assistance technique et financière pour le renforcement deleurs capacités dans la préparation, la conduite et l’évaluation des études d’impact environnemental destinées à protéger et préserver le milieu marin.
Rappelons que le 20 septembre 2023, à New York, le Traité a été ouvert à la signature et que soixante (60) Etats signataires sont exigés pour son entrée en vigueur. Avec 54 Etats dont 38 Etats côtiers, le continent africain permettra-t-il, par un large nombre de signataires et une ratification massive, de réaliser l’entrée en vigueur rapide de ce Traité historique ?
*Aboubacar FALL
Docteur en droit, Avocat, Membre Titulaire du Comité Maritime International (CMI) et Président de la Société Sénégalaise de Droit International (SSDI)
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Références bibliographiques
1) Gouvernance des océans et croissance bleue : Enjeux, possibilités et réponses stratégiques ;
www.europarl.europa.eu/thinktank/fr/document/EPRS_BRI (2019)
2) La gouvernance de la haute mer et la protection de sa biodiversité
www.ofb.gouv.fr/agenda/la_gouvernance-de-la-haute-mer-et-la-protection-de-sa-biodiversité (10 février 2022)
3) Nouveau traité des Nations Unies sur la biodiversité au-delà des juridictions nationales (BBNJ) par Alice Colarossi, Reedsmith.com, 13 mars 2023
4) Comment le nouveau traité « BBNJ » ou « haute mer »pourrait bientôt entrainer de nouvelles obligations pour le secteur privé par Alice Colarossi, Reedsmith.com, 13 mars 2023
5) Public Development Banks Call to Deliver Positive Actionfor the Ocean
https://financeincommon.org (4 septembre 2023)
6) Comment l’Afrique bénéficie du nouveau Traité historique ? par Dr Michael Imran KANU in Africa Renewal, 10 avril 2023