Le débat sur le Franc CFA revient invariablement sur la garantie française. Ci-dessous deux avis opposés mais complémentaires de deux éminents économistes. Pour Ndongo Samba Sylla, cette garantie est superflue. Son aîné Michel Nadim Kalife estime que la caution de l’hexagone est nécessaire.
Ndongo Samba Sylla, économiste sénégalais
Le mythe de la garantie française de la convertibilité du franc CFA
On considère comme acquise l’idée que les banques centrales émettrices du franc CFA bénéficient d’une garantie illimitée de la part du Trésor français. Ne serait-ce qu’un mythe commode qui légitime l’ingérence du gouvernement français en Afrique ? Sur l’ensemble du continent, la décolonisation monétaire a impliqué l’adoption de monnaies nationales par les nouveaux États indépendants et le démantèlement progressif des zones monétaires coloniales (la zone sterling, la zone peseta, la zone escudo, la zone monétaire belge). Les pays francophones au sud du Sahara ont fait exception à cette tendance, car la plupart d’entre eux ont maintenu leur appartenance à la Zone franc.
En effet, la France a conditionné leur accès à l’indépendance à la signature d’accords de coopération portant sur des domaines de souveraineté tels que les matières premières, le commerce extérieur, la défense, la monnaie, etc. Certains pays, comme la Guinée en 1958, la Mauritanie et Madagascar en 1973, ont pu quitter la Zone franc. Pour les autres anciennes colonies françaises d’Afrique occidentale et centrale, le Togo et le Cameroun, une longue histoire de cooptation politique des élites justifie encore l’utilisation du franc CFA. Ces dernières années, les manifestations populaires contre le franc CFA ont alimenté les débats économiques sur ses avantages et ses inconvénients, ainsi que sur son impact distributif. Nous abordons ici la question relativement peu explorée de la «garantie de convertibilité illimitée».
En effet, de nombreux experts semblent considérer comme acquis le point de vue selon lequel les banques centrales qui émettent le franc CFA bénéficient d’une garantie illimitée de la part du Trésor français. Les 14 pays des deux zones CFA plus les Comores constituent la zone franc en Afrique. Les billets de banque en francs CFA sont imprimés par la Banque de France, tandis que les pièces de monnaie en francs CFA sont fabriquées par la Monnaie de Paris. Selon un cadre de la Banque de France, la BCEAO et la BEAC sont «les deux principaux clients de la Banque de France hors zone euro et représentent plus de 40 % et même près de la moitié de sa charge future. [Ce sont des clients importants pour l’avenir de cette activité en France» (Pigeaud et Sylla 2020).
Engagement budgétaire
Quatre principes régissent le fonctionnement du franc CFA (et du franc comorien). Le premier est l’arrimage au franc français, qui a été remplacé par l’euro en 1999. Le deuxième principe est la liberté de transfert des capitaux et des revenus entre les deux blocs CFA et la France d’une part, et à l’intérieur de chaque bloc d’autre part. Le troisième principe concerne la «garantie de convertibilité illimitée» du Trésor français, c’est-à-dire la promesse du Trésor français de prêter à la BCEAO et à la BEAC les montants souhaités en euros lorsque le niveau de leurs réserves de change est insuffisant. Il s’agit d’un engagement budgétaire qui relève des prérogatives du gouvernement français, par opposition à un éventuel engagement monétaire qui impliquerait la Banque de France. En contrepartie de cette garantie, la BCEAO et la BEAC disposent de représentants français dans leurs instances, qui contrôlent la politique monétaire et de change avec un droit de veto, autrefois statutaire, aujourd’hui implicite. En effet, pour les décisions impliquant des modifications statutaires, l’unanimité des membres est requise au sein du Comité de politique monétaire et du Conseil d’administration. Une autre contrepartie est l’obligation pour la BCEAO et la BEAC de déposer la moitié de leurs réserves de change sur un compte d’opérations, compte spécial du Trésor français, conformément au quatrième principe, à savoir la centralisation des réserves de change. Ce dispositif institutionnel, qui date de la période coloniale, a été conçu à l’origine pour servir les intérêts métropolitains.
Parmi les avantages incontestables de la zone franc, on peut citer l’accès à des débouchés privilégiés et stables pour les entreprises françaises et la garantie qu’elles peuvent rapatrier leurs capitaux et leurs revenus sans risque de change et de transfert. La France peut également acheter ses importations en provenance de la zone franc dans sa propre monnaie, ce qui lui permet d’économiser ses réserves de change et de soutenir indirectement la valeur de sa monnaie. Cet avantage a été particulièrement important pendant la période du franc, une monnaie relativement instable qui a subi dix dévaluations entre 1948 et 1986.
Un atout pour les entreprises françaises
En outre, la France gagne des devises grâce à ses éventuels excédents commerciaux avec les pays de la zone CFA et aux dépôts obligatoires des réserves de change de ces pays dans les comptes d’opérations/auprès du Trésor français. En résumé, la France jouit dans les limites de la zone franc d’une sorte de privilège exorbitant. Au fil des décennies, la domination monopolistique de la France et de ses banques sur les économies de l’UMOA et de la CEMAC s’est progressivement érodée en raison de la libéralisation du commerce mondial et de l’intensification de la concurrence internationale. Cependant, ces développements ne semblent pas avoir altéré l’appétit des Français pour le système CFA. Selon les estimations les plus récentes, 49 % des entreprises françaises opérant dans la zone franc la considèrent comme «un atout extrêmement favorable pour les affaires». Pour 47% d’entre elles, il s’agit d’un «plus, sans être déterminant par rapport à d’autres facteurs». Seules 4 % la considèrent comme un handicap (Gaymard 2019, 222). Le rapport du ministère français des Affaires étrangères qui cite ces chiffres prévoit avec optimisme que la zone franc ne disparaîtra pas de sitôt : «Ainsi, le scénario le plus probable n’est pas son abandon, mais la poursuite de ses mutations.» En revanche, les populations africaines sont de plus en plus critiques à l’égard des relations monétaires privilégiées avec la France. Outre l’acronyme FCFA qui leur rappelle ses origines coloniales, elles se demandent pourquoi la France est représentée dans les instances de la BCEAO et de la BEAC, pourquoi cette dernière doit déposer une partie de ses réserves de change auprès du Trésor français, et pourquoi elles confient à la Banque de France la fabrication de leurs billets de banque. Par exemple, selon un sondage réalisé par Afrobaromètre (2019), les deux tiers des Togolais pensent que le franc CFA profite principalement à la France et qu’il devrait être supprimé. En décembre 2019, dans un contexte de critiques croissantes, la France, ainsi que la Côte d’Ivoire, ont décidé de modifier le fonctionnement du système CFA en Afrique de l’Ouest. La BCEAO elle-même semble avoir reçu la nouvelle en même temps que le grand public. Comme le note un rapport parlementaire français, l’annonce de cette réforme à Abidjan par les présidents Emmanuel Macron et Alassane Ouattara «a surpris tout le monde : les élus, les opérateurs économiques, la Banque centrale et la population».
L’éco verra-t-il le jour ?
Cette réforme a mis fin à l’obligation pour la BCEAO de déposer la moitié de ses réserves de change auprès du Trésor français. En lieu et place des représentants français, une personne est désignée par la France et les pays de l’UMOA. En contrepartie, le gouvernement français a fait adopter des mesures qui lui permettent de continuer à surveiller et à contrôler la politique monétaire et de change de la BCEAO en vertu de sa garantie, et de faire revenir ses représentants en cas de crise. L’annonce que le franc CFA en Afrique de l’Ouest serait rebaptisé éco en juin 2020 était peu crédible. Pour des raisons techniques et juridiques, le délai était trop court pour permettre l’introduction d’une nouvelle unité de compte.
De plus, éco, abréviation de CEDEAO (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest), est le nom choisi par la CEDEAO pour son projet de monnaie régionale unique pour quinze pays, dont les huit pays de l’UMOA. En principe, ces derniers ne peuvent pas utiliser cette appellation car aucun d’entre eux ne remplit encore les critères d’entrée dans la future zone monétaire de la CEDEAO. La tentative des pays du CFA de s’approprier le nom d’éco, en violation de la feuille de route de la CEDEAO, a été critiquée par le président nigérian Muhammadu Buhari. «C’est un sujet de préoccupation qu’un peuple avec lequel nous souhaitons entrer dans une union prenne des mesures importantes sans nous faire confiance pour discuter.» Sans confiance, a-t-il poursuivi dans un fil twitter daté du 23 juin 2020, «nos ambitions pour une Union monétaire stratégique en tant que bloc de la CEDEAO pourraient très bien être sérieusement compromises.» En réalité, la réforme Macron-Ouattara est plus administrative que monétaire. Elle n’a pas mis fin au franc CFA, comme l’a laissé entendre une partie de la presse internationale. L’ancrage à l’euro a été maintenu, de même que le contrôle juridique et politique de la France sur l’UMOA, formalisé par un nouvel accord de coopération et une convention de garantie.
Le mythe de la « garantie » française
La «garantie de convertibilité illimitée» constitue la principale justification juridique de la position dominante et des prérogatives de la France au sein du système CFA. Sans cette garantie, le gouvernement français aurait eu beaucoup de mal à justifier son rôle de gardien monétaire pour la plupart de ses ex-colonies au sud du Sahara. Cette garantie est rendue superflue par les règles auxquelles la BCEAO et la BEAC sont soumises. Dans le cadre de leur accord monétaire avec le gouvernement français, elles doivent chacune maintenir un ratio de couverture des émissions monétaires (le rapport entre le total des réserves officielles de change et la base monétaire) d’au moins 20 %. En dessous de cette limite, elles doivent resserrer leur politique monétaire et tenter de reconstituer leur stock de réserves de change. Ce système d’alerte permet ainsi de prévenir un éventuel déclenchement de la garantie du Trésor français.
Dans la pratique, les deux banques centrales maintiennent généralement des ratios de couverture de l’émission monétaire relativement élevés. Sur la période 1960-2022, la garantie n’a été activée pour la BCEAO et la BEAC qu’au cours des années 1980. À cette époque, les pays africains connaissent une crise de la dette. La crainte d’une dévaluation du franc CFA, à laquelle la France s’était opposée malgré les recommandations du FMI, a alimenté la fuite des capitaux de la zone franc. Les découverts accordés par le Trésor français à la BCEAO et à la BEAC s’inscrivent dans ce contexte. Dans le cas de la BCEAO, ils représentaient une moyenne annuelle d’environ 100 millions de dollars (32 milliards de francs CFA) entre 1980 et 1989, un chiffre relativement insignifiant comparé à une fuite de capitaux hors de la zone franc estimée à 2,2 milliards de dollars (750 milliards de francs CFA) pour la seule année 1989.
En 1994, la France aurait pu utiliser sa garantie pour empêcher la dévaluation du franc CFA, qu’elle a décidée de concert avec le FMI, malgré l’opposition de la plupart des chefs d’État africains. L’effet immédiat de la dévaluation de 50 % du franc CFA par rapport au franc français a été de porter les ratios de couverture des émissions monétaires à plus de 90 %. Les mesures d’appui du gouvernement français pour atténuer les conséquences de cet ajustement nominal brutal se sont autofinancées, puisque la valeur en francs CFA du budget du ministère français de la Coopération a doublé du jour au lendemain. La nature supposée de la garantie française n’a pas échappé à l’attention d’hommes politiques et d’économistes africains avertis. Dans un ouvrage consacré à ce sujet, Mamadou Diarra, ancien directeur de l’Office des changes du Sénégal, fait remarquer, dès 1972 : «Si garantie il y a, on se demande pourquoi cette limite a été fixée à 20%, puisque l’intervention monétaire ne devrait intervenir que lorsque les avoirs extérieurs des Etats tombent à zéro. La véritable garantie monétaire ne peut jouer qu’à partir de ce moment. En effet, tant qu’un individu a encore un solde créditeur sur son compte courant, le banquier ne lui accordera aucune aide.»
Stock d’or
Les fonctionnaires français eux-mêmes reconnaissent que la garantie n’a pas été utilisée au cours des trois dernières décennies. «Le pari est qu’il en sera de même à l’avenir» selon un rapport parlementaire français. Pour sa part, le FMI a noté dans un rapport sur la CEMAC qu’ «il existe une incertitude quant à la capacité du Trésor français, lui-même intégré dans les règles plus larges de la zone euro, à fournir une telle garantie à grande échelle pour une période indéfinie». En fait, la France dispose de deux garanties qui lui permettent d’échapper à sa garantie de convertibilité. D’une part, elle peut s’assurer que la BCEAO et la BEAC constituent des stocks de réserves de change suffisants du fait de sa représentation dans leurs instances et du fait qu’elle détient habituellement la moitié de leurs réserves de change.
À cet égard, 72% du stock d’or monétaire de la BCEAO est déposé à la Banque de France. Deuxièmement, au lieu de jouer son rôle contractuel de prêteur en premier ressort, la France peut toujours faire appel au FMI lorsque les pays de la zone CFA rencontrent des problèmes de balance des paiements, c’est-à- dire lorsqu’il y a un besoin objectif d’activer sa garantie. La garantie française n’étant pas effective, la BEAC et la BCEAO sont généralement obligées de constituer des stocks de réserves de change relativement importants pour maintenir l’ancrage à l’euro. Elles y parviennent de deux manières : par le rationnement du crédit intérieur (faible croissance de la base monétaire) et par l’émission par les États de titres de dette en devises qui offrent souvent des rendements très supérieurs à ceux applicables à leurs réserves de change. Le rapport 2019 du FMI sur l’UMOA fait un constat similaire : «Entre début 2017 et fin 2018, la BCEAO a réduit son volume de refinancement aux banques d’environ 24 %. La liquidité régionale s’est néanmoins progressivement améliorée dans le sillage des euro-obligations émises par la Côte d’Ivoire et le Sénégal […] qui ont conduit à une réduction substantielle des émissions d’obligations souveraines sur le marché régional.»
En effet, en 2018, la Côte d’Ivoire et le Sénégal ont émis des euro-obligations de diverses échéances offrant des rendements compris entre 4,75 % et 6,75 % qui ont contribué à accroître les réserves de change de la BCEAO, lesquelles étaient à leur tour partiellement détenues auprès du Trésor français pour des taux inférieurs à 1 %.
Un système avantageux pour le Trésor français
Comme les soldes des comptes d’opérations de la BEAC et de la BCEAO ont été créditeurs pendant cinq des six dernières décennies de la période post- indépendance, il s’ensuit que les pays africains ont généralement mis des ressources financières à la disposition de leur garant, le Trésor français.
L’une des rares publications à avoir abordé la question de l’utilisation de ces réserves de change par le Trésor français est un rapport du Conseil économique et social français datant de 1970. Ce rapport notait que «les soldes créditeurs des comptes d’opérations constituent l’une des ressources utilisées par le Trésor français pour financer les engagements résultant des découverts dans l’exécution des lois de finances et de l’amortissement de la dette publique».
En d’autres termes, les financements mis à disposition par la BCEAO et la BEAC pourraient être utilisés par le Trésor français pour financer son déficit public. En 2019, ce constat a été confirmé par un responsable du Trésor français : «Ce qui est vrai, c’est que ces sommes [sur le compte d’opérations], qui sont très limitées, atténuent très marginalement le volume de la dette émise chaque année par l’État, puisque de facto elles sont détenues en cash sur le compte de l’État» (Deutsche Welle, 2019). Les réserves de change de la BEAC et de la BCEAO auprès du Trésor français sont relativement marginales par rapport au stock de la dette publique française, qui s’amortit sur un horizon long. En revanche, elles sont très significatives par rapport au déficit public français, un indicateur beaucoup plus pertinent. Elles représentaient 15 % du déficit public français en 2017 et plus du double de l’aide publique au développement de la France à l’Afrique subsaharienne en 2016. Bien sûr, le gouvernement français n’a aucun problème pour se financer. Il peut sans doute se passer des réserves de change des pays africains, même s’il semble en bénéficier. En 2021, alors que le Parlement français s’apprêtait à ratifier la réforme Ouattara-Macron, Jérôme Bascher, rapporteur de la commission des finances du Sénat français, notait candidement : «Sur les réserves de change détenues au Trésor français, pendant longtemps, le Trésor, et donc la République française, a gagné de l’argent sur la rémunération des dépôts. »
Une épée de Damoclès
Même en l’absence d’avantages financiers, les prérogatives associées à la garantie permettent au Trésor français d’exercer un contrôle politique important sur les pays CFA. En effet, le système du franc CFA peut être utilisé pour mettre au pas les dirigeants des pays membres qui sont en conflit avec le gouvernement français. La façon habituelle d’utiliser le système CFA est d’organiser un embargo financier : restreindre l’accès du gouvernement dissident à ses comptes bancaires à la banque centrale, ou arrêter le refinancement du système bancaire national et les opérations financières avec le monde extérieur. Ce fut le cas pour le gouvernement de Laurent Gbagbo en 2011 en Côte d’Ivoire et début 2022 pour le gouvernement d’Assimi Goita au Mali. Ces mesures répressives constituent une violation des textes qui régissent le fonctionnement de la BCEAO et de l’UMOA. Le système CFA, épée de Damoclès potentielle sur les dirigeants dissidents, a la vertu de ne pas engendrer de coûts de gestion importants pour le Trésor français. En effet, les taux d’intérêt qu’il offre aux dépôts de la BEAC et de la BCEAO ont souvent été négatifs en termes réels (c’est-à-dire que les taux d’intérêt nominaux sont inférieurs aux taux de l’inflation). Comme l’a observé l’économiste Joseph Tchundjang Pouemi (2000) au début des années 1980, cela signifie que ces deux banques centrales ont payé le Trésor français en termes réels pour détenir en leur nom une partie de leurs réserves de change ! Après la grande crise financière, les politiques monétaires non conventionnelles (assouplissement quantitatif, politiques de taux d’intérêt zéro) se sont souvent traduites par des rendements réels négatifs d’une année sur l’autre. Les actifs détenus dans les comptes d’opérations étaient rémunérés sur la base du taux de la facilité de prêt marginal de la BCE, qui est passé de 5,25 % en juillet 2008 à 0,25 % en mars 2016. Compte tenu des rendements réels négatifs enregistrés entre 2010 et 2013, les pays du CFA ont négocié avec le gouvernement français un taux plancher de 0,75 %.
Dans le cas de la BCEAO, avec la clôture de son compte d’opérations, ce taux plancher ne s’applique plus. On peut penser qu’il n’était plus économique pour l’État français de payer un taux d’intérêt de cette ampleur dans un contexte où il pouvait émettre de la dette à des taux nuls ou négatifs sur les marchés. Dès lors, la BCEAO a investi la majeure partie des avoirs qu’elle détenait auparavant sur le compte d’opérations dans des instruments de dette souveraine libellés en euros. Faute de transparence, on ne peut exclure a priori l’hypothèse que ces avoirs aient quitté la poche gauche du Trésor français pour atterrir dans sa poche droite selon différents arrangements contractuels, ou médiatisés par le marché.
L’ancrage à l’euro en tant qu’arrangement politique
Un point souvent négligé dans les discussions sur les régimes de change souhaitables pour les pays CFA est que Paris ne peut fournir une «garantie» que dans sa propre monnaie. En d’autres termes, tant que les pays africains s’en tiendront à la garantie française, ils devront se contenter de l’ancrage à l’euro. L’ancrage du franc CFA à l’euro s’explique essentiellement par des considérations politiques, notamment par la volonté de la France de maintenir à tout prix la zone franc et de continuer à exercer son influence en faisant valoir son rôle de garant. La zone franc aurait pu disparaître avec la dévaluation de 1994. À l’époque, il était clair que le degré de surévaluation du franc CFA variait considérablement d’un pays à l’autre. Par conséquent, un taux de dévaluation uniforme de 50 % n’était pas économiquement justifié, comme l’ont souligné certains économistes du FMI. Une telle mesure était une «prime au laxisme et à la mauvaise gestion macroéconomique» ; mais c’était le prix à payer pour le maintien de la zone franc. En conséquence, certains pays se sont vus imposer des niveaux d’inflation plus élevés et une augmentation du poids de leur dette extérieure en francs CFA.
L’abandon du franc pour l’euro à partir de 1999 a également été l’occasion de mettre fin à la zone franc ou de la réformer. À l’époque, de nombreux économistes africains décourageaient l’arrimage du franc CFA à l’euro, craignant une perte d’autonomie monétaire et de compétitivité plus importante qu’auparavant. Mais ils n’ont pas été entendus. La France a pris sur elle de négocier avec ses voisins européens l’arrimage du franc CFA à l’euro. Le compromis trouvé fut formalisé dans la décision du Conseil de l’Union européenne du 23 novembre 1998, qui place depuis lors les francs CFA et comorien sous la double tutelle de la France et des autorités politiques et monétaires de la zone euro. Il va sans dire que le choix opéré jusqu’à présent en faveur de l’ancrage à l’euro n’a pas été motivé par des considérations économiques telles que la corrélation entre les cycles économiques, la structure des échanges et l’identification de la monnaie de référence pour les flux commerciaux et financiers.
Se désolidariser de l’euro
Les cycles économiques de la zone euro ne sont pas nécessairement synchronisés avec ceux des pays de la zone franc, qui dépendent souvent de l’évolution des prix des matières premières. Avec l’euro comme ancrage nominal, les pays de la zone franc héritent de la politique monétaire rigide de la BCE, qui s’est principalement concentrée sur le maintien d’une inflation faible. Un tel cadre macroéconomique n’est pas adapté au contexte des pays en développement, dont la population est majoritairement jeune, et qui doivent donner la priorité à la transformation structurelle de leurs économies. De même, l’évolution des relations commerciales entre la zone euro et les pays de la zone franc montre la nécessité de se désolidariser de l’euro. Outre la géographie changeante des relations commerciales des pays CFA avec le reste du monde, il y a l’aspect crucial de l’espace monétaire dans lequel ils opèrent. Les pays de la zone CFA ont choisi l’euro comme ancrage nominal, même si les produits qu’ils exportent sont libellés en dollars américains, tout comme la plupart de leurs importations. Ils souffrent de devoir garantir un « privilège exorbitant » à la France dans un monde dominé par le « privilège exorbitant » du dollar. Il en résulte inévitablement un grand écart monétaire. Les pays de la zone CFA se trouvent en permanence en porte-à-faux par rapport aux cycles commerciaux et financiers mondiaux induits par le dollar américain.
Lorsque l’euro s’apprécie par rapport au dollar, comme ce fut le cas entre 2002 et 2008, les pays de la zone CFA perdent leur compétitivité en termes de prix. Lorsque l’euro se déprécie, comme cela a été le cas au cours de la période récente, les pays de la zone CFA gagnent en compétitivité en termes de prix nominaux, mais souffrent de l’inflation importée et du poids accru de la dette libellée en dollars et exprimée en francs CFA. L’inadéquation de l’ancrage du franc CFA à l’euro est particulièrement évidente dans le cas des cinq pays producteurs de pétrole de la CEMAC. Le prix du pétrole étant fixé en dollars, la plupart des exportateurs de pétrole opèrent sur la base d’un taux de change flottant (Russie, Norvège, etc.) ou optent pour un panier de devises (Libye, Koweït) lorsqu’ils ne sont pas sur un taux de change fixe avec le dollar (Arabie saoudite, Qatar, etc.). Les pays de la CEMAC sont les seuls pays producteurs de pétrole au monde à maintenir une parité fixe avec l’euro.
En général, en dehors des 14 pays CFA et des Comores, il n’y a que dix autres pays dans le monde dont la monnaie est rattachée à l’euro (Sao Tomé-et-Principe, le Cap-Vert et huit pays européens, généralement des petits pays comme le Kosovo, le Monté*** et Saint-Marin). En vertu de l’accord de coopération et de la convention de compte d’opérations entre les pays de la CEMAC et le gouvernement français, la BEAC est tenue de déposer la moitié de ses réserves de change auprès du Trésor français. Les dépôts sur le compte d’opérations étant effectués en euros, la BEAC doit souvent convertir une part importante de ses réserves en dollars américains sur le marché des changes de Paris.
Cela crée sans aucun doute des charges financières inutiles pour les pays de la CEMAC, qui sont la contrepartie des rentes obtenues par le secteur financier français. Nous le voyons, bien que la « garantie » française soit purement nominale, elle contribue à légitimer l’ingérence du gouvernement français dans les affaires économiques et monétaires de la plupart de ses anciennes colonies africaines. Elle doit être analysée comme une garantie institutionnelle des intérêts français. Tout projet de réforme du régime de change du franc CFA devra mettre fin à ce mythe.
En termes pratiques, cela nécessitera que les pays de la zone CFA, individuellement ou collectivement, décident de mettre fin à l’accord de coopération monétaire avec la France et à la convention de compte d’opérations/garantie qui l’accompagne. Il est temps que les pays de la zone CFA se souviennent des sages paroles écrites par Mamadou Diarra voici 50 ans : «La garantie monétaire implique pour ces États la renonciation à un moyen d’action essentiel, mieux : à un pouvoir souverain, celui d’organiser et d’orienter, comme ils l’entendent, leur économie, en fonction de leurs propres besoins, et de se doter de structures leur permettant, notamment, de se prémunir contre les conséquences des fluctuations et des déséquilibres survenant dans d’autres.»
Ndongo Samba Sylla, économiste sénégalais.
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Michel Nadim Kalife, économiste togolais
La seule garantie de la France, dont le PIB représente 26 fois le PIB de toute l’UEMOA, suffit à dissuader tout spéculateur cambiaire de jouer contre le FCFA
Ndongo Samba Sylla a ignoré totalement la géopolitique monétaire internationale où les spéculateurs cambiaires interviennent sur les marchés monétaires pour faire chuter les cours de change de diverses monnaies nationales en spéculant sur leurs valeurs futures à la baisse. C’est ainsi que dans les années 1980, avant que la Lire italienne ne soit intégrée dans le serpent monétaire européen pour la protéger, cette lire avait perdu 20% de sa valeur de change suite à l’assaut du cambiste George Soros. Il en fut de même pour la Livre Sterling quelques mois plus tard.
Or, la seule garantie de la France, dont le PIB représente 26 fois le PIB de toute l’UEMOA, suffit à dissuader tout spéculateur cambiaire de jouer contre le FCFA.
par contre, le Naïra, alors que le PIB du Nigeria représente plus de 10 fois le PIB de l’UEMOA, n’arrive pas à résister aux assauts des spéculateurs qui précipitent sa baisse au moindre signe d’affaiblissement de l’économie nigériane. C’est encore pire pour le Ghana dont le CEDI a été dévalué beaucoup plus souvent que le Naïra !
Quant aux avantages de la Banque de France de recueillir les dépôts de la BCEAO, il faut savoir que ces dépôts ne représentent que 2% des réserves de change de la France.
Par contre, malgré l’ancienne règle de déposer à la BdF d’abord 50% puis 20% des réserves de la BCEAO, la banque centrale y déposait plus de 90% parce que la BdF les rémunérait à 0,75% au-dessus du taux international. Et cela ne relevait d’aucune obligation contractuelle ! Tout simplement, la France cherche à sauvegarder ses liens avec la zone FCFA et cela fournit à la BCEAO un supplément de recettes d’environ 80 milliards de Fcfa par an, de quoi lui permettre de financer les investissements de l’UEMOA dans les infrastructures des pays membres.
Les anti-FCFA ignorent ces avantages uniques du Fcfa qui protègent en outre le pouvoir d’achat des populations modestes contrairement aux populations des pays non Fcfa dont les épargnants se protègent contre l’érosion de leur monnaie nationale en la fuyant pour racheter des Fcfa qui garnissant leurs coffres-forts !
Ce sont des gens passionnels qui sont aveuglés par leur passion anti-française sans véritable raison autre que leur formatage par la propagande anti-française des 200 réseaux russes de Poutine qui sillonnent l’Afrique subsaharienne depuis 2014 quand il a envahi militairement la Crimée…